«L'Ancien Régime est sorti de la société féodale. A
cela nul ne contredit. Quant à la féodalité, elle a été produite, en
cette époque étonnante qui s'étend du milieu de Xe au milieu du XI'
siècle, par la vieille famille française transformant en institutions
publiques ses institutions privées.
«Dans le courant des IX' et Xe siècles, la succession
des invasions barbares, normandes, hongroises, sarrasines, avait plongé
le pays dans une anarchie où toutes les institutions avaient sombré. Le
paysan abandonnait ses champs dévastés pour fuir la violence; le peuple
se blottissait au fond des forêts ou des landes inaccessibles, il se
réfugiait sur les hautes montagnes. Les liens qui servaient à unir les
habitants du pays ont été rompus; les règles coutumières ou législatives
ont été brisées; la société n'est plus gouvernée par rien.
«C'est dans cette anarchie que s'accomplit le travail
de reconstruction sociale, par la seule force organisée qui fût demeurée
intacte, sous le seul abri que rien ne peut renverser, car il a ses
fondements dans le coeur humain: la famille.
«Emmi la tourmente la famille résiste, se fortifie;
elle prend plus de cohésion. Obligée de suffire à ses besoins, elle se
crée les organes qui lui sont nécessaires pour le travail agricole et
mécanique, pour la défense à main armée. L'Etat n'existe plus, la
famille en prend la place. La vie sociale se resserre autour du foyer;
aux limites de la maison et du finage se borne la vie commune; elle se
borne aux murs de la maison et à son pourpris.
«Petite société, voisine, mais isolée de petites
sociétés semblables qui sont constituées sur le même modèle.
«Au début de notre histoire le chef de famille
rappelle le pater-familias antique. Il commande au groupe qui se presse
autour de lui et porte son nom, il organise la défense commune, répartit
le travail selon la capacité et les besoins de chacun. Il «règne», le
mot est dans les textes, en maître absolu. Il est appelé «sire». Sa
femme, la mère de famille, est appelée «dame», domina. [...]
«La famille est devenue pour l'homme une patrie et
les textes latins de l'époque la désignent par ce mot patria, aimée
d'une tendresse d'autant plus forte qu'elle est là, vivante et concrète,
sous les yeux de chacun. Elle fait immédiatement sentir sa puissance, sa
douceur aussi; solide et chère armure, protection nécessaire. Sans la
famille l'homme ne pourrait subsister.
«Ainsi se sont formés les sentiments de solidarité
qui unirent les uns aux autres les membres de la famille et qui, sous
l'action d'une tradition souveraine, iront se développant et se
précisant (1).»