Plinio Corrêa de Oliveira

 

Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine

© pour cette 2ème édition française: Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII

Septembre, 1995


Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.

PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine

GNP = Allocution à la Garde noble pontificale

Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur.

Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993).

Traduit du portugais par Catherine Goyard

1ère édition française: Editions Albatros, 1993.

Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).


DOCUMENT IX

 

Caractère familial du gouvernement féodal

Le roi, père de son peuple

 

Pour bien illustrer le caractère familial du gouvernement féodal, il convient de transcrire un passage de l'important ouvrage de Mgr Henri Delassus, L' esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l'état, où sont décrites les origines de ce régime.

Mais il a semblé nécessaire auparavant, pour donner tout son relief à la matière traitée, d'offrir au lecteur quelques données biographiques sur cet auteur, personnalité remarquable dans la lutte que l'Eglise a entreprise en France contre les assauts du libéralisme et du modernisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

1. Quelques traits biographiques

Mgr Henri Delassus (1836-1921), ordonné prêtre en 1862, exerça son ministère comme curé à Valenciennes (Saint-Géry) et Lille (Sainte-Catherine et Sainte-Marie-Madeleine). En 1874 il fut nommé chapelain de la basilique Notre-Dame de la Treille (Lille), chanoine honoraire en 1882 et prélat domestique du Pape en 1904. En 1911 il fut promu protonotaire apostolique, et devint en 1914 chanoine du diocèse de Lille, nouvellement créé, et doyen du chapitre de la cathédrale.

En tant qu'écrivain, il a publié les ouvrages suivants:

Histoire de Notre Dame de la Treille, Patronne de Lille (1891), L'Américanisme et la Conjuration Antichrétienne (1899), Le problème de l' heure présente: antagonisme de deux civilisations (2 vol., 1904), L'Encyclique Pascendi Dominici gregis et la démocratie (1908), Vérités sociales et erreurs démocratiques (1909), La conjuration antichrétienne: le temple maçonique voulant s'élever sur les ruines de l'Eglise catholique (préface du Cardinal Merry del Val, 3 vol., 1910), Condamnation du modernisme dans la censure du Sillon (1910), La question juive (extrait de La conjuration antichrétienne, 1911), La Démocratie Chrétienne: Parti et École vus du Diocèse de Cambrai (1911), La mission posthume de Jeanne d'Arc et le règne social de Jésus-Christ (1913), Les pourquoi de la Guerre mondiale: réponses de la justice divine, de l'histoire, de la bonté divine (3 vol., 1919-1921).

Comme journaliste, il collabora, à partir de 1872, au périodique Semaine religieuse du diocèse de Cambrai, dont il se rendit propriétaire, directeur et principal rédacteur en 1874. Il fit de cette publication «un bastion contre le libéralisme, le modernisme, et toutes les formes de conspiration antichrétienne dans le monde». Avec la création du diocèse de Lille, cette revue prit le nom de Semaine religieuse du diocèse de Lille, devenant l'organe officiel de l'évêché en 1919.

Mgr Delassus — qui avait été ordonné prêtre sous Pie IX — exerça la plupart des activités de son ministère sous Léon XIII et saint Pie X; il mourut durant le pontificat de Benoît XV. Toujours soucieux des grandes préoccupations qui marquèrent le vie de l'Eglise durant ces pontificats, il participa activement à d'ardentes polémiques. La façon dont Mgr Delassus envisageait les problèmes religieux, sociaux et politiques de l'Europe et de l'Amérique de son temps présentait une profonde affinité avec celles de Pie IX et de saint Pie X, orientation qu'il défendit avec intelligence, culture et extrême vaillance, aussi bien sous le règne de ces deux pontifes que sous celui de Léon XIII.

Comme l'on sait, l'interprétation que ce dernier donnait aux panoramas religieux, social et politique de l'Europe et de l'Amérique pendant la même période, soit comme évêque de Pérouse soit comme Pape, ne coïncidait pas en de nombreux points — dans la mesure où cela peut arriver entre papes — avec l'interprétation de Pie IX et de saint Pie X. Au temps de Léon XIII, la fidélité de Mgr Delassus à la ligne de pensée et d'action qu'il avait suivie sous Pie IX et continuerait à suivre durant le pontificat suivant était de nature à l'exposer, de la part de la Curie romaine, à des avertissements et mesures préventives, probablement pénibles pour lui. Il les reçut dans toute la mesure prescrite par les lois de 1 'Eglise, mais en utilisant aussi toute la marge de liberté que ces lois lui assuraient.

Il fut ainsi l'objet d'avertissements de la part des autorités locales, et du Saint Siège lui-même, à cause de ses attaques contre le Congrès ecclésiastique de Reims (1896) et contre le Congrès de la démocratie chrétienne (1897). En 1898, une lettre du père Sébastien Wyart lui fit savoir que ses articles polémiques déplaisaient au Vatican. Aussitôt après, le Saint Siège demanda à Mg Delassus de cesser «sa campagne réfractaire et ses polémiques violentes». En 1902, le cardinal Rampolla demanda à Mgr Sonnois, évêque de Cambrai, d'envoyer un avertissement au journal de Mgr Delassus, la Semaine Religieuse.

L'avènement de saint Pie X au trône pontifical allait réparer largement les mécomptes subis par Mgr Delassus. Le saint Pontife comprit, admira et soutint clairement (1) le vaillant polémiste, tout comme celui-ci appuya sans réserves la lutte antilibérale et antimoderniste de saint Pie X. En reconnaissance pour cette lutte, le valeureux prêtre fut nommé par saint Pie X prélat domestique en 1904, puis protonotaire apostolique en 1911. Il reçut aussi la charge de doyen du chapitre de la cathédrale de Lille en 1914.

Pendant la guerre, Mgr Delassus suspendit de façon bien explicable ses polémiques tout comme le firent, au profit de l'union nationale contre l'adversaire externe, les polémistes français de tous bords. A l'aube de la paix, en 1918, Mgr Delassus ralluma sa flamme. Cette flamme sacrée s'éteignit peu après avec sa mort (2).

(1) A l'occasion de ses noces d'or sacerdotales, Mgr Delassus reçut de saint Pie X la lettre suivante:

 «Cher fils, salut et Bénédiction apostolique

«Nous avons appris avec joie que sous peu de jours vous achèverez la cinquantième année de votre sacerdoce. Nous vous en félicitons de tout coeur, demandant à Dieu pour vous toutes sortes de prospérités.

«Nous Nous sentons porté à cet acte de bienveillance et par votre dévotion à Notre personne, et par les témoignages non équivoques de votre zèle, qui vous ont fait bien mériter, Nous le savons, soit de la doctrine catholique, que vous défendez, soit de la discipline ecclésiastique, que vous maintenez, soit enfin de toutes ces oeuvres catholiques que vous soutenez et dont Notre époque a un si grand besoin.

«A cause de tant de saints travaux, c'est de grand coeur que Nous vous accordons des louanges méritées et que Nous vous donnons bien volontiers, cher fils, la Bénédiction apostolique, gage des grâces célestes et en même temps témoignage de Notre bienveillance.

«Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 14 juin 1912, la neuvième année de Notre Pontificat. «Pie X, Pape.» (Actes de Pie X, Maison de la Bonne Presse, Paris, 1936, t.V1I, p.238).

(2) Cf. Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, vol. 4 «Lille — Flandres», Beauchesne, Paris, 1990.

2. La patrie, domaine du père

Après avoir rappelé, dans son ouvrage L' esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l'état, la thèse de Fustel de Coulanges selon laquelle la famille était la cellule-mère de la société antique, Mg- Delassus montre que cette thèse s'applique aussi aux origines de la civilisation actuelle:

«Nous voyons les groupements sociaux se constituer de même façon aux origines de notre monde moderne.

«La famille, en s'étendant, a formé chez nous la Mesnie (Mesnie, Magnie: maison, famille, comme on dit encore aujourd'hui la Maison de France), comme elle avait formé la phratrie chez les Grecs et la gens chez les Romains. "Les parents groupés autour de leur chef, dit M. Flach (Les origines de l'ancienne France), forment le noyau d'un compagnonnage étendu, la mesnie. Les textes du Moyen-Age, chroniques et chansons de geste, nous montrent la mesnie, étendue par le patronat et la clientèle, comme correspondant exactement à la gens des Romains." Puis, M. Flach montre comment la mesnie se développant à son tour produisit le fief, famille plus étendue dont le suzerain est encore le père; si bien, que pour désigner l'ensemble des personnes réunies sous la suzeraineté d'un chef féodal, on rencontre fréquemment dans les textes des XIIe et XIIIe siècles, époque où le régime féodal eut son plein épanouissement, le mot familia. "Le baron, dit M. Flach, est avant tout un chef de famille." Et l'historien cite des textes où le père est assimilé expressément au baron, le fils au vassal.

«"Une plus grande étendue fait le haut baron." Du petit fief sort le grand fief. L'agglomération des grands fiefs formera les royaumes.

«C'est ainsi que s'est faite notre France. Le langage en témoigne aussi bien que l'histoire.

«L'ensemble des personnes placées sous l'autorité du père de famille est appelé: familia. A partir du Xe siècle, l'ensemble des personnes réunies sous l'autorité du seigneur, chef de la mesnie, est appelé : familia. L'ensemble des personnes réunies sous l'autorité du baron, chef du fief féodal, est appelé: familia. Et nous verrons que l'ensemble des familles françaises fut gouverné comme une famille. Le territoire sur lequel s'exerçaient ces diverses autorités, qu'il s'agisse d'un chef de famille, du chef de la mesnie, du baron féodal ou du roi, s'appelle uniformément dans les documents patria, le domaine du père. "La patrie, dit M. Franz Funk-Brentano, ce fut à l'origine le territoire de famille, la terre du père. Le mot s'étendit à la seigneurie et au royaume entier, le roi étant le père du peuple. L'ensemble des territoires sur lesquels s'exerçait l'autorité du roi s'appelait donc Patrie" (3).»

(3) Mgr Henry Delassus, L’esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l’état, Société Saint-Augustin, Desclée de Brouwer, Lille, 1910, p. 16-17.