© pour cette 2ème édition française: Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et
Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII
Septembre, 1995 |
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Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales
ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir
ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.
PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine
GNP = Allocution à la Garde noble pontificale
Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères
gras par l'auteur.
Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções
de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa,
1993).
Traduit du portugais par Catherine Goyard
1ère édition française: Editions Albatros, 1993.
Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan),
en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton
Press, Lanham MD, USA).
un Etat issu de sociétés patriarcales
L'oeuvre de Fustel de Coulanges (1), la Cité antique,
accueillie d'abord avec enthousiasme, a fait plus tard l'objet de
restrictions. Certains lui reprochèrent même un caractère trop
systématisé.
Ce nonobstant, l'érudition exemplaire, la lucidité de
la pensée et la clarté de la présentation font de la Cité antique un vrai
chef-d'oeuvre dans son genre.
(1) Historien
français (1830-1889), professeur d'histoire médiévale à la Sorbonne et
directeur de l'Ecole normale supérieure. Outre la Cité antique, il est
l'auteur de l'Histoire des institutions de l'ancienne France qui analyse
la formation du régime féodal dans ce pays, et d'autres livres encore.
1. Les mots
genitor et pater ont des significations différentes, et
celui-ci se présente comme synonyme de rex
«Grâce à la religion domestique, la famille était un
petit corps organisé, une petite société qui avait son chef et son
gouvernement. Rien, dans notre société moderne, ne peut nous donner une
idée de cette puissance paternelle. Dans cette antiquité, le père n'est
pas seulement l'homme fort qui protège et qui a aussi le pouvoir de se
faire obéir: il est le prêtre, il est l'héritier du foyer, le
continuateur des aïeux, la tige des descendants, le dépositaire des
rites mystérieux du culte et des formules secrètes de la prière. Toute
la religion réside en lui.
«Le nom même dont on l'appelle, pater, porte en soi
de curieux enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en
sanscrit: d'où l'on peut déjà conclure que ce mot date d'un temps où les
ancêtres des Hellènes, des Italiens et des Hindous, vivaient encore
ensemble dans l'Asie centrale. Quel en était le sens et quelle idée
présentait-il alors à l'esprit des hommes? On peut le savoir, car il a
gardé cette signification première dans les formules de la langue
religieuse et dans celle de la langue juridique. [...] De même dans la
langue juridique le titre de pater ou paterfamilias pouvait être donné à
un homme qui n'avait pas d'enfant, qui n'était pas marié, qui n'était
même pas en âge de contracter le mariage. L'idée de paternité ne
s'attachait donc pas à ce mot. La vieille langue en avait un autre qui
désignait proprement le père et qui, aussi ancien que pater, se trouve,
comme lui, dans les langues des Grecs, des Romains et des Hindous
(gânitar, genneter, genitor). Le mot pater avait un autre sens. Dans la
langue religieuse, on l'appliquait à tous les dieux; dans la langue du
droit, à tout homme qui ne dépendait d'aucun autre et qui avait autorité
sur une famille et sur un domaine, pater familias. Les poètes nous
montrent qu'on l'employait à l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer.
L'esclave et le client le donnaient à leur maître. Il était synonyme des
mots rex, hânas, basileus. Il contenait en lui, non
pas l'idée de paternité, mais celle de puissance, d'autorité, de dignité
majestueuse.
«Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille
jusqu'à pouvoir devenir peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà
assurément un fait bien significatif et qui paraîtra grave à quiconque
veut connaître les antiques institutions. L'histoire de ce mot suffit
pour nous donner une idée de la puissance que le père a exercée
longtemps dans la famille, et du sentiment de vénération qui s’attachait
à lui comme à un pontife et à un souverain (2). »
(2) N. D.
Fustel DE COULANGES, la Cité antique, Librairie Hachette, Paris, livre
II, p.96 à 98.
«Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre
souvent, il est bon de demander aux termes de la langue tous les
enseignements qu'ils peuvent donner. Une institution est quelquefois
expliquée par le mot qui la désigne. Or, le mot gens est exactement le
même que le mot genus, au point qu'on pouvait le prendre l'un pour
l'autre et dire indifféremment gens Fabia et genus Fabium; tous les deux
correspondent au verbe gignere et au substantif genitor absolument comme
génos correspond à gennâs et à gonéus. Tous ces mots portent en eux
l'idée de filiation. [...] Que l'on compare à tous ces mots ceux que
nous avons l'habitude de traduire par "famille", le latin familia, le
grec oïkos. Ni l'un, ni l'autre, ne contient en lui le sens de
génération ou de parenté. La signification vraie de familia est
propriété; il désigne le champ, la maison, l'argent, les esclaves et
c'est pour cela que les Douze Tables disent, en parlant de l'héritier,
familiam nancitor, qu'il prenne la succession. Quant à oïkos, il est
clair qu'il ne présente à l'esprit aucune autre idée que celle de
propriété ou de domicile. Voilà cependant le mot que nous traduisons
habituellement par famille. Or, est-il admissible que des termes dont le
sens intrinsèque est celui de domicile ou de propriété aient pu être
employés souvent pour désigner une famille, et que d'autres mots dont le
sens interne est filiation, naissance, paternité, n'aient jamais désigné
qu'une association artificielle? Assurément cela ne serait pas conforme
à la netteté et à la précision des langues anciennes. Il est indubitable
que les Grecs et les Romains attachaient au mot gens et génos l'idée
d'une origine commune. [...]
«Tout nous présente la gens comme unie par un lien de
naissance. [...]
«Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une
association de familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle
pouvait indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des
branches nombreuses; ce n'était toujours qu'une famille.
«Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la
formation de la gens antique et de sa nature, si l'on se reporte aux
vieilles croyances et aux vieilles institutions que nous avons observées
plus haut. On reconnaîtra même que la gens est dérivée tout
naturellement de la religion domestique et du droit privé des anciens
âges. [...] En observant ce qu'était l'autorité dans la famille
ancienne, nous avons vu que les fils ne se séparaient pas du père; en
étudiant les règles de la transmission du patrimoine, nous avons
constaté que, grâce au principe de la communauté du domaine, les frères
cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, tombeau, patrimoine,
tout cela à l'origine était indivisible. La famille l'était par
conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille indivisible,
qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle en siècle
son culte et son nom, c'était véritablement la gens antique. La gens
était la famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa religion
lui commandait, et ayant atteint tout le développement que l'ancien
droit privé lui permettait d'atteindre.
«Cette vérité admise, tout ce que les écrivains
anciens nous disent de la gens devient clair. L'étroite solidarité que
nous remarquions tout à l'heure entre ses membres n'a plus rien de
surprenant: ils sont parents par la naissance (3).»
(3) N. D.
Fustel DE COULANGES, la Cité antique, p. 118 à 122.
«On peut donc entrevoir une longue période pendant
laquelle les hommes n'ont connu aucune autre forme de société que la
famille. [...]
«Chaque famille a sa religion, ses dieux, son
sacerdoce. [...] Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa
part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion.
[...] Enfin, chaque famille a son chef, comme une nation aurait son roi.
Elle a ses lois, qui sans doute ne sont pas écrites, mais que la
croyance religieuse grave dans le coeur de chaque homme. Elle a sa
justice intérieure au-dessus de laquelle il n'en est aucune autre à
laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a rigoureusement besoin
pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la famille le possède en
soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un Etat organisé, une
société qui se suffit.
«Mais cette famille des anciens âges n'est pas
réduite aux proportions de la famille moderne. Dans les grandes
sociétés, la famille se démembre et s'amoindrit, mais en l'absence de
toute autre société elle s'étend, elle se développe, elle se ramifie
sans se diviser. Plusieurs branches cadettes restent groupées autour
d'une branche aînée, près du foyer unique et du tombeau commun (4).»
«L'étude des anciennes règles du droit privé nous a
fait entrevoir, par delà les temps qu'on appelle historiques, une
période de siècles pendant lesquels la famille fut la seule forme de
société. Cette famille pouvait alors contenir dans son large cadre
plusieurs milliers d'êtres humains. Mais dans ces limites l'association
humaine était encore trop étroite: trop étroite pour les besoins
matériels, car il était difficile que cette famille se suffit en
présence de toutes les chances de la vie; trop étroite aussi pour les
besoins moraux de notre nature. [...]
«L'idée religieuse et la société humaine allaient
donc grandir en même temps.
«La religion domestique défendait à deux familles de
se mêler et de se fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs
familles, sans rien sacrifier de leur religion particulière, s'unissent,
du moins pour la célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est
ce qui arriva. Un certain nombre de familles formèrent un groupe, que la
langue grecque appelait une phratrie, la langue latine une curie.
Existait-il entre les familles d'un même groupe un lien de naissance? Il
est impossible de l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette
association nouvelle ne se fit pas sans un certain élargissement de
l'idée religieuse. Au moment même où elles s'unissaient, ces familles
conçurent une divinité supérieure à leurs divinités domestiques, qui
leur était commune à toutes, et qui veillait sur le groupe entier. Elles
lui élevèrent un autel, allumèrent un feu sacré et instituèrent un
culte.
«Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût
son autel et son dieu protecteur. L'acte religieux y était de même
nature que dans la famille. [...]
«Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion
ou phratriarque, dont la principale fonction était de présider
aux sacrifices. Peut-être ses attributions avaient-elles été à l'origine
plus étendues. La phratrie avait ses assemblées, ses délibérations, et
pouvait porter des décrets. En elle, aussi bien que dans la famille, il
y avait un dieu, un culte, un sacerdoce, une justice, un gouvernement.
C'était une petite société qui était modelée exactement sur la famille.
«L'association continua naturellement à grandir, et
d'après le même mode. Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et
formèrent une tribu.
«Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans
chaque tribu il y eut un autel et une divinité protectrice. I...]
«La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et
portait des décrets, auxquels tous ses membres devaient se soumettre.
Elle avait un tribunal et un droit de justice sur ses membres. Elle
avait un chef, tribunus, phylobasileus (5).»
(5) N.D. Fustel
de Coulanges, la Cité antique, livre III, p. 131 à 135.
«La tribu, comme la famille et la phratrie, était
constituée pour être un corps indépendant puisqu'elle avait un culte
spécial dont l'étranger était exclu. Une fois formée, aucune famille
nouvelle ne pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient pas
davantage se fondre en une seule; leur religion s'y opposait. Mais, de
même que plusieurs phratries s'étaient unies en une tribu, plusieurs
tribus purent s'associer entre elles, à la condition que le culte de
chacune d'elles fût respecté. Le jour où cette alliance se fit, la cité
exista.
«Il importe peu de chercher la cause qui détermina
plusieurs tribus voisines à s'unir. Tantôt l'union fut volontaire,
tantôt elle fut imposée par la force supérieure d'une tribu ou par la
volonté puissante d'un homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de
la nouvelle association fut encore un culte. Les tribus qui se
groupèrent pour former une cité ne manquèrent jamais d'allumer un feu
sacré et de se donner une religion commune.
«Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas
grandi à la façon d'un cercle qui s'élargirait peu à peu, gagnant de
proche en proche. Ce sont, au contraire, de petits groupes qui,
constitués longtemps à l'avance, se sont agrégés les uns aux autres.
Plusieurs familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries une tribu,
plusieurs tribus une cité. Famille, phratrie, tribu, cité, sont
d'ailleurs des sociétés exactement semblables entre elles et qui sont
nées l'une de l'autre par une série de fédérations.
«Il faut même remarquer qu'à mesure que ces
différents groupes s'associent ainsi entre eux, aucun d'eux ne perdait
pourtant ni son individualité, ni son indépendance. Bien que plusieurs
familles se fussent unies en une phratrie, chacune d'elles restait
constituée comme à l'époque de son isolement; rien n'était changé en
elle, ni son culte, ni son sacerdoce, ni son droit de propriété, ni sa
justice intérieure. Des curies s'associaient ensuite, mais chacune
gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son chef. De la tribu on
passa à la cité, mais les tribus ne furent pas pour cela dissoutes, et
chacune d'elles continua à former un corps, à peu près comme si la cité
n'existait pas. [...]
«Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus:
c'est une confédération de plusieurs groupes qui étaient constitués
avant elle et qu'elle laisse subsister. On voit dans les orateurs
antiques que chaque Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés
distinctes; il est membre d'une famille, d'une phratrie, d'une tribu et
d'une cité (6).»
(6) N. D.
FUSTEL DE COULANGES, la Cité antique, p. 143 à 145.
«Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez
les Anciens. La cité était l'association religieuse des familles et des
tribus; la ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le
sanctuaire de cette association. [...]
«Une fois que les familles, les phratries et les
tribus, étaient convenues de s'unir et d'avoir un même culte, aussitôt
on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte commun. Aussi,
la fondation d'une ville était-elle toujours un acte religieux.
«Nous allons prendre pour premier exemple Rome
elle-même. [...]
«Le jour de la fondation venu, il [Romulus] offre
d'abord un sacrifice. Ses compagnons sont rangés autour de lui; ils
allument un feu de broussailles, et chacun saute à travers la flamme
légère. L'explication de ce rite est que, pour l'acte qui va
s'accomplir, il faut que le peuple soit pur: or les Anciens croyaient se
purifier de toute tache physique ou morale en sautant à travers la
flamme sacrée.
«Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le
peuple au grand acte de la fondation, Romulus creuse une petite fosse de
forme circulaire. Il y jette une motte de terre qu'il a apportée de la
ville d'Albe. Puis, chacun de ses compagnons, s'approchant à son tour,
jette comme lui un peu de terre qu'il a apportée du pays d'où il vient.
Ce rite est remarquable, et il nous révèle chez ces hommes une pensée
qu'il importe de signaler. Avant de venir sur le Palatin, ils habitaient
Albe ou quelque autre des villes voisines. Là était leur foyer: c'est là
que leurs pères avaient vécu et étaient ensevelis. Or la religion
défendait de quitter la terre où le foyer avait été fixé et où les
ancêtres divins reposaient. H avait donc fallu, pour se dégager de toute
impiété, que chacun de ces hommes usât d'une fiction, et qu'il emportât
avec lui, sous le symbole d'une motte de terre, le sol sacré où ses
ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs mânes étaient attachés.
L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant avec lui son sol et ses
aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il pût dire en
montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée: Ceci est encore la terre
de mes pères, terra patrum, patria; ici est ma patrie, car ici sont les
mânes de ma famille (7).»
(7) N. D.
FUSTEL DE COULANGES, la Cité antique, p. 151 à 154.
«On conçoit aisément deux choses: d'abord, que cette
religion propre à chaque ville a dû constituer la cité d'une manière
très forte et presque inébranlable; il est en effet merveilleux combien
cette organisation sociale, malgré ses défauts et toutes ses chances de
ruine, a duré longtemps; ensuite, que cette religion a dû avoir pour
effet, pendant de longs siècles, de rendre impossible l'établissement
d'une autre forme sociale que la cité.
«Chaque cité, par l'exigence de sa religion même,
devait être absolument indépendante. Il fallait que chacune eût son code
particulier, puisque chacune avait sa religion et c'était de la religion
que la loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine, il ne
pouvait y avoir aucune justice supérieure à celle de la cité. Chacune
avait ses fêtes religieuses et son calendrier; les mois et l'année ne
pouvaient pas être les mêmes dans deux villes, puisque la série des
actes religieux était différente. Chacune avait sa monnaie particulière
qui, à l'origine, était ordinairement marquée de son emblème religieux.
Chacune avait ses poids et ses mesures. On n'admettait pas qu'il dût y
avoir rien de commun entre deux cités. [...]
«La Grèce n'a jamais réussi à former un seul Etat; ni
les villes latines, ni les villes étrusques, ni les tribus samnites,
n'ont jamais pu former un corps compact. On a attribué l'incurable
division des Grecs à la nature de leur pays, et l'on a dit que les
montagnes qui s'y croisent établissaient entre les hommes des lignes de
démarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes entre Thèbes
et Platée, entre Argos et Sparte, entre Sybaris et Crotone. II n'y en
avait pas entre les villes du Latium ni entre les douze cités de
l'Etrurie. La nature physique a sans nul doute quelque action sur
l'histoire des peuples, mais les croyances de l'homme en ont une bien
plus puissante. Entre deux cités voisines il y avait quelque chose de
plus infranchissable qu'une montagne: c'était la série des bornes
sacrées, c'était la différence de cultes, c'était la barrière que chaque
cité élevait entre l'étranger et ses dieux. [...]
«Pour ce motif les Anciens n'ont pu établir ni même
concevoir une autre organisation sociale que la cité. Ni les Grecs, ni
les Italiens, ni les Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la
pensée que plusieurs villes pussent s'unir et vivre à titre égal sous un
même gouvernement. Entre deux cités il pouvait bien y avoir alliance,
association momentanée en vue d'un profit à faire ou d'un danger à
repousser, mais il n'y avait jamais union complète. Car la religion
faisait de chaque ville un corps qui ne pouvait s'agréger à aucun autre.
L'isolement était la loi de la cité.
«Avec les croyances et les usages religieux que nous
avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles pu se confondre dans
un même Etat? On ne comprenait l'association humaine et elle ne
paraissait régulière qu'autant qu'elle était fondée sur la religion. Le
symbole de cette association devait être un repas sacré fait en commun.
Quelques milliers de citoyens pouvaient bien, à la rigueur, se réunir
autour d'un même prytanée, réciter la même prière et se partager les
mets sacrés. Mais essayez donc, avec ces usages, de faire un seul Etat
de la Grèce entière! [...]
«Confondre deux cités en un seul Etat, unir la
population vaincue à la population victorieuse et les associer sous un
même gouvernement, c'est ce qui ne se voit jamais chez les Anciens, à
une exception près (Rome). [...]
«Cette indépendance absolue de la cité ancienne n'a
pu cesser que quand les croyances sur lesquelles elle était fondée
eurent complètement disparu. Après que les idées eurent été transformées
et que plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés antiques,
alors on put arriver à concevoir et à établir un Etat plus grand régi
par d'autres règles. Mais il fallut pour cela que les hommes
découvrissent d'autres principes et un autre lien social que ceux des
vieux âges (8).»
(8) N. D.
FUSTEL DE COULANGES, la Cité antique, p. 237 à 241.
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