|
Plinio Corrêa de Oliveira
Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine |
||||||||||||||||||||||||||||||||
Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée. PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine GNP = Allocution à la Garde noble pontificale Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur. Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993). Traduit du portugais par Catherine Goyard 1ère édition française: Editions Albatros, 1993. Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).
CHAPITRE IVNoblesse et société chrétiennePérennité de sa mission et de son prestige dans le monde contemporainL'enseignement de Pie XII
1. Clergé, noblesse et peuple
Au Moyen Age, la société était constituée de ces trois classes, chacune avec ses charges, ses privilèges et ses honneurs spécifiques. Elle manifestait, au-delà de cette partition en trois ordres, une nette distinction entre gouvernants et gouvernés, inhérente à tout groupe social, et surtout à un pays. Participaient cependant au gouvernement non seulement le roi, mais aussi le clergé, la noblesse et le peuple, chacun à sa manière et à sa mesure. Comme l'on sait, l'Eglise et l'Etat constituaient tous les deux des sociétés parfaites, séparées l'une de l'autre, chacune demeurant souveraine dans son domaine respectif: l'Eglise sur le plan spirituel, l'Etat sur le plan temporel. Cette distinction n'empêchait pas le clergé d'avoir dans l'Etat une participation à la fonction de gouvernement. Pour bien le comprendre, il convient de rappeler rapidement en quoi consiste la mission spécifiquement spirituelle et religieuse qui concerne de façon primordiale cette catégorie sociale. Du point de vue spirituel, le clergé est l'ensemble des personnes chargées, dans l'Eglise de Dieu, d'enseigner, de gouverner et de sanctifier. Il incombe aux simples fidèles d'être enseignés, gouvernés et sanctifiés. Voilà l'ordonnance hiérarchique de l'Eglise. Nombreux sont les documents du Magistère ecclésiastique qui établissent cette distinction entre Eglise enseignante et Eglise enseignée. Saint Pie X déclare par exemple dans l'encyclique Vehementer Nos:
(1) Acta Sanctae Sedis, Romae, 1906, vol. XXXIX, p. 8-9. Cette distinction dans la sainte Eglise entre dignitaires ecclésiastiques et fidèles, gouvernants et gouvernés, est également exprimée dans plus d'un document du Concile Vatican II:
(2) Sacrosanctum Oecumenicum Concilium Vaticanum II,Constitutiones, Decreta, Declarationes, Typis Polyglottis Vaticanis, 1974, p. 154, 162 et 285. Son ministère sacré confère avant tout au clergé la mission éminente et spécifiquement religieuse de travailler au salut et à la sanctification des âmes. Cette mission produit — comme elle a toujours produit et produira jusqu'à la fin des siècles — un effet extrêmement bénéfique sur la société temporelle. Car sanctifier les âmes c'est les imprégner des principes de la morale chrétienne, et les guider dans l'observance de la loi de Dieu. Or un peuple réceptif à cette influence de l'Eglise se trouve ipso facto dans la situation idéale pour ordonner ses activités temporelles de manière à les mener avec assurance jusqu'à un haut degré de sagesse, d'efficacité et d'épanouissement. Le passage où saint Augustin décrit une société dont tous les membres seraient de bons catholiques, est célèbre. Imaginez, dit-il, «une armée de soldats tels que les forme la doctrine de Jésus-Christ, gouverneurs, maris, conjoints, parents, enfants, maîtres, serviteurs, rois, juges, contribuables et percepteurs du fisc tels que les veut la doctrine chrétienne! Et qu'ils osent [les païens] encore dire que cette doctrine est opposée aux intérêts de l'Etat! Au contraire, il leur faut reconnaître sans hésitation qu'elle est une grande sauvegarde pour l'Etat quand elle est fidèlement observée (3).» (3) Epist. 138 ad Marcellinum, chap. II, le 15, Opera omnia, tome II, Migne, col. 532. Le clergé avait ainsi reçu la mission d'affermir et de maintenir les bases morales de la civilisation parfaite qu'est la civilisation chrétienne. Par un lien naturel, l'enseignement, les oeuvres d'assistance et de charité étaient à la charge de l'Eglise qui, sans peser sur les deniers publics, assumait ainsi les services habituellement affectés, dans les Etats laïcs contemporains, aux ministères de l'Education et de la Santé publique.
Il est alors compréhensible que le clergé ait été reconnu comme la première classe de la société en raison du caractère surnaturel et sacré de sa mission spirituelle, mais aussi parce que l'exercice correct de sa mission comporte pour la société temporelle des effets essentiels. D'autre part le clergé, indépendant de tout pouvoir temporel et terrestre dans l'exercice de sa très haute mission, est un facteur actif dans la formation de l'esprit, de la mentalité de la nation. Entre le clergé et la nation existent normalement des relations mutuelles de compréhension, de confiance et d'affection, qui offrent au premier des possibilités inégalables de connaître et orienter les désirs, les préoccupations, les souffrances, en somme tous les sujets intéressant l'âme d'une population; et non seulement ceux qui intéressent l'âme mais aussi ceux qui, dans la vie temporelle, en sont inséparables. Reconnaître au clergé voix et vote dans les grandes et décisives assemblées nationales est donc, pour un Etat, un moyen précieux d'ausculter les vibrations de son coeur. Il est par conséquent naturel que, tout en conservant leurs distances dans la vie politique, des membres du clergé aient souvent été, au long de l'histoire, des conseillers écoutés et respectés du Pouvoir public, et qu'ils aient participé valeureusement à l'élaboration de certaines mesures législatives ainsi qu'à l'implantation de certaines conduites gouvernementales. Les relations du clergé avec le Pouvoir public ne se limitent cependant pas à ce cadre. Le clergé n'est pas composé d'anges vivant au ciel mais d'hommes qui, en tant que ministres de Dieu, existent et agissent in concreto sur cette terre. Le clergé fait partie de la population du pays; ses membres ont donc, envers celui-ci, des droits et des devoirs spécifiques. La protection de ces droits, l'accomplissement probe de ces devoirs se révèlent de la plus haute importance pour les deux sociétés parfaites, l'Eglise et l'Etat. Léon XIII le dit avec éloquence dans l'encyclique Immortale Dei (4). (4) «Il fut un temps où la philosophie de l'Evangile gouvernait les Etats. A cette époque l'influence de la sagesse chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions, les moeurs publiques, toutes les classes et relations de la société civile. Alors la Religion instituée par Jésus-Christ, solidement établie dans le degré de dignité qui lui est dû, était partout florissante grâce à la faveur des princes et à la protection légitime des magistrats. Alors le Sacerdoce et l'Empire étaient unis par une heureuse concorde et l'amical échange de bons offices. Organisée de la sorte, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste et subsistera, consignée qu'elle est dans d'innombrables documents que nul artifice des adversaires ne pourra détruire ou obscurcir» (Encyclique Immortale Dei, du 1-11-1885, Bonne Presse , Paris, tome H, p. 39). Le clergé se distingue ainsi des autres composantes de la nation: c'est une classe sociale parfaitement définie, partie vivante de l'ensemble du pays. En tant que tel, il a le droit de participer à la vie publique de celui-ci (5). (5) Au temps de la féodalité, cette légitime participation du clergé à la vie publique nationale présentait encore un autre aspect. Les titulaires de certains diocèses et abbayes étaient ipso facto et en même temps, les titulaires des fiefs féodaux respectifs. Ainsi les Princes-Évêques de Cologne ou de Genève, par le simple fait d'être évêques et indépendamment de leur origine noble ou plébéienne, étaient Princes de Cologne ou de Genève. Un de ces derniers a d'ailleurs été le très doux saint François de Sales, insigne Docteur de l'Eglise. En plus de ces Princes-Évêques, existaient aussi des dignitaires ecclésiastiques de moindre élévation dans la noblesse comme, au Portugal, les archevêques de Braga qui étaient en même temps les seigneurs de cette ville, ou les évêques de Coimbra qui étaient ipso facto comtes d'Arganil, (depuis le 36e Évêque de Coimbra, Mgr João Galvão, qui reçut ce titre de dom Afonso V en 1472) d'où vient le titre courant de Comtes-Évêques de Coimbra.
Après le clergé, et comme seconde classe, venait la noblesse. Son caractère était essentiellement militaire et guerrier. Lui revenaient la défense du pays contre les agressions externes ainsi que la défense de l'ordre politique et social. De plus, dans leurs terres respectives, les seigneurs féodaux cumulaient, sans dépense pour la Couronne, des fonctions un peu analogues à celles des préfets, des juges et des maires actuels. Comme on le voit, ces deux classes étaient fondamentalement ordonnées en vue du bien commun et, en compensation de leurs lourdes charges spécifiques, méritaient des honneurs et des avantages correspondants. Elles étaient, par exemple, exemptées d'impôts. Le peuple, lui, s'occupait particulièrement du travail manuel productif. Ses privilèges étaient de participer beaucoup moins à la guerre que la noblesse et d'avoir presque toujours l'exclusivité des professions les plus rentables, comme le commerce et l'industrie. Ses membres n'avaient normalement envers l'Etat aucune obligation spéciale. Ils ne travaillaient pour le bien commun que dans la mesure où chacun faisait fructifier ses intérêts personnels et familiaux légitimes. Aussi cette classe ne bénéficiait-elle pas d'honneurs spéciaux et sur elle retombait la charge des impôts. «Clergé, noblesse et peuple». La trilogie rappelle naturellement les assemblées représentatives qui caractérisaient le fonctionnement de nombreuses monarchies au Moyen Age et sous l'Ancien Régime: les Cortes au Portugal et en Espagne, les Etats généraux en France, le Parlement en Angleterre, etc. Dans ces assemblées, la représentation nationale était authentique et reflétait fidèlement la saine organisation sociale. A l'époque des Lumières, des doctrines aux philosophies politiques et sociales différentes commencèrent à conquérir certains secteurs dirigeants des pays européens. Influencé par une notion mal comprise de la liberté, le Vieux Continent commença de s'acheminer vers la destruction des corps intermédiaires, vers l'entière laïcisation de l'Etat et de la nation ainsi que vers la formation de sociétés inorganiques, représentées par un critère uniquement quantitatif: le nombre de votes. Cette transformation, qui s'est développée depuis les dernières décennies du XVIIP siècle jusqu'à nos jours, a dangereusement facilité le phénomène de dégénérescence peuple-masse, si sagement relevé par Pie XII. 2. Détérioration de l'ordre médiéval aux Temps ModernesComme cela a été dit au chapitre II, cette organisation de la société en même temps politique, sociale et économique, s'est dégradée au cours des Temps modernes (du XVe au XVIIIe siècle). A partir de ce moment, les transformations politiques et socio-économiques successives cherchèrent à mélanger toutes les classes comme à refuser, entièrement ou presque, au clergé et à la noblesse une situation juridique spéciale. Dure condition sur laquelle ces classes ne doivent pas fermer les yeux par pusillanimité: ce serait indigne de vrais clercs comme de vrais nobles. Pie XII le précise de façon saisissante dans une de ses magistrales allocutions au Patriciat et à la Noblesse romaine:
(6) PNR 1952; cf. Chapitre II. Cette situation — observe le Pape — est le point final d'un long enchaînement de faits qui donne l'impression d'une sorte de «marche fatale (7).» (7) PNR 1952. Face à ces «bien différentes formes de vie (8)» qui se constituent maintenant, les membres de la noblesse et des élites traditionnelles ne doivent pas se perdre en lamentations inutiles ni ignorer la réalité, mais au contraire prendre une attitude claire. C'est la conduite propre aux gens de valeur: «Alors que les médiocres ne savent, dans l’adversité, que faire la moue, les esprits supérieurs savent, selon l’expression classique, mais dans un sens plus élevé, se montrer "beaux joueurs (9) ", en gardant imperturbablement leur port noble et serein (10)». (8) PNR 1952. (9) En français dans le texte pontifical. (10) PNR 1952. 3. La noblesse doit se maintenir comme classe dirigeante dans le contexte social profondément transformé du monde actuelEn quoi consiste concrètement cette reconnaissance objective et virile des conditions de vie, dont «on peut penser ce qu'on veut (11)» - et que l'on n'est, par conséquent, absolument pas obligé d'applaudir — mais qui constituent une réalité palpable dans laquelle on est forcé de vivre ? La noblesse et les élites traditionnelles ont-elles perdu leur raison d'être ? Doivent-elles rompre avec leurs traditions, leur passé ? En un mot, doivent-elles se dissoudre dans la plèbe, se confondre avec elle, effacer tout ce que les familles nobles ont conservé des hautes valeurs de vertu, de culture, de style et d'éducation ? (11) PNR 1952. Une lecture trop rapide de l'allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine de 1952 pourrait conduire à une réponse affirmative. Cette réponse — c'est à remarquer — serait en désaccord flagrant avec tout ce qui avait été enseigné dans les allocutions analogues des années précédentes ainsi qu'avec certains passages de nombreuses allocutions des Papes postérieurs à Pie XII. Ce désaccord illusoire résulte surtout des passages déjà cités et d'autres qui le seront plus loin (12). (12) Cf. Chapitre VI. Même dans cette allocution de 1952, la pensée du Pape n'est pas celle-là. Pour lui, les élites traditionnelles doivent continuer à exister, et exercer une haute mission: «se peut bien que, du présent état des choses, l'un ou l’autre point vous déplaise. Mais dans l'intérêt et pour l'amour du bien commun, pour le salut de la civilisation chrétienne, dans cette crise qui, loin de s’atténuer, semble plutôt aller croissante, restez fermes dans la tranchée, sur la première ligne de défense. Vos qualités particulières peuvent trouver là, encore aujourd'hui, leur meilleur emploi. Vos noms qui, depuis un lointain passé, résonnent hautement dans les souvenirs, dans l’histoire de l'Eglise et de la société civile, évoquent les figures des grands hommes et font retentir dans vos âmes l'admonition de la voix qui vous rappelle le devoir de vous en montrer dignes (13).» (13) PNR 1952. Cette idée est encore plus claire dans l'allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine de 1958, dont un passage a déjà été mentionné (14): (14) Cf. Chapitre I.
(15) PNR 1958.
Le Pape ne désire donc pas que la noblesse disparaisse du contexte social, profondément transformé aujourd'hui. Au contraire, il invite ses membres à appliquer les efforts nécessaires pour se maintenir comme classe dirigeante et dans le vaste ensemble des catégories qui orientent le monde actuel. Il laisse apparaître en outre, dans ce désir, une nuance particulière: que la noblesse donne à son maintien parmi ces catégories un sens traditionnel, la valeur d'une continuité, le sens d'une permanence. C'est-à-dire d'une fidélité à l'un des principes qui ont constitué la noblesse dans les siècles précédents: le lien entre les inégalités sociales qui les mettent en évidence et leurs obligations spécifiques au service du bien commun. Ainsi, «les changements de formes de vie peuvent, là où l'on veut, s'accorder harmonieusement avec les traditions dont les familles du Patriciat sont dépositaires». Pie XII insiste sur la continuité de la noblesse dans le monde d'après-guerre, à condition qu'elle se montre véritablement insigne par les qualités morales qui doivent la caractériser: «Souvent, Nous référant aux contingences du temps et des événements, Nous vous avons exhortés à participer activement à la guérison des plaies produites par la guerre, à la reconstruction de la paix, à la renaissance de la vie nationale, en évitant "émigration" ou abstention; car, dans la société nouvelle, il restait encore une large place pour vous, si vous vous montriez vraiment élites et optimates [aristocrates], c'est-à-dire insignes par la sérénité de votre force d'âme, votre promptitude à l'action, votre généreuse adhésion (16).» (16) PNR 1958. 4. Moyennant une adaptation judicieuse au monde moderne la noblesse ne disparaît pas dans le nivellement généralSelon ces observations, une adaptation adéquate au monde moderne bien plus égalitaire que l'Europe d'avant la Seconde Guerre mondiale ne signifie pas pour la noblesse un renoncement à elle-même ou à ses traditions, ni sa disparition dans le nivellement général; mais au contraire, son maintien courageux comme continuation d'un passé inspiré de principes immuables, parmi lesquels le Pape relève le plus haut, la fidélité à l'idéal chrétien: «Vous vous rappellerez en outre Nos encouragements à bannir l'abattement et la pusillanimité face à l'évolution des temps et Nos exhortations à vous adapter courageusement aux nouvelles circonstances, le regard fixé sur l’idéal chrétien, véritable et impérissable titre de noblesse authentique (17).» (17) PNR 1958. Telle est l'adaptation courageuse que la noblesse doit mener à bien face à l'évolution des temps. Il ne s'agit donc pas pour les nobles de renoncer à la gloire héritée de leurs aïeux, mais de la conserver pour leurs lignages respectifs. Plus encore, cette gloire doit servir à leur action en faveur du bien commun comme contribution de prix qu'ils sont encore à même d'offrir: «Mais pourquoi, chers fils et filles, Vous avons-Nous donné alors, et vous répétons-Nous maintenant ces conseils et recommandations, si ce n'est pour vous prévenir contre d'amères désillusions, pour conserver à vos maisons l'héritage des gloires ancestrales, pour assurer à la société à laquelle vous appartenez, la contribution de prix que vous êtes encore à même de lui offrir (18) ?» (18) PNR 1958. 5. Pour correspondre aux espérances placées en elle la noblesse doit briller par les dons qui lui sont propresAprès avoir relevé encore une fois — à juste titre! — à quel point la fidélité de la noblesse à la morale catholique est importante, Pie XII trace le tableau des attributs qui permettront à la noblesse de correspondre aux espérances placées en elle. Il est très nécessaire pour cette étude de remarquer que ces qualités doivent briller en tant que fruit de longues traditions familiales évidemment héréditaires, et qu'elles constituent ainsi quelque chose de propre, de spécifique à la classe nobiliaire:
(19) PNR 1958. Le Souverain Pontife montre ici à ses illustres auditeurs une façon adéquate de répondre aux invectives de l'égalitarisme vulgaire de notre temps, opposé à la survivance de la classe nobiliaire. 6. Ceux-là même qui manifestent du mépris envers les anciennes façons de vivre ne sont pas totalement insensibles à l'éclat de la noblessePie XII relève la vigueur et la fécondité des oeuvres comme caractéristiques de l'authentique noblesse; et il incite cette dernière à participer avec ces caractéristiques au bien commun:
(20) PNR 1958. Dans ce paragraphe, Pie XII semble réfuter une objection possible d'aristocrates découragés par la vague égalitaire qui se répand sur le monde moderne: ce monde — diraient ces aristocrates — dédaigne la noblesse et rejette sa collaboration. Le Pape répond que l'on peut distinguer aujourd'hui deux tendances vis-à-vis de la noblesse: l'une «conserve un juste respect des traditions et prise la valeur du haut décorum quand il est bien fondé» de même qu'elle «ne refuse pas la coopération des hauts talents qu'il y a parmi vous»; l'autre consiste à afficher son «indifférence et peut-être son mépris pour les formes vétustes de vie» mais «ne peut se soustraire totalement à la séduction d’une vie sociale brillante». Et Pie XII mentionne des indices éloquents de cette disposition d'âme. 7. Les vertus et les qualités spécifiques des nobles se communiquent à tous les travaux qu'ils exercentLe Pape continue: «Il est cependant clair que la vigueur et la fécondité des oeuvres ne peuvent pas aujourd'hui se manifester toujours par des formes devenues désuètes. Cela ne signifie pas qu’ait été restreint le champ de votre activité; il a été au contraire élargi à la totalité des professions et des charges. A vous aussi, tout le domaine professionnel est ouvert; dans chacun de ses secteurs, vous pouvez être utiles et vous rendre insignes: dans les fonctions de l’administration publique et du gouvernement, dans les activités scientifiques, culturelles, artistiques, industrielles, commerciales (21).» (21) PNR 1958.
Le Pape évoque dans ce paragraphe le fait que, dans le régime politique et socio-économique d'avant la Révolution française, certaines professions n'étaient généralement pas exercées par les nobles, pour être considérées comme inférieures à la noblesse. Les exercer impliquait parfois même la perte de la condition nobiliaire. Le commerce, réservé la plupart du temps et en de nombreux endroits à la bourgeoisie et au peuple, peut être cité à titre d'exemple. Ces restrictions ont été abandonnées dans le courant des XIXe et XXe siècles, au point de disparaître complètement aujourd'hui. Pie XII semble souligner aussi dans ce paragraphe le fait que les perturbations dues aux deux guerres mondiales de ce siècle ont économiquement ruiné un nombre considérable de familles nobles, dont les membres furent ainsi réduits à l'exercice d'activités subalternes, impropres non seulement à la noblesse mais aussi à la haute et moyenne bourgeoisie. On peut même parler de prolétarisation de certains nobles. Devant de si dures réalités, Pie XII stimule ces branches familiales pour qu'elles ne disparaissent pas dans la banalité de l'anonymat mais qu'au contraire, en pratiquant leurs vertus traditionnelles, elles agissent avec vigueur et fécondité, et communiquent de cette façon une note spécifiquement noble à tous les travaux qu'elles exercent par choix personnel, ou qu'elles sont obligées d'accepter. Ainsi obtiendraient-elles que la noblesse soit comprise et respectée, jusque dans les conditions les plus pénibles! 8. Un exemple illustre: le foyer de race royale dans lequel naquit et vécut l'Homme-DieuCes remarquables enseignements, qui prennent pour exemple les fonctions de l'administration publique ainsi que d'autres exercées habituellement par la bourgeoisie, rappellent aussi le foyer issu de la race royale de David, à la fois princier et ouvrier, dans lequel est né et a vécu durant trente ans l'Homme-Dieu (22)! (22) Cf. Chapitre V; PNR 1941. Une réflexion analogue ressort de l'allocution de Pie XII à la Garde Noble de 1939:
(23) GNP 1939.
9. La plus haute fonction sociale de la noblesse: conserver, défendre et diffuser les enseignements chrétiens contenus dans les nobles traditions qui la distinguentDans son allocution de 1958, le Pape rappelle que le devoir de résistance morale contre la corruption moderne est une charge qui appartient aux «classes élevées parmi lesquelles se trouve la vôtre», celle du Patriciat et de la Noblesse romaine: «Nous aimerions enfin que votre influence dans la société détourne d'elle un grave danger propre aux temps modernes. Il est notoire que la société progresse et s’élève lorsque les vertus d’une classe se répandent parmi les autres; elle tombe au contraire en décadence si se communiquent de l'une à l'autre les vices et les abus. A cause de la faiblesse de la nature humaine, c'est la diffusion des vices qui se constate le plus souvent, et aujourd'hui avec une rapidité d'autant plus grande que plus faciles sont les moyens de communication, d’information et de contacts personnels, non seulement de nation à nation, mais encore entre les continents.
(24) PNR 1958. Le Saint Père définit plus spécifiquement les caractéristiques de ce devoir en ce qui concerne la noblesse; c'est un devoir de résistance avant tout dans le domaine doctrinal, mais qui s'étend aussi au terrain des moeurs:
Ce devoir est un des éléments du «profond respect des traditions que vous cultivez, et par lequel vous entendez vous distinguer dans la société». Ces traditions sont des «précieux trésors» qu'il faut que la noblesse «conserve au milieu du peuple». «C’est là peut-être la plus haute fonction sociale de la noblesse aujourd'hui; c'est certainement le plus grand service que vous puissiez rendre à l'Eglise et à la patrie (25),» déclare le Souverain Pontife. (25) PNR 1958. Conserver, défendre et diffuser les enseignements chrétiens contenus dans les nobles traditions qui la distinguent: quel plus bel usage la noblesse peut-elle faire de la splendeur des siècles passés qui, encore aujourd'hui, l'illumine et la met en valeur (26) ? (26) Sur la noblesse en tant que facteur qui prédispose à la vertu chrétienne et en stimule la pratique, voir spécialement l'admirable homélie de saint Charles Borromée reproduite dans le Document IV. 10. Devoir de la noblesse: ne pas se dissoudre dans l'anonymat mais au contraire résister au souffle de l'égalitarisme moderne
Pie XII insiste paternellement: la noblesse ne doit pas se laisser dissoudre dans l'anonymat auquel une indifférence et une hostilité très répandues visent à la conduire, au souffle du rude égalitarisme moderne. Il lui indique une autre fonction également de grande envergure: grâce à la présence agissante des traditions qu'elle cultive et irradie, la noblesse doit concourir à préserver du cosmopolitisme, qui uniformise tout, les valeurs typiques des différents peuples.
(27) PNR 1958. Concluant avec des bénédictions paternelles une allocution si expressive, le Pape lance encore un appel spécial en faveur de la continuité de la noblesse, rappelant que les enfants de race noble ont le devoir grave et honorable d'être les continuateurs, à l'avenir, des plus dignes traditions de la noblesse: «Afin que le Tout-Puissant raffermisse vos résolutions et réalise Nos voeux, [...] que descende sur vous tous, sur vos familles, particulièrement sur vos enfants, continuateurs à l'avenir de vos plus dignes traditions, Notre Bénédiction apostolique (28).» (28) PNR 1958. 11. Noblesse: catégorie particulièrement illustre de la société humaine, elle devra rendre des comptes spéciaux à Dieu
Une application de ces enseignements, riches et denses, à la noblesse contemporaine, peut se trouver dans l'allocution de Jean XXIII au Patriciat et à la Noblesse romaine du 9 janvier 1960 (l'édition de la Poliglotta Vaticana n'en contient qu'un résumé):
(29) PNR 1960. Le rôle spécifique de la noblesse contemporaine est aussi rappelé par Jean XXIII dans l'allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine du 10 janvier 1963:
(30) PNR 1963. |