Plinio Corrêa de Oliveira

 

Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine

 

© pour cette 2ème édition française: Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII

Septembre, 1995


Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.

PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine

GNP = Allocution à la Garde noble pontificale

Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur.

Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993).

Traduit du portugais par Catherine Goyard

1ère édition française: Editions Albatros, 1993.

Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).


Bénédiction des blés d'Artois ( Jules Breton )

Le peuple, qui vit et se meut par sa vie propre

"Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent dont chacun - à la place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses convictions" ( Pie XII, message radiodiffusé, Noël 1944 )

 

CHAPITRE III

Peuple et masse; Liberté et égalité: concepts véritables et concepts révolutionnaires, dans un régime démocratique

L'enseignement de Pie XII

 

Avant d'aborder les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine elles-mêmes, il convient d'épargner, à certains lecteurs influencés par le populisme radicalement égalitaire de nos jours, le choc que pourraient provoquer en eux les commentaires de ces textes; la même préoccupation concerne d'autres personnes qui — faisant partie peut-être de la noblesse ou d'autres élites traditionnelles — auraient peur que l'affirmation franche et tranquille de certaines thèses énoncées au cours de ce travail ne déclenche la colère des coryphées de ce populisme. Voilà pourquoi viennent à propos l'exposition et l'explication de la véritable doctrine catholique sur les inégalités, justes et proportionnées, dans la hiérarchie sociale comme éventuellement dans la hiérarchie politique.

1. Légitimité et nécessité d'inégalités justes et proportionnées entre les classes sociales

La doctrine marxiste de la lutte des classes affirme le caractère injuste et nocif de toutes les inégalités; la mobilisation universelle de la catégorie inférieure pour supprimer les supérieures serait donc licite: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» fut le cri bien connu par lequel Marx et Engels conclurent le Manifeste communiste de 1848 (1).

(1) Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Editions sociales, Paris, 1976, p. 72.

La doctrine catholique traditionnelle affirme au contraire la légitimité, et même la nécessité, d'inégalités justes et proportionnées entre les hommes (2): elle condamne par conséquent la lutte des classes.

(2) Cf. Document V.

Cette condamnation n'atteint évidemment pas l'engagement, ni peut-être la lutte, d'une classe visant à obtenir la reconnaissance de la position à laquelle celle-ci a droit dans le corps social, ou éventuellement dans le corps politique. Mais elle s'oppose à ce que cette attitude de défense légitime d'une classe agressée ne dégénère en guerre d'extermination des autres classes ou dans le refus de la position qui revient à chacune dans le contexte social.

Le catholique doit désirer la paix et l'harmonie mutuelle entre les classes, et non une lutte chronique, surtout lorsque cette lutte cherche l'établissement d'une égalité complète et radicale.

Tout cela serait mieux compris s'il y avait eu en Occident une diffusion adéquate des admirables enseignements de Pie XII sur le peuple et la masse.

«Liberté, que de crimes on commet en ton nom», se serait exclamée la fameuse révolutionnaire Madame Roland, peu avant d'être guillotinée, sous la Terreur (3).

(3) J. TULARD, J.F. FAYARD et A. FIERRO, Histoire et Dictionnaire de la Révolution française 1789-1799, Robert Laffont, Paris, 1987, p. 362.

En regardant l'histoire de ce XXe siècle si troublé, on pourrait s'écrier de façon analogue: «Peuple, peuple, que de folies, que d'injustices, que de crimes sont commis en ton nom par les démagogues révolutionnaires contemporains.»

C'est vrai, l'Eglise aime le peuple et se glorifie de l'avoir spécialement aimé, dès le premier instant où Elle fut instituée par le Divin Maître. Mais qu'est-ce que le peuple? Tout autre chose qu'une masse; oui, de cette masse agitée comme mer en révolte, proie facile de la démagogie révolutionnaire.

A ces masses, l'Eglise qui est mère ne refuse pas non plus son amour. Mais c'est précisément parce qu'Elle les aime, qu'Elle désire comme un bien précieux qu'on les aide à passer de la condition de masse à celle de peuple.

Tout cela n'est-il qu'un simple jeu de mots? Qu'est-ce que la masse? Qu'est-ce que le peuple?

2. Peuple et multitude amorphe: concepts distincts

Les admirables enseignements de Pie XII le disent fort bien. Ils décrivent avec clarté la concorde naturelle qui peut et doit exister entre les élites et le peuple, contrairement à ce qu'affirment les prophètes de la lutte des classes.

Dans son message radiodiffusé de Noël 1944, Pie XII déclare (4):

«Peuple et multitude amorphe, ou, comme on a coutume de dire, masse, sont deux concepts différents.

1. «Le peuple vit et se meut par sa vie propre; la masse est d’elle-même inerte, et ne peut être mue que de l'extérieur.

2. «Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun — à la place et de la manière qui lui sont propres — est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. La masse au contraire, attend l'impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre, tour à tour, aujourd'hui ce drapeau et demain cet autre.

3. «De l’exubérance vitale d'un vrai peuple se diffuse une vie, abondante et riche, dans l'État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience de leur responsabilité propre, le vrai sens du bien commun. De la force élémentaire de la masse, habilement manipulée et utilisée, l'Etat peut aussi se servir. Aux mains d'un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, l'Etat peut, en s’appuyant sur la masse devenue une pure machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple. L'intérêt commun en reste lésé gravement et pour longtemps, et la blessure devient rapidement difficile à guérir.»

(4) Les numéros qui divisent les divers passages chargés d'établir la distinction entre masse et peuple sont de l'auteur. Est également de l'auteur la formation en différents paragraphes autonomes, cela pour faciliter l'analyse du lecteur.

3. Les inégalités dérivant de la nature ne constituent nullement un obstacle pour une démocratie véritable

Le Pape distingue tout de suite la véritable démocratie de la fausse: la première est corollaire de l'existence d'un véritable peuple; la seconde, en revanche, conséquence de la réduction d'un peuple à la condition de simple masse humaine:

4. «Il en résulte clairement une autre conclusion: la masse — telle que Nous venons de la définir — est la principale ennemie de la véritable démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité.

5. «Dans un peuple digne de ce nom, le citoyen a conscience de sa propre personnalité, de ses devoirs et de ses droits; de sa propre liberté conjuguée au respect de la liberté et de la dignité des autres. Dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités, qui dérivent non du libre arbitre mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de biens, de position sociale—sans préjudice, bien entendu, de la justice et de la charité mutuelle — ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d'un authentique esprit de communauté et de fraternité. Bien plus, loin de nuire en quoi que ce soit à l’égalité civile, elles lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l'Etat, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, à la place et dans les conditions où l'ont mis les desseins et les dispositions de la Providence.»

Cette définition de la véritable et légitime «égalité civile», ainsi que des concepts corrélatifs de «fraternité» et «communauté» mentionnés dans le même paragraphe, éclaire, avec une grande richesse de pensée et propriété d'expression, ce que sont, selon la doctrine catholique, les véritables «égalité», «fraternité» et «communauté». Dans ce sens, l'«égalité» et la «fraternité» sont donc radicalement opposées à celles qu'au XVIe siècle, les sectes protestantes instaurèrent à plus ou moins grande échelle, dans leurs structures ecclésiastiques respectives; opposées aussi à la trilogie tristement célèbre que la Révolution française et ses adeptes dans le monde entier implantèrent comme devise de l'ordre civil et de l'ordre social, et que la révolution communiste de 1917 étendit enfin à l'ordre socio-économique (5).

(5) Cf. Plinio Corrêa de Oliveira, Révolution et Contre-Révolution, Editions Catolicismo, Campos, 1960, 1re Partie, Chapitre III n° 5, B, C et D. Voir aussi l’Appendice II de cet ouvrage.

Cette observation est particulièrement importante car, dans le langage courant des conversations comme des médias, ces mots sont utilisés en général dans leur sens erroné et révolutionnaire.

4. Dans une démocratie détériorée, la liberté dégénère en tyrannie et l'égalité en nivellement mécanique

Après avoir défini la véritable démocratie, Pie XII décrit la fausse:

6. «Par opposition à ce tableau de l'idéal démocratique de liberté et d'égalité dans un peuple gouverné par des mains honnêtes et prévoyantes, quel spectacle offre un Etat démocratique livré à l'arbitre de la masse ! La liberté, en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannique de donner libre cours aux impulsions et aux appétits humains, aux dépens d'autrui. L'égalité dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité monochrome: sentiment du véritable honneur, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. Il ne reste d’une part que les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie que, dans leur ingénuité, elles confondent avec ce qui en est l’esprit, avec la liberté et l’égalité; et d’autre part, les profiteurs plus ou moins nombreux qui ont su, grâce à la puissance de l'argent ou de l'organisation, s'assurer vis à vis des autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même (6).»

(6) Discorsi e Radiomessaggi di Sua Santità Pio XII, Tipografia Poliglotta Vaticana, vol. VI, p. 239-240.

C'est sur les principes de ce message radiodiffusé de Noël 1944 que se base une grande partie des enseignements adressés par Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine, ainsi qu'à la Garde Noble pontificale.

Après cette description si objective du Pape, il reste évident qu'encore aujourd'hui, dans un Etat bien ordonné, qu'il soit monarchique, aristocratique ou même démocratique, une haute et indispensable mission échoit à la noblesse et aux élites traditionnelles. C'est ce qui sera analysé à présent.

La masse, une multitude amorphe

"De la force élémentaire de la massa, habilement manipulée et utilisée, l'Etat peut aussi se servir. Aux mains d'un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, l'Etat peut, en s'appuyant sur la masse devenue une pure machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple...

"La liberté, en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannique de donner libre cours aux impulsions et aux appétits humains, aux dépens d'autrui. L'égalité dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité monochrome: sentiment du véritable honneur, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui en un mot donne à la vie sa valeurs s'effondre peu à peu et disparaît" ( Pie XII, message radiodiffusé, Noël 1944 ).

Sur la photo, mineurs de Sibérie en grève.