Plinio Corrêa de Oliveira

 

Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine

 

© pour cette 2ème édition française: Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII

Septembre, 1995


Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.

PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine

GNP = Allocution à la Garde noble pontificale

Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur.

Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993).

Traduit du portugais par Catherine Goyard

1ère édition française: Editions Albatros, 1993.

Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).


 

CHAPITRE V

 

Elites, ordre naturel, famille et tradition

Institutions aristocratiques dans les démocraties

L'enseignement de Pie XII

 

Les tours du palais de saint Louis ( actuel Palais de Justice ), dans l'île de la Cité, à Paris.

Le chapitre précédent a étudié l'enseignement de Pie XII en ce qui concerne la mission actuelle de la noblesse. Il faut maintenant analyser la doctrine du Souverain Pontife sur le rôle des élites traditionnelles — surtout celui de la noblesse — pour sauvegarder la tradition et être ainsi un facteur de progrès, sur la pérennité de ces élites et enfin sur leur parfaite compatibilité avec une véritable démocratie.

1. Des élites se forment même dans les pays sans passé monarchique ni aristocratique

La formation d'élites traditionnelles de note aristocratique est un fait si profondément naturel qu'il se manifeste même dans les pays sans passé monarchique ni aristocratique: «Même dans les démocraties de fraîche date et qui n’ont derrière elles aucun vestige de passé féodal, s’est formée, par la force même des choses, une sorte de nouvelle noblesse ou aristocratie. C'est la communauté des familles qui mettent par tradition toutes leurs énergies au service de l'Etat, de son gouvernement, de son administration et sur la fidélité desquelles celui-ci peut compter à tout moment (1).» Magnifique définition de l'essence de la noblesse, évoquant les grandes lignées de colonisateurs, défricheurs et planteurs qui ont fait progresser les Amériques pendant des siècles et qui, fidèles à leurs traditions, constituent la précieuse richesse morale de la société à laquelle elles appartiennent.

(1) PNR 1947.

2. L'hérédité dans les élites traditionnelles

Il faut avant tout rappeler un phénomène naturel lié à l'existence des élites traditionnelles: l'hérédité. «De cette chose grande et mystérieuse qu'est l'hérédité, c'est-à-dire la transmission dans une même race, de génération en génération, d'un patrimoine riche en biens matériels et spirituels; la continuité d’un même type physique et moral passant de père en fils; la tradition qui unit à travers les siècles les membres d’une même famille — de cette hérédité, disions-Nous, on peut sans doute fausser la vraie nature par des théories matérialistes. Mais on peut également, et on doit également, considérer cette si importante réalité dans la plénitude de sa vérité humaine et surnaturelle.

«On ne niera certainement pas l’existence d'un substrat matériel dans la transmission des caractères héréditaires: pour s'en étonner, il faudrait oublier l'intime union de l’âme et du corps et dans quelle large mesure nos activités, même les plus spirituelles, dépendent de notre tempérament physique. Pour cela la morale chrétienne ne manque pas de rappeler aux parents les graves responsabilités qu'ils ont à cet égard.

«Mais ce qui a le plus de valeur, c'est l'hérédité spirituelle, transmise non pas tant au moyen de ces liens mystérieux de la génération matérielle que par l’action permanente de cette ambiance privilégiée que crée la famille; par la lente et profonde formation des âmes dans l'atmosphère d'un foyer riche en hautes traditions intellectuelles, morales et surtout chrétiennes; par l’influence mutuelle de ceux qui vivent dans la même maison, influence dont les effets bienfaisants se prolongent pour beaucoup au-delà des années d'enfance et d'adolescence jusqu'au terme d'une longue vie dans ces âmes choisies qui savent mêler en elles-mêmes les trésors d'une précieuse hérédité avec leurs propres qualités et leurs propres expériences.

«Tel est le patrimoine plus précieux que tout, qui, éclairé par une foi solide, vivifié par une ferme et fidèle pratique de la vie chrétienne dans toutes ses exigences, élèvera, perfectionnera et enrichira les âmes de vos enfants (2).»

(2) PNR 1941.

Cette citation est si importante qu'elle mériterait d'être mise en valeur, de bout en bout, par des caractères gras, ce qui ne pourrait se faire qu'en surchargeant l'aspect visuel de ces pages.

3. Les élites: forces d'impulsion du véritable progrès et gardiennes de la tradition

Il existe une relation entre noblesse et tradition. Celle-là est la gardienne naturelle de celle-ci. Dans la société civile, elle est la classe chargée, plus que toute autre, de maintenir vivant le lien qui permet à la sagesse du passé de gouverner le présent sans néanmoins l'immobiliser.

a) Élites: ennemies du progrès ?

Les esprits révolutionnaires ont l'habitude de faire, contre la noblesse et les élites traditionnelles, l'objection suivante: étant traditionnelles, elles regarderaient constamment vers le passé, tournant le dos au futur où se trouve le véritable progrès. Elles empêcheraient donc la société d'atteindre ce dernier.

Pourtant, nous enseigne Pie XII, il n'y a de progrès authentique que dans la ligne de la tradition, et il n'est réel que s'il consiste, non nécessairement dans un retour au passé, mais dans un développement harmonieux de celui-ci (3). Si la tradition est rompue, la société est exposée à de terribles risques:

(3) Cf. Document VI.

«Les choses terrestres coulent comme un fleuve dans le lit du temps; le passé cède nécessairement la place et la voie à l'avenir, et le présent n’est qu’un instant fugace joignant l'un avec l’autre. C’est un fait, un mouvement, une loi; ce n’est pas un mal en soi. Le mal serait si ce présent, qui devrait être un flot tranquille dans la continuité du courant, devenait un raz-de-marée dévastant tout sur son parcours à la façon d'un typhon ou d'un ouragan et creusant dans sa furie destructrice et vorace un abîme entre ce qui fut et ce qui devait suivre. Ces bonds désordonnés que fait l'histoire dans son cours, constituent alors et déterminent ce que l'on appelle une crise, autant dire un passage dangereux qui peut aboutir au salut ou à une ruine irréparable, mais dont la solution est encore enveloppée de mystère au sein des nuages noirs des forces qui s’opposent (4).»

(4) PNR 1944.

La tradition évite aux sociétés la stagnation, ainsi que le chaos et la révolte. Protéger cette tradition, à laquelle se réfère Pie XII dans ce passage, est la mission spécifique de la noblesse et des élites analogues.

Rompent avec elle non seulement les élites qui fuient la vie concrète mais celles qui pèchent par excès contraire et qui, ignorant cette mission et reniant leur passé, se laissent absorber par le présent.

Par la force de l'hérédité, les nobles prolongent sur la terre l'existence des grands hommes du passé:

«En vous souvenant de vos aïeux, d’une certaine manière vous les revivez; et vos aïeux revivent dans vos noms et dans les titres qu’ils vous ont laissés par leurs mérites et leurs grandeurs (5).»

(5) PNR 1942.

A ce sujet, Rivarol, le brillant polémiste français opposé à la révolution de 1789 dont il était le contemporain, déclarait: «Les nobles sont des monnaies plus ou moins anciennes, dont le temps a fait des médailles» (in M. BERNICLE, Mémoires de Rivarol, Baudouin Frères, Paris, 1824, p. 212).

Cela confère à la noblesse et aux élites traditionnelles un rôle moral tout particulier, car ce sont elles qui assurent au progrès sa continuité avec le passé:

«La société humaine n’est-elle pas ou du moins ne devrait-elle pas ressembler à une machine bien ordonnée dont toutes les parties concourent au fonctionnement harmonieux de l'ensemble ? Chacune a sa fonction; chacune doit s'appliquer- à faire mieux progresser l'organisme social et, selon ses propres forces et vertus, en rechercher le perfectionnement, si elle aime véritablement son prochain et désire raisonnablement le bien et le profit de tous.

«Mais quelle partie vous a-t-on spécialement confiée, chers fils et chères filles ? Quelle mission vous a-t-on particulièrement attribuée ? Précisément celle de faciliter ce développement normal: service que, dans la machine, jouent et remplissent le régulateur, le volant, le rhéostat, qui participent à l'activité commune et reçoivent leur part de force motrice pour assurer le mouvement de régime propre à l'appareil. En d'autres termes, Patriciat et Noblesse, vous représentez et continuez la tradition (6).»

(6) PNR 1944.

b) Sens et valeur de la véritable tradition

L'estime envers la tradition est une vertu rarissime de nos jours. D'un côté parce que la passion des nouveautés, le mépris du passé, sont des états d'esprit que la Révolution (7) a rendu très fréquents; d'un autre, parce que les défenseurs de la tradition en ont parfois une conception complètement faussée. La tradition n'est pas seulement une valeur historique, ni un thème de variations sur une nostalgie romantique. Elle ne doit pas être conçue de façon exclusivement archéologique mais comme un facteur indispensable à la vie présente.

(7) Le terme «Révolution» a, dans ce livre, le même sens qui lui est attribué dans l'essai Révolution et Contre-Révolution, du même auteur. Il désigne un mouvement commencé au XVe siècle, qui tend à détruire la civilisation chrétienne et à implanter un état de choses diamétralement opposé. Sont des étapes de ce processus: la pseudo-Réforme, la Révolution française, et le communisme dans ses multiples variations et ses subtiles métamorphoses actuelles.

Le mot tradition, dit le Pape, «sonne de façon désagréable à beaucoup d’oreilles; il déplaît à bon droit quand il est prononcé par certaines lèvres. Quelques uns le comprennent mal; d'autres en font le prétexte fallacieux de leur égoïsme inactif Dans un dissentiment et un désaccord si dramatiques, nombre de voix envieuses, souvent hostiles et de mauvaise foi, plus souvent encore ignorantes ou trompées, vous interrogent et vous demandent sans égard: A quoi servez-vous ? Pour leur répondre, il convient d’abord de s’entendre sur le vrai sens et la valeur de cette tradition dont vous désirez être avant tout les représentants.

«Beaucoup d'esprits, même sincères, s'imaginent et croient que la tradition n’est rien que le souvenir, le pâle vestige d'un passé qui n'est plus, qui ne peut plus revenir, qui tout au plus est, avec vénération, avec reconnaissance si l'on veut, relégué et conservé dans un musée que peu d'admirateurs ou amis visitent. Si la tradition consistait en cela, se réduisait à cela, et comportait le refus ou le mépris de la marche vers l'avenir, on aurait raison de lui refuser respect et honneur, et il faudrait regarder avec pitié les rêveurs du passé, retardataires en face du présent et du futur, et avec une plus grande sévérité encore ceux qui, poussés par des intentions moins respectables et moins pures, ne sont que les déserteurs des devoirs de l’heure si endeuillée qui s’écoule.

«Mais la tradition est une chose très différente du simple attachement à un passé disparu: elle est à l'opposé d'une réaction qui se méfie de tout sage progrès. Son nom lui-même étymologiquement est synonyme de cheminement et de marche en avant —synonymie, non identité. En effet, tandis que le mot progrès indique seulement le fait d'aller en avant, un pas devant l'autre, en cherchant du regard un avenir incertain, la tradition signifie aussi une marche en avant mais une marche continue qui se déroule en même temps avec tranquillité et vigueur, selon les lois de la vie, échappant à l'angoissante alternative: "Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait!" . Elle ressemble à M. de Turenne (8) dont il a été dit: "Il eut dans sa jeunesse toute la prudence de l'âge avancé, et dans l’âge avancé toute la vigueur de la jeunesse" (Fléchier, Oraison funèbre, 1676).

(8) Henri de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal de France (1611-1675).

«Sous la force de la tradition, la jeunesse, éclairée et guidée par l'expérience des aïeux, s'avance d'un pas plus assuré, et la vieillesse transmet et livre avec confiance la charrue à des mains plus vigoureuses qui vont continuer le sillon commencé. Comme l'indique son nom, la tradition est le don qui passe de génération en génération, le flambeau qu'à chaque relais le coureur confie et remet dans la main d'un autre coureur sans que la course s'arrête ou se ralentisse. Tradition et progrès se complètent réciproquement avec tant d'harmonie que tout comme la tradition sans le progrès se contredirait elle-même, le progrès sans la tradition serait une entreprise téméraire, un saut dans l'obscurité.

«Non, il ne s'agit pas de ramer à contre-courant, de retourner vers les formes de vie et d'action des âges disparus, mais bien, en prenant et en suivant ce que le passé a de meilleur, d'avancer à la rencontre de l'avenir avec la vigueur immuable de la jeunesse (9).»

(9) PNR 1944; cf. Document VI.

c) Importance et légitimité des élites traditionnelles

Le souffle démagogique de l'égalitarisme qui balaie le monde contemporain tout entier crée une atmosphère d'antipathie à l'égard des élites traditionnelles, en grande partie justement à cause de leur fidélité envers la tradition. C'est là une grave injustice lorsque ces élites interprètent la tradition correctement:

«En agissant ainsi, votre vocation resplendit déjà toute tracée, grande et laborieuse, d'une façon qui devrait vous mériter la reconnaissance de tous et vous mettre bien au-dessus des accusations qui vous ont été lancées d'un côté ou de l'autre.

«Tandis que vous visez avec prévoyance à aider le vrai progrès, pour un avenir plus sain et plus heureux, ce serait de l’injustice et de l’ingratitude de vous reprocher ou de trouver déshonorant votre culte du passé, l’étude de votre histoire, l’amour de saintes coutumes, la fidélité inébranlable aux principes éternels. Les exemples glorieux ou malheureux de ceux qui ont précédé l'époque actuelle sont une leçon et une lumière devant vos pas. Il a déjà été dit à bon droit que les enseignements de l'histoire font de l'humanité un homme toujours en marche qui ne vieillit jamais. Vous vivez dans la société moderne, non comme des émigrés dans un pays étranger, mais comme des citoyens méritants et insignes, qui entendent et veulent travailler avec leurs contemporains afin de préparer l'assainissement, la restauration et le progrès du monde (10).»

(10) PNR 1944.

Que le lecteur n'imagine pas trouver dans ce sage conseil de Pie XII une omission des graves dangers résultant de la valorisation excessive de la technique moderne. En effet, voici ce qu'il enseigne à ce propos:

«La [...] technique, ayant atteint en notre siècle l'apogée de la splendeur et du rendement, paraît indéniablement se transformer, par des circonstances de fait, en un grave danger spirituel. Nous dirions qu'elle communique à l'homme moderne prosterné devant son autel, un sentiment d'autosuffisance et de satisfaction comblée vis-à-vis de ses désirs illimités de connaissance et de puissance. Par son utilisation multiple, par l'absolue confiance qu’elle suscite, par les possibilités inépuisables qu’elle promet, la technique moderne déploie autour de l'homme contemporain une vision si vaste que beaucoup sont poussés à la confondre avec l’infini lui-même. On lui attribue par conséquence une impossible autonomie qui se transforme, à son tour, dans l'esprit de quelques-uns, en une conception erronée de la vie et du monde, désignée sous le nom d’"esprit technique".

«Mais, en quoi celui-ci consiste-t-il exactement ? A considérer que la plus haute valeur de l'homme et de la vie est de tirer le plus grand profit des forces et des éléments de la nature; à fixer comme fin, de préférence à toutes les autres activités humaines, les méthodes techniquement possibles de production mécanique voyant en elles la perfection de la culture et du bonheur terrestre» (Message Radiodiffusé de Noël 1953, Discorsi e Radiomessaggi di Sua Santità Pio XII, Tipografia Poliglotta Vaticana, vol. XV, p. 522).

4. La bénédiction de Dieu illumine, protège et embrasse tous les berceaux sans toutefois les niveler

Un autre facteur d'hostilité envers les élites traditionnelles vient du préjugé révolutionnaire que toute inégalité de berceau est contraire à la justice. On admet habituellement qu'un homme puisse se signaler par mérite personnel. On n'admet point cependant que sa naissance dans un rameau illustre lui donne en soi un droit spécial aux honneurs et à l'influence. Le Saint Père, Pie XII, nous donne à ce propos un enseignement précieux:

«Les inégalités sociales, même celles liées à la naissance, sont inévitables. La nature bienveillante et la bénédiction de Dieu sur l'humanité illuminent et protègent les berceaux, les embrassent mais ne les nivellent pas. Regardez les sociétés les plus inexorablement égalisées. Aucun artifice n'a jamais pu faire que le fils d'un grand chef, d'un grand conducteur de foules, demeure en tout dans la même situation que celle d'un obscur citoyen perdu au milieu du peuple. Ces inégalités inéluctables peuvent, du point de vue païen, apparaître comme une conséquence inflexible du conflit des forces sociales et de la suprématie acquise par les uns sur les autres, par l’effet de lois aveugles qui, estime-t-on, régissent l'activité humaine de manière à aboutir au triomphe des uns comme au sacrifice des autres; mais un esprit instruit et éduqué chrétiennement ne peut au contraire les considérer que comme une disposition voulue par Dieu qui, dans un dessein semblable, établit des inégalités dans la famille, destinées à unir davantage les hommes entre eux dans leur voyage de la vie présente vers la patrie du ciel, les uns aidant les autres, comme le père aide la mère et les enfants (11).»

(11) PNR 1942.

5. Conception paternelle de la supériorité sociale

La gloire chrétienne des élites traditionnelles consiste à servir non seulement l'Eglise mais aussi le bien commun. L'aristocratie païenne s'enorgueillit exclusivement de son illustre ascendance. Mais la noblesse chrétienne ajoute, à ce titre légitime, un autre supérieur: l'exercice d'une fonction paternelle auprès des autres classes:

«L’expression "patriciat romain" éveille dans Notre esprit une pensée et une vision de l'histoire encore plus grandes. Si le terme de patricien, patricius, désignait dans la Rome païenne le fait d'avoir des aïeux, d'appartenir à une classe privilégiée et dominante, et non à une famille de condition commune, il prend, à la lumière chrétienne, un aspect plus lumineux et résonne plus profondément, puisqu'il associe l’idée d’une supériorité sociale à celle d'une illustre ascendance. C'est le patriciat de la Rome chrétienne qui eut ses plus hauts et plus anciens éclats, non seulement dans le sang mais dans la dignité de protecteurs de Rome et de l'Eglise patricius Romanorum, titre porté dès le temps des exarques de Ravenne jusqu'à Charlemagne et Henri III. Les Papes eurent ainsi à travers les siècles des défenseurs armés de l'Eglise, issus des familles du patriciat romain; et Lépante signala et immortalisa un de ses grands noms (12) dans les annales de l’histoire (13).»

(12) Marc-Antoine Colonna, le Jeune, duc de Pagliano, 1535-1584. Saint Pie V lui confia le commandement des douze nefs pontificales qui participèrent au combat. Il se battit avec tant d'héroïsme et d'habileté qu'il fut reçu triomphalement à Rome.

(13) PNR 1942.

De l'ensemble de ces concepts, se dégage sans aucun doute la touche paternelle qui doit imprégner les relations entre les classes les plus hautes et les plus humbles.

Mais sur ce point, deux objections se présentent rapidement à l'esprit de l'homme moderne. Beaucoup déclarent, d'un côté, que les fréquents actes d'oppression pratiqués dans le passé par la noblesse ou des élites du même genre, démentent cette doctrine; d'autres, que toute affirmation de supériorité élimine des rapports sociaux la cordialité, la douceur, l'aménité chrétiennes. Car, disent-ils, toute supériorité engendre normalement des sentiments d'humiliation, d'accablement, de douleur chez ceux sur lesquels elle s'exerce. Et il est contraire à la douceur évangélique de réveiller de tels sentiments chez le prochain.

Pie XII répond implicitement à ces objections, quand il affirme: «Si cette conception paternelle de la supériorité sociale a entraîné parfois les âmes, en raison de la véhémence des passions humaines, à des déviations dans les relations entre des personnes de rang plus élevé et d'autres de condition plus humble, l'histoire de l'humanité déchue (14) ne s'en étonne pas. De telles déviations ne réussissent pas à diminuer ni à voiler la vérité fondamentale: pour le chrétien, les inégalités sociales s'établissent dans une grande famille humaine; et par conséquent les relations entre classes et rangs inégaux doivent rester régies par une équitable et impartiale justice et en même temps, doivent être empreintes d'un respect et d’une affection réciproques qui, sans supprimer les différences, réduisent cependant les distances et tempèrent les contrastes (15).»

(14) Le Pape fait allusion ici à la décadence du genre humain provoquée par le péché originel.

(15) PNR 1942.

Les exemples typiques de cette bonté aristocratique sont donnés par de nombreuses familles nobles qui savent traiter avec une extrême bonté leurs subordonnés, sans accepter que soit refusée ou avilie en quoi que ce soit leur supériorité naturelle:

«Dans les familles vraiment chrétiennes, ne voyons-nous pas les plus grands parmi les patriciens et les patriciennes veiller avec attention et sollicitude à garder envers leurs domestiques et envers tous ceux qui les entourent une attitude en harmonie sans doute avec leur rang, mais affranchie de toute présomption, disposée à la bienveillance et à la courtoisie des paroles et des procédés, démontrant la noblesse de coeurs qui voient en ces hommes, des frères, des chrétiens unis à eux dans le Christ par les liens de la charité ? Cette charité qui dans les palais des ancêtres, au milieu des grands et des humbles, réconforte, soutient, réjouit et adoucit l'existence surtout aux heures de tristesse et de souffrance qui ne manquent jamais ici- bas (16) ?»

(16) PNR 1942.

6. Notre-Seigneur Jésus-Christ a consacré la condition de noble comme celle d'ouvrier

Si l'on considère ainsi la condition de noble ou de membre d'une élite traditionnelle, on comprend que Notre-Seigneur Jésus-Christ l'ait sanctifiée, comme cela a été rappelé (Cf. Chapitre IV), en s'incarnant dans une famille princière:

«Si c’est un fait que le Christ, Notre-Seigneur, a préféré pour réconforter les pauvres, venir ici-bas privé de tout et grandir dans une famille de simples ouvriers, il est également vrai qu'Il voulut toutefois honorer par sa naissance la plus noble et la plus illustre des Maisons d'Israël, la descendance même de David.

«C’est pourquoi, fidèles à l’esprit de Celui dont ils sont les Vicaires, les Pontifes suprêmes ont toujours tenu en haute considération le Patriciat et la Noblesse romaine dont les sentiments d'attachement inaltérable au Siège apostolique sont la part la plus précieuse de l'héritage reçu de leurs aïeux, qu’eux-mêmes transmettront à leurs enfants (17).»

(17) PNR 1941; cf. Document IV.

7. Pérennité de la noblesse et des élites traditionnelles

"Jesus-Christ aussi a été noble, ainsi que Marie e Joseph, descendants d'une lignée royale" ( allocution de Benoit XV, PNR 1917 ).

Tableau d'auteur inconnu de l'école péruvienne de Cuzco, represéntant la Sainte Famille, vénéré au siège central de la TFP brésilienne, à São Paulo.

Comme les feuilles mortes tombent à terre, ainsi les éléments morts du passé sont emportés par le souffle de la Révolution. La noblesse pourtant — en tant qu'espèce du genre élites — peut et doit survivre car sa raison d'être est permanente:

«Le souffle impétueux des temps nouveaux entraîne dans son tourbillon les traditions du passé. Mais il fait surtout apparaître ce qui est destiné à tomber comme feuille morte, et ce qui, au contraire, tend par la force de sa vie intérieure à se maintenir et à se consolider.

«Une Noblesse et un Patriciat qui, pour ainsi dire, s’ankyloseraient dans la nostalgie des temps révolus, se voueraient à un inévitable déclin.

«Aujourd’hui, plus que jamais, vous êtes appelés à être une élite, non seulement par le sang et par le lignage mais encore plus par les sacrifices, par les réalisations créatrices au service de toute la communauté sociale.

«A ce devoir, personne ne peut se soustraire impunément. Ce n’est pas seulement un devoir de l'homme et du citoyen; c'est encore un commandement sacré de la foi que vous avez héritée de vos pères et que vous devez, comme eux, laisser intacte et complète à vos descendants.

«Bannissez donc de vos rangs tout abattement et toute pusillanimité: tout abattement devant une évolution qui entraîne la disparition de beaucoup de choses édifiées en d'autres époques; toute pusillanimité, à la vue des graves événements qui accompagnent les nouveautés actuelles.

«Etre romain signifie être fort pour agir, mais aussi pour supporter.

«Etre chrétien signifie aller au-devant des peines et des épreuves, des devoirs et des nécessités du temps, avec un courage, une force et une sérénité d'esprit qui puisent à la source des espérances éternelles l’antidote contre toute angoisse humaine.

«La fière parole d’Horace a une grande portée humaine: "Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinae" — si le monde tombait en ruine, ses décombres blesseraient l'homme de valeur sans l'ébranler (Odes, 111,3).

«Mais combien plus beau, plus confiant, plus exaltant, le cri de victoire qui s'échappe des lèvres chrétiennes et des coeurs débordant de foi: "Non confundar in aeternum" —Je ne serai pas confondu éternellement [Te Deum] (18).»

(18) PNR 1951.

8. La loi ne peut révoquer le passé

Des institutions hautememnt aristocratiques...

sont également nécessaires dans les démocraties

"Là où propère une vraie démocratie, la vie du peuple est comme imprégnée de saines traditions qu'il est illicite de détruire. Les représentants de ces traditions sont avant tout les classes dirigeantes, c'est-à-dire, les groupes d'hommes et de femmes, ou les associations qui donnent, comme on dit, le ton dans le village et la ville, dans la région et le pays tout entier."

Ci-dessus, le première promotion des chevaliers de l'Ordre royal et militaire de saint Louis, faite par Louis XIV en 1693 ( F. Marot, Musée de Versailles ).

Une tradition vivante: fondé à Jérusalem vers 1050, l'Ordre souverain militaire et hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte, poursuit depuis neuf siècles son méritoire éffort d'assistance sociale et d'activités caritatives dans 95 pays.

Ci-dessus droit, des chevaliers dans l'ancien palais des grands maîtres à Malte. À gauche, le bienhereux Gérard, fondateur de l'Ordre de Malte, donne des soins aux malades.

On comprend ainsi qu'en dépit de la proclamation de la République italienne en 1946, le Saint Père ait conservé le Patriciat et la Noblesse romaine en tant que souvenir insigne d'un passé dont le présent doit garder des éléments, pour assurer la continuité d'une tradition bienfaisante et illustre:

«Il est bien vrai que, dans la nouvelle Constitution italienne, "les titres nobiliaires ne sont pas reconnus" (sauf naturellement, conformément à l'article 42 du Concordat en ce qui concerne le Saint-Siège, les titres nobiliaires déjà accordés ou à conférer dans l'avenir par les Souverains Pontifes (19) ); mais la Constitution n'a pu effacer le passé ni l'histoire de vos familles (20).»

Lorsque Pie XII se réfère explicitement et directement à l'abolition des titres nobiliaires par la République italienne, il ne prononce aucun jugement de valeur. Le Pape constate simplement cette abolition. Mais pari passu, il affirme avec une noble assurance que l'Eglise, au lieu de suivre l'exemple de l'Italie républicaine, se réserve toute la validité des titres de noblesse qu'Elle avait octroyés autrefois, ou qu'Elle octroiera par la suite; et que cette validité reste en vigueur, même sur le territoire de la République d'Italie, en vertu de l'article 42 des accords du Latran (21). Cette affirmation est plus qu'évidente, car un article de la Constitution italienne ne peut interrompre unilatéralement la validité des titres de la noblesse pontificale, reconnus par l'acte bilatéral qu'était le Concordat de 1929 (22).

Ainsi subsiste pour le Patriciat et la Noblesse romaine un devoir pesant et magnifique, résultant du prestige qu'amis et ennemis doivent leur reconnaître:

«Toutefois, maintenant encore, le peuple — qu’il vous soit favorable ou opposé, qu'il vous entoure de respectueuse confiance ou d’hostilité — regarde et observe quel exemple vous donnez dans votre vie. Il vous appartient donc de répondre à cette attente et de montrer de quelle manière votre conduite et vos actes sont conformes à la vérité et à la vertu, spécialement sur les points que Nous avons rappelés dans Nos recommandations (23).»

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(19) Cf. Chapitre II; (20) PNR 1949; (21) Cf. Chapitre II.

(22) En ce qui concerne l'abolition radicale et sommaire d'une institution si ancienne et si méritante qu’était la noblesse, abolition provoquée évidemment par la force d'impact de l'égalitarisme radical ayant soufflé sur tant de pays, après la Seconde Guerre mondiale comme après la Première, il est dommage que n'ait pas été pris en considération cet enseignement de haute sagesse de saint Thomas d'Aquin, dans la Somme Théologique (I-II, q. 97, a. 2) sous le titre «La loi humaine doit-elle toujours être changée quand il se présente quelque chose de meilleur»:

«Il est dit dans les Décrets: "C'est une honte ridicule et pleine d'impiété que nous laissions violer les traditions reçues jadis de nos pères".

«Nous avons dit à l'article précédent qu'une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la modification même de la loi, en tant que telle, nuit quelque peu au salut commun. Car pour assurer l'observation des lois, l'accoutumance a une puissance incomparable, à ce point que ce qu'on fait contre l'habitude générale, même s'il s'agit de choses de peu d'importance, paraît très grave. C'est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de la loi diminue dans la mesure où l'accoutumance est abolie.

«C'est pourquoi on ne doit jamais modifier la loi humaine, à moins que l'avantage apporté au bien commun contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Ce cas se présente quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d'un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible. Ainsi est-il noté par le jurisconsulte que "dans l'établissement d'institutions nouvelles, l'utilité doit être évidente pour qu'on renonce au droit qui a été longtemps tenu pour équitable".»

(23) PNR 1949.

C'est en contemplant ce que la Noblesse romaine a été dans le passé, et en ne trouvant dans ce souvenir, rien de mort mais un élan pour l'avenir que Pie XII, poussé par «des motifs d'honneur et de fidélité (24),» continue, dans ses allocutions, à la traiter de manière spéciale et qu'il invite l'homme contemporain à s'associer à cette attitude:

«Nous saluons en vous les descendants et les représentants des familles qui se sont distinguées autrefois dans le service du Saint-Siège et du Vicaire du Christ, et qui sont restées fidèles au Pontificat romain, même quand celui-ci se trouvait exposé aux outrages et aux persécutions. Sans doute, au fil du temps, l'ordre social a pu évoluer et son centre se déplacer; les charges publiques, qui étaient réservées auparavant à votre classe, peuvent maintenant être attribuées et exercées sur une base d'égalité; à cette attestation de réputation reconnue — qui doit également servir d'élan pour l’avenir — l’homme moderne lui-aussi ne peut pourtant, s'il veut faire preuve de sentiments droits et équitables, refuser sa compréhension et son respect (25).»

(24) PNR 1950; (25) PNR 1950.

9. La démocratie selon la doctrine sociale de l'Eglise —archéologie et fausse restauration: des extrêmes à éviter

Mais, pourrait-on se demander, en professant ces enseignements à une époque où le désir le plus intraitable et complet d'égalité est partout vainqueur, Pie XII n'a-t-il pas voulu réagir contre cette tendance égalitaire et condamner la démocratie ? Il faut nuancer ce propos.

La doctrine sociale de 1'Eglise a toujours affirmé la légitimité des trois formes de gouvernement: la monarchie, l'aristocratie et la démocratie. De même, elle s'est toujours refusé à accepter le fait que la démocratie soit l'unique forme de gouvernement compatible avec la justice et la charité.

Il est bien vrai que saint Thomas d'Aquin enseigne qu'en principe la monarchie constitue une forme de gouvernement supérieure aux autres. Ce qui n'exclut pas que, dans certaines circonstances concrètes, l'aristocratie ou la démocratie soient plus recommandables pour tel ou tel Etat. Mais il considère avec une complaisance particulière les formes de gouvernement qui conjuguent harmonieusement des éléments de la monarchie, de l'aristocratie et de la démocratie (26).

(26) Pour la bonne compréhension de ce qui se trouve exposé ici à propos de la doctrine de l'Eglise et de la pensée de saint Thomas d'Aquin sur les différentes formes de gouvernement, il est d'une importance capitale de lire les textes pontificaux et les textes de ce saint Docteur reproduits dans l'Appendice III et accompagnés de commentaires de l'auteur.

Pour expliquer la doctrine sociale de 1'Eglise sur les différentes formes de gouvernement, Léon XIII déclare à son tour:

«En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes (27).» Toutefois le Pape ne dit pas quelle est cette forme.

Il faut pourtant noter le caractère catégorique de son affirmation, bien que celle-ci paraisse à première vue conditionnelle: «on arriverait à définir».

Le Pape affirme en fait que trouver la meilleure forme intrinsèque de gouvernement est possible à partir du moment où le chercheur désire se maintenir uniquement sur le terrain des abstractions. En effet, il ajoute:

«On peut affirmer également en toute vérité que chacune d'elles est bonne, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est-à-dire le bien commun, pour lequel l'autorité sociale est constituée; il convient d'ajouter enfin, qu'à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s'adaptant mieux au caractère et aux moeurs de telle ou telle nation (28).»

(27) Au milieu des sollicitudes, Acta Sanctae Sedis, Ex Typographia Polyglotta, Rome, 1891- 92, vol. XXIV, p. 523.

(28) Ibid.

Il reste à trouver quelle est, dans la pensée du Pape, cette forme de gouvernement considérée comme la meilleure dans le domaine de la pure abstraction.

Pour répondre à cette question, il faut se rappeler l'encyclique Aeterni Patris du 4 août 1879, sur la restauration de la scolastique conforme à la doctrine de saint Thomas d'Aquin.

Parmi les nombreux éloges adressés à l'oeuvre du grand Docteur de l'Eglise, ceux-ci peuvent être relevés:

«C’est un fait connu que presque tous les fondateurs et législateurs d’ordre religieux ont ordonné à leurs compagnons d'étudier les doctrines de saint Thomas et d'y adhérer religieusement, arrêtant qu'il n'est aucunement licite de s'éloigner impunément, aussi peu que ce soit, des traces d'un si grand Maître. [...]

«Mais plus encore, les Souverains Pontifes, Nos Prédécesseurs, ont honoré la sagesse de Thomas d'Aquin de louanges exceptionnelles et de témoignages très abondants.

«Il faut ajouter [...] en complément, le témoignage d'Innocent VI: "Cette doctrine a, en comparaison des autres — exception faite de la canonique — tant de propriété dans les mots, d’ordre dans les matières, de vérité dans les sentences, que jamais ceux qui la suivront, ne s’éloigneront du chemin de la vérité, et toujours sera suspect d’erreur celui qui la combattra" (Sermon sur saint Thomas d'Aquin) [...]

«Mais la plus grande gloire, propre à Thomas, [...] consiste en ce que les Pères du Concile de Trente, pour établir l'ordre de ce Concile, voulurent qu'à côté des livres des Ecritures et des décrets des Souverains Pontifes, l'on voie sur l'autel la Somme de Thomas d'Aquin, à laquelle on demandait conseils, raisons et oracles (29).»

Il n'est donc pas possible de supposer que la pensée de Léon XIII, en cette matière, se différenciât de celle de saint Thomas. La phrase suivante du Souverain Pontife à ce propos mérite d'ailleurs d'être soulignée:

«Nous n'avons jamais voulu ajouter quoi que ce soit aux appréciations des grands Docteurs sur la valeur des différentes formes de gouvernement, ni à la doctrine catholique et aux traditions de ce Siège Apostolique sur le degré d’obéissance due aux pouvoirs constitués (30).»

(29) Acta Sanctae Sedis, Ex Typographia Polyglotta, Rome, 1894, vol. XII, p. 109-110.

(30) Lettre au Cardinal Matthieu, du 28 mars 1897, in La Paix Intérieure des Nations, Desclée & Cie., 1952, p. 220.

D'ailleurs, la démocratie étant le gouvernement du peuple, et le concept que la doctrine sociale de l'Eglise donne au mot «peuple» étant profondément différent du concept néo-païen courant — qui, par «peuple» entend seulement «masse» — il résulte que le concept catholique de démocratie lui-même diffère profondément de ce que l'on entend généralement par là (31).

Face à l'avalanche égalitaire, Pie XII — sans entrer dans des préférences politiques — cherche à tenir compte de la tendance démocratique existante, et à la guider pour éviter des dommages au corps politique et social.

Ceci est manifeste dans le conseil suivant qu'il donne à la Noblesse romaine pour réorganiser l'Italie d'après-guerre:

«On admet en général que cette réorganisation ne peut être conçue comme un retour pur et simple au passé. Un recul semblable n’est pas possible. Bien que livré à un mouvement souvent désordonné, déconnecté, sans unité ni cohérence, le monde a continué à marcher; l'histoire ne s'arrête pas, ne peut s'arrêter; elle avance toujours, poursuivant son cours ordonné et droit, ou confus et sinueux, vers le progrès ou vers une illusion de progrès (32).»

Pour reconstruire la société, comme pour reconstruire un édifice, il y a deux erreurs extrêmes à éviter: une reconstruction seulement archéologique, ou la construction d'un édifice entièrement différent, c'est-à-dire une reconstruction qui n'en serait pas une. Le Pape déclare:

«La reconstruction d'un édifice destiné à servir actuellement ne saurait être conçue comme une reconstitution archéologique; elle ne pourrait non plus se faire selon des projets arbitraires même si, théoriquement, ils étaient les meilleurs et les plus désirables . Il faut garder présente la réalité inéluctable, la réalité dans toute son extension (33).»

 (31) Cf. Chapitre III; (32) PNR 1945; (33) PNR 1945.

10. Des institutions hautement aristocratiques sont également nécessaires dans les démocraties

Si l'Eglise ne prétend donc pas détruire la démocratie, elle désire que celle-ci soit bien interprétée, et que soit bien marquée la distinction entre le concept chrétien et le concept révolutionnaire de démocratie.

Il est bon de rappeler sur ce point ce que Pie XII enseigne sur le caractère traditionnel et la note aristocratique de la démocratie véritablement chrétienne:

«Déjà, dans une autre occasion, Nous avons parlé des conditions nécessaires afin qu’un peuple soit mûr pour une saine démocratie. Mais qui peut le conduire et l'élever jusqu'à cette maturité ? Sans aucun doute, l'Eglise pourrait tirer à ce sujet beaucoup d’enseignements du trésor de ses expériences et de sa propre action civilisatrice. Mais votre présence ici Nous suggère une observation particulière. Au témoignage de l'histoire, là où prospère une vraie démocratie, la vie du peuple est comme imprégnée de saines traditions qu’il est illicite de détruire. Les représentants de ces traditions sont avant tout les classes dirigeantes, c'est-à-dire les groupes d'hommes et de femmes, ou les associations qui donnent, comme on dit, le ton dans le village et la ville, dans la région et le pays tout entier.

«D'où, chez tous les peuples civilisés, l’existence et l’influence d’institutions éminemment aristocratiques au sens le plus haut du mot, comme le sont certaines académies de réputation vaste et bien méritée. La noblesse, elle aussi, est de ce nombre; sans prétendre à un quelconque privilège ou monopole, elle est ou devrait être une de ces institutions; une institution traditionnelle, fondée sur la continuité d'une antique éducation. Assurément, dans une société démocratique, ainsi que veut l'être la société moderne, le simple titre de la naissance n’est plus suffisant pour acquérir autorité et crédit. Pour conserver donc dignement votre condition élevée et votre rang social, bien plus, pour l'accroître et l'élever, vous devez être véritablement une élite, vous devez remplir les conditions et répondre aux exigences indispensables de l’époque où nous vivons (34).»

(34) PNR 1946.

Une noblesse ou une élite traditionnelle — dont l'ambiance est un bouillon de culture des hautes qualités de l'intelligence, de la volonté et de la sensibilité, et qui fonde son prestige sur le mérite de chaque génération qui passe —, n'est donc pas, pour Pie XII, un élément hétérogène et contradictoire dans une démocratie véritablement chrétienne, mais un de ses éléments précieux. L'on conçoit ainsi combien la démocratie authentiquement chrétienne diffère de la démocratie égalitaire prônée par la Révolution, dans laquelle la destruction de toutes les élites — et parmi elles, surtout la noblesse —constitue une condition essentielle d'authenticité démocratique (35).

(35) Sur la légitimité et la nécessité de l'existence d'une noblesse dans une société authentiquement catholique, voir le schéma substantiel qui, sous le titre «Aristocratie», a été publié dans un important recueil d'homélies, élaboré sous la direction du Cardinal Angel HERRERA ORIA, et qui est reproduit et commenté dans l'Appendice IV de ce livre.