Moïse, par André Frossard

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Moïse par Michelange, Rome

HISTORIA, n° 289, décembre 1970, pages 56-67

 

[Note : l’article ci-dessous a été commenté par le professeur Plinio Corrêa de Oliveira. Clicquez ici pour aller au document]

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Le plus grand homme peut-être qui ait jamais existé, puisque Jésus-Christ est Dieu.

Sa vie publique, inaugurée à quatre-vingts ans, se découpe sur un ciel d’orage à peine éclairci de loin en loin par un intermède pastoral d’une douceur sans lendemain. Il a fait d’Israël un peuple, après lui avoir révélé le nom du Seigneur, et de ce peuple une religion en marche, serrée autour de sa loi comme une armée autour de son drapeau.

L’éloquence prodigieuse de ce bègue emplit l’Ancien Testament de ses sonorités de bronze, dont le grondement wagnérien roule éternellement ses vagues puissantes sous les cieux pacifiés de l’Evangile.

Il est né sous le signe de la première persécution antisémite enregistrée par l’histoire, à une date que l’on hésite encore à fixer entre le quinzième et le treizième siècle avant l’ère chrétienne. Rome n’était encore qu’un faible moutonnement de collines désertes au bord du Tibre, et l’Acropole une terrasse dénudée, une sorte d’escabeau avancé près de la mer pour une représentation de génie qui n’avait pas encore eu lieu.

La civilisation suivait deux fleuves, le Nil, l’Euphrate et commençait à greffer quelques fruits prometteurs sur une ile méditerranéenne, la Crète, plateforme initiale des arts, des lois et des techniques.

L’Egypte offrait alors le modèle achevé de ces sociétés antiques où se trouvaient harmonieusement combinés, pour la fragile bonheur d’une élite, une haute intelligence religieuse courbée vers la magie, le plus extrême raffinement des sens et la plus étincelante dureté de moeurs politiques. Les magnifiques statues des tombeaux du Nil expriment à la perfection ce mélange de spiritualité supérieure, de rigueur et de sensualité. Droites, les bras collés au corps, elles avancent le pied comme les grenadiers anglais à la parade, et, sous la coiffure en forme de crinière stylisée, le visage lève dans la nuit ses traits géométriques d’astre éclairé par l’étrange sourire de la mort.

Les Juifs avaient été attirés les uns après les autres en Egypte par l’ésperance de sécurité que leur donnait la puissance de Joseph, fils de Jacob et de Rachel, devenu, par la clairvoyance de son génie, premier ministre du royaume.

On leur attribua de bonnes terres dans le pays de Gessen, entre le delta du Nil et les lacs Amers (où passe aujourd’hui le canal de Suez), calme province à distance raisonnable du sceptre.

En quelques générations, le pays fut rempli de ces protégés de Joseph multipliés par le bonheur, jusqu’au jour, dit l’Ecriture, où il se leva sur l’Egypte « un roi qui n’avait pas connu Joseph » et qui se mit à considérer d’un œil torve cette population exotique dont la masse grandissante défiait peu à peu le recensement.

Dès lors commencent les malheurs d’Israël. Les lances égyptiennes retournent subitement leurs pointes contre ceux qu’elles protégeaient, le soleil de Gessen, couché sur un paysage idyllique, se lève sur un camp de concentration, les corvées succèdent aux corvées sous le sifflement des matraques ; un peuple, hier heureux, regarde avec stupeur ses poignets enchainés, et dans ces milliers de poitrines décharnées par le bagne se forme et monte le sanglot de l’exil.

De la corvée au massacre plus ou moins déguisé, la procédure de la persécution raciale ne varie guère à travers les âges. On s’effraie tout d’abord de l’accroissement rapide d’une population minoritaire dont on affecte de redouter les pires trahisons puis on lui retire successivement tous ses droits pour la réduire, sur place, à une sorte de captivité préventive.

Ainsi, fit « le roi qui n’avait pas connu Joseph », de crainte, dit-il, qu’en cas de guerre les Juifs ne se joignent aux ennemis de l’Egypte. Après avoir privés des citoyens de leurs libertés, on s’aperçoit en général sans tarder qu’ils peuvent fournir une main-d’œuvre des plus avantageuses.

Les travaux forcés suivent de près la dégradation civique : les Juifs furent délégués à coups de fouet à la cuisson des briques, besogne sans fin dans un pays en lutte perpétuelle contre les empiètements du désert et où la grandeur d’un règne est égale à son poids de monuments capables de résister à la conjuration permanente du sable et des vents. Israël se mit aux briques et ne prit pas d’embonpoint entre la chaleur des fours et celle du soleil.

Mais les hommes ont au moins cette différence avec les animaux sauvages, que la captivité ne les décourage pas de se reproduire. Israël prisonnier proliférait toujours, et Pharaon en vint à la deuxième phase de la procédure : le massacre sournois.

Convoquées au palais, les sage-femmes sont invitées à faire mourir tous les enfants mâles dès leur naissance. Elles esquivent la mission par un détour habile :

– Ces femmes juives, disent-elles, sont beaucoup plus vigoureuses que les Egyptiennes et nous n’avons pas le temps d’accourir qu’elles ont déjà accouché.

Le crime n’ayant pu s’accomplir dans le secret, Pharaon se résout à le décréter obligatoire. Israël exténué sur son chantier de misère reçoit l’ordre officiel : tous les fils nouveau-nés seront jetés au fleuve. Moïse est l’un d’eux.

Sa mère l’avait caché trois mois. Ne pouvant le dissimuler plus longtemps, elle prit une caissette de jonc qu’elle enduisit de bitume et de poix, comme un navire, y coucha l’enfant sur un matelas de feuilles et, suivie de sa petite fille, s’en alla déposer la frêle embarcation tout au bord du fleuve, parmi les roseaux.

Le destin d’Israël flottait sur les eaux, retenu à l’écart du courant par un faible éventail de tiges. A quelques pas de là, la sœur de l’enfant se tenait aux aguets, et la mère elle-même, un peu plus loin, tremblant de dénoncer son fils par sa présence, mais incapable de se résigner à le perdre de vue, attendait un miracle.

C’est alors que parut, venant à la baignade, la fille de Pharaon suivie de ses servantes. S’étant approchée du fleuve elle aperçut la caisse entre les roseaux, la fit tirer au sec, souleva vivement le Léger couvercle de jonc et découvrit, sur son lit de feuilles, un bébé qui pleurait.

Tandis que les servantes agitées se dépensaient en caquetages inopérants, la jeune sœur, voyant la princesse émue, s’enhardit à parler et s’offrit avec un admirable à-propos à chercher une nourrice, qui fut bientôt trouvée : la mère, très pâle encore, et qui fut agréée sur-le-champ.

Un redresseur de torts

Dès lors la fille de Pharaon traita l’enfant comme un fils et lui donna le nom de Moïse, « car je l’ai, disait-elle, retiré des eaux ». Le nom de Moïse est en effet composé de Moy, qui signifie « eaux », et de la finale esès, « sauvé ».

La critique moderne, qui se sentirait moins moderne si elle ne contredisait les Anciens, préfère lui assigner pour origine le mot égyptien mosu, qui veut dire « garçon ». Mais la tradition est tenace, la Bible précise, et il faut avoir beaucoup de science étymologique pour ignorer que le premier soin des filles est de baptiser leurs poupées avant de choisir le prénom de leurs enfants, qu’aucune femme ne s’est jamais contentée de désigner par leur sexe.

Aussi le nom de Moïse persiste-t-il à évoquer le sauvetage du fondateur du judaïsme, comme le fondateur du judaïsme le croyait d’ailleurs lui-même, faut d’avoir lu les auteurs modernes, et nous appelons toujours Moïses ces berceaux à bord desquels nos nourrissons ne naviguent plus que sur les nuages du rêve.

Des quatre-vingts ans qui vont suivre, l’histoire ne retient que deux événements : un meurtre et un mariage.

Elevé par les meilleurs maitres, le fils adoptif de la princesse était devenu un personnage assez important lorsque l’esprit de justice que la fréquentation des grands de ce monde n’avait pu chasser de son cœur prédestiné lui fit risquer sans hésitation, et perdre d’un seul coup, tous les bonheurs et les bienfaits de la protection royale.

Voyant un jour un Egyptien maltraiter l’un de ces Hébreux, ses frères, dont on lui avait tu jusque’ là les souffrances, Moïse attendit d’etre seul avec le tortionnaire, le tua et l’enfouit dans le sable.

Il n’y avait personne aux alentours et il se croyait sûr de l’impunité, mais il devait mesurer dès le lendemain l’étendue de son erreur. Deux Hébreux s’étant pris de querelle devant lui, il avait entrepris de les séparer lorsque le plus agressif des deux lui cria :

– Qui t’a fait juge ? Aurais-tu, par hasard, l’intention de m’assassiner comme tu as tué l’Egyptien ?

Effrayé et ne doutant pas que Pharaon ne le fit bientôt rechercher pour le mettre à mort, Moïse s’enfuit au pays de Madian, de l’autre coté des lacs, quelque part au nord de la presqu’ile du Sinaï.

A peine arrivé, il saisit avec fougue une troisième occasion de se mettre dans un mauvais cas en tombant à bras raccourcis sur des bergers trop rudes qui prétendaient empêcher des jeunes filles de puiser, après eux, de l’eau pour leurs brebis. Ces jeunes personnes étaient les filles de Jethro, prêtre de Madian converti plus tard au judaïsme, et c’est parmi elles que Moïse choisit sa femme, Sephora, dont le nom signifie « oiseau ».

Ainsi la vie du géant de l’Exode débute comme un roman de la Table ronde. Le jeune héros redresseur de torts quitte le palais royal, parcourt le monde la lance au point, venge l’opprimé, soutient le faible, renverse le méchant et épouse la bergère.

La stature massive du dépositaire de la Loi, le sublime interlocuteur de Dieu masqueront à nos yeux cette chevaleresque entrée en scène. D’ailleurs, au lieu que la bergère devint princesse, ce fut le prince qui devint berger.

Pendant de longues années, Moïse mènera sur les terres de Madian une existence obscure, que tout permet de supposer heureuse et qui fait songer, par l’humilité de sa condition et le voile d’intimité qui l’entoure, à la vie cachée de Jésus dans l’atelier de Nazareth.

On peut noter de curieuses concordances, du reste purement formelles, entre la vie du premier prophète d’Israël et celle du Messie. Leur naissance est accompagnée ou suivie d’un massacre d’innocents décrété par le pouvoir établi et la précarité de l’abri, la couche de paille sur laquelle le Seigneur prit contact avec ce monde inhospitalier ne sont pas sans rappeler le berceau de jonc exposé à la pitié des passants, sous le règne d’un pharaon en proie à la même fièvre du batisseur qui secouera Hérode le Grand treize siècles plus tard.

 

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D’après Moise et le Buisson Ardent, de Jacob van Maerlant, Rijmbijbel, XIVe siècle. (Marsailly/Blogostelle)

A travers le crépitement d’un buisson, il entend la voix de Dieu

Dans la vie de Jésus et dans celle de Moïse, une longue période de silence prélude aux tempêtes de la vie publique, illustrée chaque fois de prodiges inouis. Jésus multiplie les pains, et les flocons de la manne tombent devant les pas de Moïse ; celui-ci passe la mer Rouge à pied sec, et Jésus marche sur les eaux.

Tous deux se lèvent au milieu d’un peuple asservi, auquel ils montrent le chemin d’un royaume de la délivrance ; tous deux donnent une loi au peuple juif, tous deux sont transfigurés au sommet d’une montagne.

Mais les véritables concordances mystiques échappent à la faiblesse de notre regard et le parallèle historique s’arrête aux images. Le sacrifice demandé à la mère de Moïse, la mère du Christ en épuisera l’horreur sur le rocher du Calvaire. Jésus quitte la maison de son père adoptif où sa propre autorité, lorsque son heure est venue ; Moïse est envoyé, non sans résistance de sa part, on le verra.

Les miracles du Christ manifestent sa divinité, les miracles de Moïse témoignent de la toute-puissance d’un autre que lui. La loi du Sinaï, destinée au seul peuple juif, distingue celui-ci des autres nations, le sépare et lui imprime le sceau d’une élection collective ; la loi de l’Evangile s’adressa à tous les hommes à travers le peuple juif et donne à chaque être humain venant dans ce monde le pouvoir exorbitant de prendre part à l’existence de Dieu.

Pour le chrétien, la Terre promise est une préfiguration du royaume des cieux, et la grande marche sanglante des Hébreux vers Canaan, avec son éclatantes orchestration d’héroïsmes, de colères, d’apostasies phénoménales, de repentirs et de pardons immenses, annonce cette lente approche de la joie par la souffrance de l’amour qu’on appellera la vie chrétienne.

Moïse a jeté les bases de la Bible, puissant travail de maçonnerie sur lequel repose à jamais la suite des textes sacrés. Jésus n’a rien écrit, mais lorsque le dernier prophète eut posé son dernier vitrail dans la nuit de l’attente, il a fait entrer sa lumière dans l’édifice.

C’est au sud du pays de Madian, dans le massif du Sinaï, que Dieu s’est révélé pour la première fois au berger Moïse à travers le crépitement flamboyant d’un buisson dont les branches ne se consumaient pas sous la morsure de la flamme. S’étant avancé pour voir ce prodige, Moïse entendit une voix qui l’appelait du milieu du buisson comme une mère appelle son petit :

– Moïse ! Moïse !…

Les dix plaies d’Egypte

La voix qui avait appelé Moïse l’engageait à requérir de Pharaon la liberté des Hébreux. Le temps de leur servitude était achevé, et l’heure avait sonné pour eux d’entreprendre sous la conduite du prophète le grand voyage de la Terre promise, vers ce pays de Canaan « où coulaient le lait et le miel ».

Mais le missionnaire résiste à sa vocation. Son humilité oppose à l’Eternel toute une série d’arguments dont le plus touchant revient comme un refrain : il bégaie ; qui écouterait un porte-parole affligé d’une pareille infirmité ?

– Je ne suis pas un homme à la parole facile-. Envoyez quelqu’un d’autre, je vous en supplie. Ma langue est embarrassée depuis toujours, et non seulement à cause de l’émotion que j’éprouve devant vous ; Seigneur, vous ne voyez tout de même pas un bègue en prophète ?

Eh si ! justement. Le bègue sera prophète, et tel, nous dira le Deutéronome, qu’il ne s’en est pas levé un en Israël qui fut l’égal de ce blessé « que Dieu dans son amour avait choisi, face à face ».

Flanqué de son frère Aaron, nanti de pouvoirs surnaturels symbolisés par un bâton, Moïse ira demander la liberté d’Israël à Pharaon, qui répond à la première requête par un supplément de brimades pénitentiaires : l’Etat ne fournira plus la paille nécessaire à la fabrication des briques, dont les Juifs, sous un redoublement de brutalités, devront cependant livrer chaque jour la même quantité qu’auparavant.

Dix fois Moïse prononce devant le trône de Pharaon une incantation : « Laisse, laisse aller mon peuple » suivi chaque fois d’un prodige désastreux, imité d’ailleurs à plusieurs reprises avec succès par les éminents sorciers de la couronne, experts en tours de magie et fins connaisseurs en matière d’enchantements.

Neuf fois, Pharaon effrayé promet de mettre un terme à la captivité d’Israël, et reprend neuf fois sa parole après avoir obtenu du prophète qu’il annule les effets de son bâton calamiteux. Ainsi tour à tour :

1o. les eaux d’Egypte se changent en sang ;

2o. une invasion de grenouilles couvre le pays et se répand à travers maisons et palais jusque sur le lit de Sa Majesté ;

3o. frappé par le bâton du prophète, la poussière du sol se transforme en nuages de moustiques ; les magiciens agréés, qui avaient réussi les deux tours précédents, ratent celui-ci et disent à Pharaon : « C’est le doigt de Dieu », mais Pharaon n’en croit rien ;

4o. des tourbillons de mouches assiègent les Egyptiens et épargnent les Hébreux ;

5o. une peste fait périr le b bétail égyptien et celui-là seulement ;

6o. la population est subitement rongée d’ulcères (les sorciers du gouvernement, qui du reste n’étaient plus dans la course depuis plusieurs jours, abandonnent et vont se gratter ailleurs) ;

7o. il grêle à déboulonner un cheval de bronze ;

8o. un déluge de sauterelles s’abat sur le territoire et dévore tout ce que la grêle n’avait pas détruit ;

  1. trois jours d’impénétrables ténèbres enserrent l’Egypte dans la nuit et l’immobilité des tombeaux.

Vers la Terre promise

Il va sans dire que le rationalisme athée et son petit frère adultérin le rationalisme clérical n’ont eu aucune peine à attribuer une explication naturelle à chacun de ces miracles, comme à tous ceux que Moïse accomplira par la suite.

Rien de plus ordinaire, dirent-ils, qu’une invasion de moustiques, de sauterelles ou de grenouilles dans un pays chaud et marécageux. Les Orientaux sont souvent couverts de mouches ou d’ulcères et leurs animaux meurent volontiers de la peste, etc.

Quant aux fameuses ténèbres, s’il ne s’agit pas d’une éclipse de soleil, ce sera un effet du sable que le vent du désert soulève parfois en nuages si épais qu’ils obscurcissent la lumière du jours. Quoi de plus facile à organiser que des voyages de sauterelles ou des rendez-vous de grenouilles ?

Certes, les Egyptiens pratiquaient l’astronomie depuis des siècles (les mesures de pyramides sont fonction de calculs astronomiques extrêmement précis) et il était probablement aussi difficile de leur faire prendre une éclipse de soleil pour un mirage que de faire croire aujourd’hui au directeur de l’Observatoire qu’il y a un homme sur Vénus, mais le rationalisme intégral ne dédaigne pas de réfuter l’hypothèse du miracle par des hypothèses miraculeuses.

Quand la mer Rouge s’ouvrira devant les Hébreux et se refermera sur leurs poursuivants égyptiens, ce sera une initiative du vent d’est. Ou du mistral…

Mieux vaut refermer la Bible que de la lire avec un pareil état d’esprit. Arrachée au surnaturel qui la guide, la porte et la produit de manière visible ou invisible, l’histoire du peuple juif perd toute espèce de sens, et le livre qui la raconte n’est plus qu’une brassée de bois mort tombé du buisson.

La dixième plaie d’Egypte, celle qui fut décisive, fut aussi, hélas ! la plus affreuse : tous les premiers-nés moururent en une nuit, et Pharaon vaincu livra « passage » (pâque, selon l’hébreu) au peuple de Moïse.

Cette nuit-là, les Juifs la passèrent debout, « les reins ceints, les brodequins aux pieds, le bâton de voyage à la main », mangeant « à la hâte et avec crainte » l’agneau qu’il avait commandé à chaque famille d’immoler, prêts à partir au premier signal. Telle est l’origine de la Pâque juive, célébrée chaque année en mémoire de la sortie d’Egypte.

Avant l’aube, leurs colonnes se mirent en route sous le regard funèbre des Egyptiens, qui du pas de leurs maisons en deuil les pressaient de hâter leur marche. Au-delà de la ville de Ramsès toutes les colonnes se rejoignirent, formant autour de Moïse et d’Aaron une mer immense.

Six cent mille hommes de pied, dit l’Ecriture, et les femmes, et les enfants, sans compter tout un ramassis d’émigrants suspects qui s’étaient joints à la troupe, allaient s’avancer vers les périls du désert, tandis que derrière eux, de plus en plus lointaine, faiblissait peu à peu une sourde rumeur de désespoir.

Ce voyage, ce purgatoire plutôt entre l’enfer des briques et les désirables délices de Canaan durera quarrant ans, à peu près le temps nécessaire, ont observé les commentateurs, pour qu’une génération parte et que l’autre arrive.

Au lieu d’emprunter le chemin direct du littoral, barré par des Philistins gigantesques, armés jusqu’aux dents et dont l’aspect décourageant serait capable d’inciter l’expédition à tourner bride précipitamment vers la sécurité du bagne, il s’engage dans un vaste détour sablonneux du coté de la mer Rouge.

La mer Rouge s’entrouvre

Mais l’enfer qu’une main puissant avait entrouvert regrette déjà d’avoir laissé échapper sa proie. Le souvenir des neuf probations divines s’est effacé, et l’on n’a pas fini de pleurer les victimes de la dixième que les cœurs humanisés un instant par la douleur de refroidissent de nouveau en calculs politiques.

Pharaon, qui s’est ressaisi, se frappe le front en se traitant de grand imbécile et voit dans le mouvement tournant [….] par Moïse une occasion mirifique de récupérer sa main-d’œuvre à bon marché.

Aussitôt assemblés, les chars et la cavalerie s’élancent pour cueillir les Hébreux acculés à la mer et les ramener aux fours à briques désaffectés depuis leur départ. Israël précédé par la colonne de nuée, sombre le jours, brillante la nuit, qui lui indique le chemin, entend soudain le grondement de l’armée lancée à ses trousses. Le nuage de poussière qui s’élève à l’horizon lui apporte la mort, et pour la première fois le peuple épouvanté se retourne contre Moïse :

N’y avait-il pas assez de cimetière en Egypte, que tu nous aies conduits si loin pour mourir ? N’avions-nous pas raison de te dire, quand tu nous parlais de liberté, que la servitude valait mieux que cette fin misérable dans le désert ?

La mer toute proche leur interdisait jusqu’à l’espérance de la fuite et la cavalerie déployée rabattait ses ailes sur les fugitifs quand Dieu dit à Moïse :

– Lève ton bâton, étends ta main sur la mer, et divise les flots.

La nuit était tombée ; les escadrons égyptiens laissaient souffler leurs montures en attendant d’organiser, le lendemain, le retour des captifs. Moïse leva son bâton, étendit la main sur la mer, et un peu avant l’aube tout le peuple était passé sur l’autre rivage entre deux murailles liquides dressées à sa droite et à sa gauche par le vent d’est rationaliste. L’armée égyptienne s’était jetée à leur poursuite, mais les chars trop lourds s’enlisèrent, les attelages affolés semèrent le désordre dans la cavalerie, et tandis qu’au milieu du tintamarre et des jurons de l’artillerie ensablée les dragons démontés pataugeaient sous le ventre de leurs chevaux, la mer, libérée par la min de Moïse, se ruait swur le champ de manœuvre et se rencontrait avec elle-même, égalisant son flot sur l’armée engloutie.

De l’autre coté de la mer Rouge, c’est le désert. Un sol aride, parsemé d’une végétation rabougrie, où les souffrances de la soif et de la faim soulèveront contre Moïse de nouveaux tumultes apaisés par autant de miracles.

De l’eau jaillit du rocher frappé par le bâton du prophète, et, un matin, la foule des affamés aperçut tout autour du camp une gelée insolite : la manne, semblable à la graine de coriandre, blanche et d’une agréable saveur de gâteau de miel.

Cette nourriture que David appellera « le pain des anges » ne fera jamais défaut dans la suite du voyage. On la recueillait très tot le matin, car elle fondait au soleil, et l’on en trouvait toujours une quantité telle que chacun en eut son exacte mesure, excepté la veille du sabbat où il en tombait le double, de façon que l’on put en faire cuire pour le lendemain. Hormis ce jour exceptionnel, il était déconseillé d’en faire provision, les vers s’attablant aux stocks sitôt la mise en pots.

Rassasiée, la cohue se remit en marche, balaya une armée d’agresseurs bédouins dans un combat où se distingua un jeune capitaine du nom de Josué, et l’on parvint, le troisième mois après la sortie d’Egypte, en vue d’un impressionnant entassement d’énormes blocs rouges et bleus empilés en désordre jusqu’au ciel : le Sinaï.

Les tables de la Loi, le veau d’or

Du jour où Moïse avait entendu la voix qui l’appelait à travers le buisson, l’extraordinaire colloque n’avait pratiquement jamais cessé. L’Eternel, dit l’Ecriture, parlait à Moïse « comme un ami parle à son ami ». Il lui avait révélé son nom : « Je suis celui qui suis » (en hébreu Yahvé, dont une erreur de voyelles a fait Jéhovah) formule – si l’on peut respectueusement dire – d’une telle incandescence métaphysique qu’après trois mille ans philosophes juifs et chrétiens se chauffent encore à ce soleil.

Sur le Sinaï environné de tonnerres, Moïse reçoit les tables de la Loi, écrites par le doigt de Dieu, et tout un ensemble de prescriptions rituelles, juridiques et morales régularisant le contrat, l’alliance de l’Eternel et du peuple qu’il s’est choisi.

Ce n’est pas seulement de monothéisme qu’il faut parler, mais de monolithisme : un seul Dieu, auquel un seul peuple est uni par une loi de fidélité à un unique amour ; le reste est mansuétude :

L’Eternel votre Dieu ne fait point acception de personnes, ne cède point aux présents, écoute l’orphelin et la veuve, aime l’étranger et lui assure le pain et le vêtement. Aimez donc l’étranger, vous qui fûtes étrangers au pays d’Egypte !… Quand tu moissonneras ton champ, si tu as oublié une gerbe, ne retourne pas la prendre : elle sera pour l’étranger, pour l’orphelin et pour la veuve, afin que le Seigneur te bénisse dans toute œuvre de tes mains. Quand tu feras la récolte de tes oliviers, tu ne glaneras pas après coup : ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Quand tu vendangeras ta vigne, n’y glane pas après coup : ce sera pour l’étranger, pour l’orphelin et pour la veuve. Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Egypte : c’est pourquoi je t’ordonne d’agir ainsi.

Du Sinaï date la consécration du peuple juif, qui fera de lui une sorte de peuple-prêtre. Mais la prédestination n’exclut pas la liberté, et l’on verra lus d’une fois le peuple élu mesurer de son aptitude au divin pour se livrer è une espèce de chantage à l’idolâtrie. Réaliste comme tous les mystiques, il est pressé de cueillir les fruits de son élection.

En fait, la première tête que Moïse aperçut un descendant pour la dernière fois du Sinaï fut la tête d’un veau d’or brillant au soleil, bien planté sur ses quatre pattes, matérialisant tout è la fois la persistance des mauvaises habitudes prises en Egypte, un grand désir populaire d’immobilisme religieux, joint à un grand appétit de viande de boucherie encouragé par la théorie vicieuse qui incite les impatients à se servir des faux dieux pour contraindre le vrai à paraitre.

La colère de Moïse fut effrayante. Il brisa au pied de la montagne les tables portant les commandements divins, tomba comme la foudre sur le veau de l’apostasie et le réduisit en une poussière qu’il fit avaler de force aux adorateurs, cependant qu’Aaron, malheureux comme les pierres d’avoir prêté par faiblesse les mains au reniement d’Israël, s’excusait à la manière d’un enfant pris le doigt dans la confiture (en gros : « Je n’y comprends rien. Tu n’étais pas là, ils m’ont apporté de l’or, je l’ai jeté dans cette grande marmite et il en est sorti ce veau… »).

L’exode dans le désert

Dans ces journées terribles, où le sang coula, apparait la figure classique du Moïse impérieux conducteur d’hommes, dont la puissance intérieure tendra jusqu’à la limite de l’éclatement le marbre de Michel-Ange.

Les quarante années d’exode qui suivront l’épisode du Sinaï seront faites des mêmes combats contre le découragement, des mêmes retours violents à la sainteté de la loi, suprême trésor serré dans son arche de bois et acheminé d’étape en étape vers les terres lointaines du bonheur.

Malgré sa stupéfiante familiarité avec le ciel, Moïse lui-même éprouve une seconde le désarroi du doute : sur les terres desséchées de Meriba, devant les tribus menaçantes qui lui réclamaient de l’eau, Moïse, sur l’ordre de Dieu, frappe le rocher de son bâton pour en faire jaillir une source.

Seulement, au lieu de donner un coup, il en porte deux : pendant un imperceptible instant, sa foi a chancelé, et cette défaillance publique, à peine visible, lui fermera l’entrée de la Terre promise. Celle-ci, de reste, appartient pour longtemps encore au domaine de l’espérance. On séjournera trente ans sous les palmiers de l’oasis de Cadès ; la main d’Israël amaigrie par les tourments du désert se crispe sur cette touffe de verdure et refuse de la lâcher.

Peut-être est-ce à la faveur de cette halte prolongée que Moïse écrit les textes sacrés que la tradition lui attribue et qui forment la majeure partie des cinq premiers livres de l’Ancien Testament ou « Pentateuque ». Les jours de Cadès sont illustrés de batailles défensives contre les Bédouins, d’incursions déplorables chez les peuplades voisines et de rares reconnaissances du coté de Canaan, d’où les éclaireurs reviennent avec des échantillons de produits agricoles si alléchants que l’on se partage les terres de ce pays béni bien avant de l’avoir sous les pieds.

Mois est chef d’Etat, juge des douze tribus, grand-prêtre, législateur et général sans rien perdre de l’humilité profonde qui est à la racine de toutes ses vertus et à laquelle l’Ecriture elle-même rendra hommage après sa mort.

Sous son autorité bienfaisante, la cohue rassemblée aux portes de l’Egypte s’organise, et, de luttes morales en batailles rangées, c’est une nation constituée, rajeunie par les nouvelles générations de l’exode, qui s’arrachera aux fascinations de Cadès et déposera un jour l’arche sainte à la crête du mont Nebo, pour une minute de contemplation inoubliable ; c’est un peuple fort qui parviendra enfin, à l’extrémité du plateau de Transjordanie, en vue de cette terre où Moïse n’entrera pas.

 

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“Vous m’avez fait, Seigneur, puissant et solitaire. Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre”. La mort de Moïse. D’après Signorelli. Chapelle Sixtine (Vatican)

Le géant de la Bible s’éteint face à la Terre promise

Il avait cent vingt ans, sa mission était accomplie, il atteignait au terme de son voyage ici-bas. « Sa vue n’était point affaiblie, ses forces étaient intactes », et pourtant il savait qu’il n’irait pas plus loin. La faute de Meriba le retenait sur le seuil de Canaan, mais ce n’étaient pas les biens de ce monde qui avaient été promis au prophète, et l’amitié de Dieu se réservait de le consoler de sa justice.

Alors, tandis qu’Israël ébloui portait ses regards vers la plaine de Jéricho, « Moïse, le serviteur de Yahvé, mourut là, dans le pays de Moab, selon la volonté de l’Eternel. Et on l’enterra dans la vallée ; nul, jusqu’ici, n’a connu son tombeau.

« Dans les plaines de Moab, les fils d’Israël pleurèrent Moïse pendant trente jours » avant de marcher vers le Jourdain, deuil et joie mêlés dans les cœurs.

Sans doute la puissante beauté de ce caractère, l’exorbitante dépense d’énergie que requiert le gouvernement d’un peuple fugitif parmi les terreurs et les souffrances du désert ont-elles pu suggérer aux historiens (et à sir Winston Churchill) leurs portraits de Moïse en chef de guerre et en « dictateur inspiré ». Mais toute la force de Moïse lui venait de sa foi en Dieu, à qui son effacement livrait passage.

Ce n’est ni un despote éclairé, ni un général infaillible qu’Israël pleurait aux portes de Canaan. Ce conquérant était un doux, ce chef était plus humble que le plus humble de ses compagnons de route. Au milieu de l’éclat fulgurant des armes et jusque sous l’orage des anathèmes, sa vie frémit au souffle d’une immense tendresse venue d’ailleurs, et dont les hommes reconnaitront l’accent dans les paroles d’un autre et même amour méprisé, expirant en croix sur une colline de Jérusalem.

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