La suprême liberté : l’esclavage d’amour à la très Sainte Vierge

Conférence du 28 avril 1973

Par Plinio Corrêa de Oliveira

 

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Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’esclavage d’amour à la très Sainte Vierge, ça sonne très étrange parce que l’esclavage est l’idée même de la honte et nous ne comprenons pas ce qu’il fait dans la dévotion à la Vierge.

Que signifie l’esclavage d’amour à la Vierge et en quoi ça consiste ? L’esclavage est-il une honte pour l’homme même à l’égard de la Sainte Vierge ? L’obéissance et la dépendance sont-elles une honte ?

Qu’est-ce que l’esclavage d’amour?

Saint Louis Grignion de Montfort l’explique très bien. L’esclavage chez les anciens était imposé. Les parents avaient le droit de vendre leurs enfants comme esclaves, il était donc imposé par la puissance paternelle. Il était imposé aussi par les rois, qui pouvaient vendre leurs sujets. Mais elle était imposée surtout par la guerre. Lorsqu’un pays gagnait une guerre contre un autre, tous les sujets du pays perdant devenaient des esclaves du pays gagnant. Tout perdant d’une guerre devenait un esclave.

Saint Louis Grignion dit très bien que ça n’a rien à voir avec l’esclavage d’amour. Celle-ci est un lien de dépendance que nous acceptons par rapport à la Sainte Vierge parce que nous l’aimons. Autrement dit, nous l’aimons tellement et avons une telle confiance en elle que nous voulons faire tout ce qu’elle veut comme un esclave veut faire tout ce que veut son maître. C’est une dépendance d’amour qui n’est pas imposée par le despotisme ni par la force ; elle est imposée par l’amour.

En quoi cela consiste-t-il ? Ça consiste en cette union que Notre Seigneur a déjà défendue dans l’Évangile lorsqu’il a parlé des apôtres qui n’étaient pas unis à lui. Il a dit : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, et vos voies ne sont pas mes voies ». Cela signifie que les gens sont unis lorsqu’ils ont la même pensée, la même volonté et la même action.

Puisque la Sainte Vierge est la Reine du Ciel et de la Terre, je suis uni à elle si j’ai toutes ses pensées, veux tout ce qu’elle veut, et fais tout ce qu’elle veut que je fasse. Je suis son esclave si ma vie se résume à faire continuellement cela, mais je suis un esclave d’amour parce que j’ai décidé de le faire par amour pour elle. Elle avait ce droit, et j’ai décidé de l’accomplir. Cette union d’âme élevée et transcendante s’exprime de cette façon et conduit à l’obéissance. Je pense parce qu’elle pense, je le veux parce qu’elle le veut ; je fais parce qu’elle veut que je fasse. Je dépends d’elle en tout.

L’obéissance ne limite pas la liberté

Comment cela se passe-t-il concrètement ?

Si je veux penser comme la Sainte Vierge, je dois penser comme l’Église catholique ; si je veux vouloir ce que veut la Sainte Vierge, je dois vouloir ce que la doctrine de l’Église m’enseigne que je dois vouloir ; si je veux faire ce que la Sainte Vierge veut que je fasse, je dois faire ce que l’esprit catholique me dit de faire. C’est ainsi que je serai l’esclave d’amour de la Vierge.

Il s’agit de se demander s’il est honteux pour une personne de dépendre ainsi de la Sainte Vierge et, plus profondément, si l’obéissance est honteuse, si la dépendance est honteuse, si la doctrine libérale à ce sujet est vraie ou fausse.

En partant d’ici, j’ai la possibilité de faire un tour en voiture, inutilement, pour me distraire ; d’un autre côté, j’ai la possibilité de rentrer chez moi pour me reposer, en faisant mon devoir. Ce que le monde suggère aujourd’hui, c’est de faire la chose agréable qui se trouve devant moi. En l’occurrence, faire une promenade. Le devoir est considéré comme une limitation de ma liberté, car il m’oblige à faire ce que je n’aime pas. Ma liberté consiste donc à faire le plus grand nombre d’actes qui me plaisent ou m’attirent. À l’inverse, le poids du devoir limite ma liberté.

Voyons ce que nous dit la doctrine catholique à ce sujet. Dans une très belle encyclique, « Libertas Praestantissimum », de Léon XIII nous enseigne exactement le contraire. Pour bien comprendre cette doctrine, il faut prendre des faits qui se produisent même en dehors de l’ordre humain.

Imaginez une volée de mouettes au bord de la mer, et qu’un enfant réussisse à attraper une mouette avant qu’elle ne s’envole. Il semblerait que l’enfant ait en quelque sorte bloqué la liberté de la mouette. Comment cela se fait-il ? Parce que la première impulsion naturelle de la mouette est de s’envoler pour manger du poisson. C’est conforme à l’ordre que Dieu a voulu mettre dans les choses. Il est donc conforme à cet ordre que la mouette se prélasse, qu’elle vole de façon magnifique, puis qu’elle plonge pour attraper le poisson. Mais ce n’est pas un droit, car un animal n’a pas de droit, et la liberté est un droit.

Imaginez que quelqu’un puisse tirer sur une comète et la détruire avec ces bombes ultramodernes. On a l’impression que la liberté de la comète aurait été restreinte, parce qu’elle était sur cette belle trajectoire naturelle et élégante, voulue par Dieu, et que son chemin normal a été interrompu par quelqu’un. Une comète n’a pas de droits, mais on peut dire que la liberté de la comète a été interrompue.

La liberté de l’homme consiste à faire le bien

Léon XIII affirme qu’il en va de même pour la créature humaine. Il y a beaucoup de vérités que l’homme voit, et sa nature même le pousse à les désirer. Le premier mouvement de l’âme humaine face au bien est de le suivre. L’homme veut donc pratiquer le bien, comme la mouette veut prendre son envol. Et la liberté de l’homme consiste à suivre ce mouvement, comme la liberté de la mouette, consiste à prendre son plein envol.

Mais il y a dans l’homme quelque chose qui diminue la possibilité de faire le bien : c’est la tentation, un poids qui l’entraîne ailleurs. Quel est l’effet propre de la tentation ? Léon XIII dit qu’elle diminue la liberté de l’homme. Les hommes seraient beaucoup plus libres s’ils n’étaient pas tentés ; la tentation est le contraire de la liberté. La liberté n’est pas le péché, mais la vertu. Le péché est le contraire de la liberté. Comme la mouette dans les airs, nous serions beaucoup plus libres si nous n’étions pas tentés.

La vraie liberté de l’homme, poursuit Léon XIII, n’est pas de faire tout ce qui lui passe par la tête, y compris le mal, mais de suivre toujours sa première bonne impulsion, sans admettre aucun obstacle qui puisse la gêner. La vraie liberté réside dans le devoir. C’est là le vrai concept de la liberté.

Cela est tout à fait vrai et contredit complètement la notion libérale. Le libéralisme est réduit en miettes avec ce concept, ce qui est pourtant évident.

Un autre exemple. Un homme se met en colère contre un autre. Il se rend compte qu’il ne doit pas lui dire un mot dur parce que cela va à l’encontre de ses intérêts et qu’il perdra, disons, une bonne affaire. Quel homme est vraiment libre : celui qui, pour faire une bonne affaire, se retient et ne dit pas un mot dur, ou celui qui dit un mot dur et perd l’affaire ? Le premier est libre, le second est esclave. D’où l’expression « esclave du vice ».

La vraie liberté consiste à faire son devoir, et nul n’est plus libre que celui qui obéit à des lois justes et à des autorités justes. C’est la première notion à retenir.

Ma liberté consiste à rechercher toute la vérité

Une deuxième notion que Léon XIII développe : si je m’analyse, je vois que je peux trouver beaucoup de vérités en utilisant mon intelligence. Mais je m’aperçois aussi que d’autres comprennent mieux que moi beaucoup d’autres vérités. Et même, souvent, d’autres, moins intelligents que moi, comprennent mieux certaines choses. Dieu nous a créés de telle sorte que chacun d’entre nous voit beaucoup de choses que personne d’autre ne voit, ou les voit plus clairement.

J’en arrive alors à cette conclusion : si d’autres voient des choses que je ne suis pas capable de voir, si ma liberté consiste à voir toute la vérité et à satisfaire mon appétit de vérité, je dois savoir consulter ceux qui sont plus capables que moi pour certaines choses, et suivre leur avis sur ces choses de préférence au mien. C’est ainsi que je réponds à mon appétit de connaître toute la vérité. C’est pourquoi nous nous adressons à des techniciens, à des spécialistes, à des gens qui ont une grande expérience de la vie, à des gens qui ont une grande hauteur de vue. Parce qu’ils sont capables, dans certaines situations d’urgence, de trouver un chemin que nous ne trouverions pas par nous-mêmes.

L’homme qui veut être vraiment libre, qui veut mener à son terme sa tendance au bien, accepte d’être contrôlé et dirigé par les plus capables. Ce faisant, il donne une magnifique preuve de sa liberté. On s’aperçoit alors que le fait même d’être commandé est encore la forme la plus haute de la liberté. Un homme vraiment libre demande conseil le plus naturellement du monde. Il accepte d’être influencé pour être plus libre. C’est ainsi qu’il peut réaliser ce qu’il désire au plus profond de lui-même, c’est-à-dire connaître toute la vérité.

Mais ce n’est pas tout. Tout homme qui n’est pas un « mégalo » à outrance comprend qu’il est souvent partial lorsqu’il s’agit de se juger, et se juge donc avec bienveillance. Aujourd’hui même, j’ai lu l’histoire d’un prêtre qui était favorable à l’homosexualité. La raison qu’il donnait était la suivante : les homosexuels sont faits ainsi ; aucun homme ne doit se restreindre, car il a le droit d’être libre ; s’il ne se restreint pas et peut faire ce qu’il veut, le résultat est qu’il peut pratiquer l’homosexualité. C’est un résultat logique dans la « civilisation de la liberté ». Ce prêtre a eu le triste et criminel courage d’aller jusqu’au bout des principes défendus par les libéraux.

C’est ainsi que l’on peut arriver aux plus grands crimes, aux plus grandes abjections. Il a voulu, il est libre, il l’a fait. En fait, il défend l’esclavage de l’individu qui n’a pas voulu résister et qui est tombé dans le péché contre nature.

L’esclavage à la Sainte Vierge est la suprême liberté

Il s’ensuit que la forme suprême de la liberté est d’accepter l’autorité de ceux qui nous aident à pratiquer la vérité et le bien, c’est-à-dire à faire ce que nous voulons vraiment faire. Il n’y a donc pas de liberté plus claire et plus sublime que d’être esclave de la Vierge. C’est le summum de la dignité humaine, car cela signifie faire, en toute chose, ce que nos meilleures inclinations nous poussent à faire.

Quelle en est la conséquence pour nous lorsque nous nous consacrons à la Sainte Vierge ? C’est d’avoir l’amour de l’autorité, c’est-à-dire de comprendre sa fonction et celle de l’obéissance, et de réaliser qu’en nous faisant si petits devant elle, nous faisons quelque chose de sublime et très digne. Nous ne devons jamais avoir honte d’obéir, de suivre l’autre, car c’est la plus haute dignité de l’homme.

L’épopée se forme dans l’obéissance

Quelqu’un dira : « Qu’en est-il des guerriers médiévaux fougueux, des pairs de Charlemagne, de ces hommes formidablement virils ? Étaient-ils aussi comme cela ? »

C’est exactement cet esprit qui rend un homme capable d’une épopée. Quand un homme a une telle volonté, il dit : « La vérité, je la veux jusqu’au bout, coûte que coûte ; le bien, je le veux jusqu’au bout, coûte que coûte. Je m’efforcerai donc, par tous les moyens de connaître la vérité et le bien. Mais, connaissant ma faillibilité, je vais renoncer à tout résoudre dans ma tête et consulter l’enseignement de l’Église catholique, qui vaut plus que ma tête. Je veux donc être certain de ce que je pense parce que c’est ce que pense l’Église ; c’est une certitude bien plus grande que celle que j’ai dans ce que je pense par moi-même, parce qu’une Église divine et infaillible me l’a enseigné ».

Puis dites : « Je veux faire ce que je dois faire, mais ma volonté est faible, elle fait des erreurs. Je vais suivre ceux qui ont de Dieu la mission de me dire de faire ce que je dois faire. Même si cela paraît fou, même si cela paraît absurde, tant que ce n’est pas un péché, je serai plus sûr de faire le bien en faisant ce qu’on me dit qu’en agissant de mon propre chef ».

C’est pourquoi cette phrase de l’Écriture s’applique à la Sainte Vierge : « Tibi servire regnare est » — être ton serviteur, c’est être roi. Être l’esclave de la Vierge, c’est être roi. C’est pourquoi nous devons nous consacrer à elle, non pas comme quelqu’un qui a honte, mais comme quelqu’un qui en est honoré. Notre fierté est de savoir obéir par un acte de suprême volonté.

Je termine par un très bel épisode que raconte Montalembert dans l’introduction de son livre sur Sainte Elisabeth de Hongrie. Il raconte qu’un cheikh arabe, qui avait été emprisonné par les croisés, se promenait en France et regardait toutes ces magnifiques cathédrales. Dans l’une d’entre elles, probablement une abbaye, il demanda : « Qui l’a construite ? » On lui montre des frères laïcs en train de prier. Déconcerté, il demande : « Comment des hommes aussi humbles peuvent-ils construire des monuments aussi élevés ? »

Je trouve cela magnifique. Les plus grands actes de panache dans la vie viennent d’âmes qui connaissent la gloire de l’obéissance. L’obéissance n’est pas le contraire du courage et de la virilité ; c’est la fleur du courage et de la virilité.

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