L’Ospolitik vaticane eut de nombreux critiques dans le monde entier, à commencer par ceux qui auraient dû en être les bénéficiaires et qui au contraire déclarèrent en avoir été les victimes: les chrétiens de l’Europe de l’Est. La manifestation d’opposition publique la plus notable, dans le camp catholique, fut indubitablement la déclaration historique de resistance publiée en 1974 dans 21 quotidiens de divers pays par les TFP existant alors en Europe et dans le monde. Plinio Corrêa de Oliveira était l’auteur et le premier signataire de cette déclaration historique.
En 1972, la “détente” avait connu une extraordinaire impulsion du fait des voyages de Nixon en Chine et en Russie[1]. L’objectif de la politique développée à échelle mondiale par le président américain et son secrétaire d’Etat Kissinger était identique à celui de la politique que Willy Brandt, le chancelier allemand socialiste, développait à échelle européenne: il s’agissait d’une “convergence” entre le bloc occidental et le bloc communiste. L’unique résultat de cette politique de collaboration, fondée sur l’axe privilégié Washington-Moscou, fut de renvoyer de vingt ans, grâce aux soutiens économiques, l’inévitable écroulement de l’empire communiste, tandis que l’agressivité soviétique continuait de croître en proportion des aides reçues de l’Occident.
Dans le domaine ecclésiastique, Mgr Agostino Casaroli[2], “ministre des Affaires Etrangères” de Paul VI, poursuivait une politique d’entente avec le communisme semblable à celle de Brandt et de Kissinger. Une des plus illustres victimes de l’Ospolitik vaticane fut le cardinal Mindszenty, primat de Hongrie et héros de la résistance anticommuniste, qui, en 1974, fut destitué par Paul VI de l’archidiocèse d’Esztergom et exilé à Rome afin de faciliter le rapprochement entre le Saint-Siège et le gouvernement communiste hongrois[3].
“Dans ce panorama de dévastation générale – écrivit Plinio Corrêa de Oliveira – le cardinal Mindszenty se dresse comme le grand combattant, celui qui soulève une affaire internationale de taille. Il se montre d’une intransigeance inébranlable qui sauve l’honneur de l’Eglise et du genre humain. Son exemple arbore le prestige d’une pourpre romaine intacte, portée par un berger plein de courage et d’abnégation. Il donne aux catholiques le témoignage qu’il n’est pas licite d’imiter les foules qui plient le genou devant Bélial”[4].
Peu de jours après, le 10 avril 1974, en insertion publicitaire dans la “Folha de S. Paulo”, parut une ample déclaration de la TFP brésilienne intitulée La politique vaticane de détente envers les gouvernements communistes. Pour la TFP: ne pas intervenir ou résister?.
En cette même année, à l’occasion d’un voyage à Cuba, Mgr Casaroli avait affirmé que “les catholiques qui vivent à Cuba sont heureux sous le régime socialiste” et que “les catholiques et, en général, le peuple cubain, n’ont pas la moindre difficulté avec le gouvernement socialiste”[5]. Cet épisode est rappelé dans la déclaration de la TFP à côté d’autres non moins significatifs: le voyage en Russie en 1971 de Mgr Willibrands, président du Secrétariat pour l’Union des Chrétiens, afin de rencontrer l’évêque “orthodoxe” Pimène, homme de confiance du Kremlin, et le soutien accordé par le cardinal Silva Henríquez, archevêque de Santiago du Chili, au leader marxiste Salvador Allende.
Face à ces faits, Plinio Corrêa de Oliveira, au nom de la TFP, écrivait avec un langage respectueux mais, en même temps, très ferme:
“La diplomatie vaticane de détente avec les gouvernements communistes crée pour les catholiques anticommunistes une situation qui les touche profondément, mais beaucoup moins en tant qu’anticommunistes qu’en tant que catholiques. En effet on peut leur poser à tout moment une question fort embarrassante: l’action anticommuniste qu’ils entreprennent ne mène-t-elle pas à un résultat opposé à celui souhaité par le Vicaire de Jésus-Christ? Peut-on concevoir un catholique cohérent dont l’action aille dans un sens opposé à celle du Pasteur des pasteurs ? Cette question implique par conséquent un dilemme pour tous les catholiques: cesser le combat, ou mettre au clair leur position.
Cesser le combat, nous ne le pouvons pas. Nous ne le pouvons pas à cause d’un impératif de la conscience catholique qui est la nôtre. Car, si le devoir de tout catholique consiste à faire le bien et combattre le mal, notre conscience nous impose de prôner la doctrine traditionnelle de l’Eglise et de lutter contre la doctrine communiste. (…) L’Eglise n’est pas, l’Eglise ne fut en aucun temps, l’Eglise ne sera jamais une prison pareille pour les consciences. Le lien d’obéissance au successeur de Pierre que nous ne casserons amais, que nous aimons du plus profond de nos âmes, auquel nous consacrons le meilleur de notre amour – ce lien, nous l’embrassons au moment où, imprégnés de douleur, nous affirmons notre position. Et à genoux, un regard de vénération tourné vers la figure de S.S. le Pape Paul VI, nous lui manifestons toute notre fidélité.
Dans cette démarche filiale nous disons au Pasteur des pasteurs : notre âme est Vôtre, notre vie est Vôtre. Commandez ce que vous désirez. Mais ne nous demandez pas de nous croiser les bras devant le loup rouge qui donne l’assaut. Notre conscience s’y oppose”[6].
L’obéissance à la hiérarchie catholique, qui nous est imposée par le catéchisme et par notre foi, n’est pas inconditionnelle; elle a certainement des limites, ainsi que l’affirment tous les théologiens. Le Dizionario di Teologia morale des cardinaux Roberti et Palazzini explique par exemple: “il est clair qu’il n’est jamais licite d’obéir à un Supérieur qui commande une chose contraire aux lois divines et ecclésiastiques; il faudrait alors rappeler les paroles de saint Pierre: il faut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes (Actes, 5, 29)”[7].
Cette légitime “désobéissance” à un ordre en soi injuste en matière de foi et de morale peut aller, en certains cas particuliers, jusqu’à la résistance même publique à l’autorité ecclésiastique. Arnaldo V. Xavier da Silveira, dans une étude consacrée à la Résistance publique à des décisions de l’autorité ecclésiastique[8], l’a bien démontré en avançant des citations de saints, de docteurs de l’Eglise et d’illustres théologiens et canonistes qui prouvent combien, en cas de “danger imminent pour la foi”[9] (saint Thomas d’Aquin) ou d’ “agression des âmes”[10] (saint Robert Bellarmin), est légitime le droit des fidèles à la résistance même publique à l’autorité ecclésiastique.
De là la licéité d’une attitude de “résistance”: “une résistance qui n’est pas séparation ni révolte, ni acrimonie, ni irrévérence. Au contraire, elle est fidélité, union, amour, soumission”[11]. En se référant à l’attitude de saint Paul qui “résista ouvertement” à saint Pierre[12], Plinio Corrêa de Oliveira écrivait: “Notre attitude de résistance a le même sens que celle de Saint Paul”[13]. Cette attitude de résistance fut exprimée publiquement par toutes les Associations de défense de la Tradition, Famille et Propriété, et les entités alliées existant alors en Amérique et en Europe.
Vingt ans après le Concile, l’Instruction sur certains aspects de la ‘théologie de la libération’ de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi[14], définissant le marxisme comme “une honte de notre temps”, sembla donner raison à l’attitude de “résistance” à l’Ostpolitik assumée par la TFP et les catholiques anticommunistes du monde entier[15].
Notes :
[1] Selon P. Corrêa de Oliveira, “on peut affirmer sans exagération que, depuis le temps de la bolchevisation de la Russie, le communisme n’eut pas de victoire comparable” à celle qui lui a été permise par la détente: “même les renoncements catastrophiques de Roosevelt à Yalta n’égalent pas, en mal, les résultats plus profonds de la “chute des barrières idéologiques” oeuvrée par le couple Nixon-Kissinger” (A crisi louca, dans “Folha de S. Paulo”, 18 août 1974).
[2] Né près de Piacenza en 1914, Agostino Casaroli fut ordonné prêtre en 1937 et entra en 1940 au service de la Secrétairerie d’Etat où il accomplit toute sa carrière ecclésiastique. En 1963, il reçut de Jean XXIII la mission de se rendre à Budapest et à Prague afin d’examiner la possibilité de prendre des contacts avec ces gouvernements. C’est ainsi qu’il commença cette longue série de voyages et de rencontres dans les pays de l’Est communiste qui lui fit entreprendre, surtout à l’époque de Paul VI, la réalisation de la politique vaticane connue sous le nom d’Ostpolitik. Jean-Paul II le créa cardinal en 1979, préfet du Conseil pour les Affaires Publiques de l’Eglise et son secrétaire d’Etat, charge qu’il exerça jusqu’au 1er décembre 1990. Voir Alceste Santini, Casaroli, l’uomo del dialogo, Edizioni San Paolo, Cinisello Balsamo 1993.
[3] Du cardinal Jozsef Mindszenty cf. les Mémoires, Editions de la Table Ronde, Paris 1974. Lorsque, le 5 février 1974, la nouvelle de sa destitution devint publique, le cardinal Mindszenty fit un communiqué dans lequel il déclarait n’avoir jamais renoncé à sa charge d’archevêque ni à sa dignité de Primat de Hongrie et soulignait que “la décision a été prise unilatéralement par le Saint Siège” (id., p. 412).
[4] P. Corrêa de Oliveira, Ao grande criador do caso imenso, dans “Folha de S. Paulo”, 31 mars 1974. Cf. aussi id., La gloria, la alegria, la honra, dans “Folha de S. Paulo”, 10 février 1974; id., Ternuras que arrancariam lágrimas, dans “Folha de S. Paulo”, 13 octobre 1974; id., Conforme quiera Budapest, dans “Folha de S. Paulo”, 20 octobre 1974.
[5] Cf. “O Estado de S. Paulo”, 7 avril 1974. Au cours du voyage qui eut lieu entre le 27 mars et le 5 avril 1974 sur invitation de l’épiscopat cubain, Mgr Casaroli eut des entretiens avec des membres du gouvernement et avec Fidel Castro. L’année suivante il se rendit dans la République Démocrate Allemande et du 30 juillet au 1er août il participa en tant que délégué spécial de Paul VI, à la Conférence sur la “sûreté” de Helsinki où il signa, au nom du Saint Siège, l’acte final.
[6] P. Corrêa de Oliveira, La diplomatie vaticane de détente avec les gouvernements communistes. Le document fut publié intégralement dans “Catolicismo” (n. 280 (avril 1974)) et 36 journaux brésiliens. Il fut ensuite reproduit dans 73 journaux et revues de onze pays sans jamais recevoir aucune objection quant à son orthodoxie et à son exactitude canonique.
[7] Gregorio Manise o.s.b., Obbedienza, dans DTM, p. 1115.
[8] Arnaldo Vidigal Xavier da Silveira, La nouvelle Messe de Paul VI: qu’en penser?, Diffusion de la Pensée Française, Chiré-en-Montreuil 1975, p. 319-334.
[9] Selon saint Thomas d’Aquin, il existe un droit de résister publiquement, en des circonstances données, à une décision du Pontife Romain. Le Docteur Angélique affirme à ce propos: “étant considéré un danger pour la foi, les prélats doivent être repris, publiquement même, par leurs sujets. Ainsi saint Paul, qui était sujet de saint Pierre, le reprit-il publiquement en raison d’un danger imminent de scandale en matière de foi. Et, comme le dit le commentaire de saint Augustin, ‘saint Pierre lui-même donna l’exemple à ceux qui gouvernent afin que ceux-ci, s’éloignant quelquefois de la droite voie, ne refusent pas comme illégitime une correction qui leur vient même de leurs sujets’ (Gal. 2, 14)” (Summa Theologica, II-II, 33, 4, 2).
[10] Un autre grand théologien, le cardinal jésuite saint Robert Bellarmin, champion des droits de la Papauté dans la lutte contre le protestantisme, affirme: “de même qu’il est licite de résister au Pontife qui attente au corps, de même est-il licite de résister à celui qui attente à l’âme, ou qui perturbe l’ordre civil, ou, surtout, à celui qui tente de détruire l’Eglise. Je dis qu’il est licite de lui résister en ne faisant pas ce qu’il ordonne et en empêchant l’exécution de sa volonté; il n’est pourtant pas licite de le juger, punir et déposer, puisque de tels actes sont propres à un supérieur” (De Romano Pontefice, II, 29).
[11] P. Corrêa de Oliveira, La diplomatie vaticane de détente, cit.
[12] Gal. 2, 11.
[13] P. Corrêa de Oliveira, La diplomatie vaticane de détente, cit.
[14] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius, cit.
[15] La déclaration fut saluée par Plinio Corrêa de Oliveira comme “le jet d’eau frais et bénéfique d’une lance de pompiers”. “Pour quelqu’un qui éprouvait de l’inquiétude face à ce spectacle, à ce moment tragique qui pouvait bien vite devenir apocalyptique, – commenta Plinio Corrêa de Oliveira – constater qu’une institution comme la Congrégation pour la Doctrine de la Foi affirmait, noir sur blanc, l’incompatibilité de la doctrine catholique avec le marxisme, est comme voir arriver soudainement, le jet d’eau frais et bénéfique d’une lance de pompiers alors qu’on se trouve dans un incendie. Et c’est à moi qui fus, en tant que président du conseil national de la TFP brésilienne, le premier signataire de la déclaration de résistance à l’Ostpolitik vaticane, de rendre justice en manifestant en ce moment-ci la joie, la gratitude et surtout l’espérance que j’éprouve, au milieu de l’incendie, pour ce soulagement. Je sais qu’il y a des frères dans la foi externes aux rangs de la TFP, surtout au dehors du Brésil, qui s’abstiennent de manifester des sentiments analogues car ils pensent surtout qu’une seule lance n’éteint pas un incendie. Je pense moi aussi qu’une seule lance n’éteint pas un incendie. Mais ceci ne m’empêche pas de la saluer comme un événement bénéfique. D’autant plus que je n’ai aucune preuve que nous allions rester avec cette seule lance. L’instruction du cardinal Ratzinger n’a-t-elle pas été inattendue? Un pas inattendu n’invite-t-il pas à en attendre d’autres dans la même direction, eux aussi plus ou moins inattendus?” (Un primo ostacolo agli errori diffusi dalla “teologia della liberazione”, dans “Cristianità”, n. 117 (janvier 1985)).