Plinio Corrêa de Oliveira

 

 

Chapitre VII
 
L'essence de la Révolution

 

 

 

 

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Révolution et Contre-Révolution

Titre original: Revolução e Contra-Revolução

Publié dans Catolicismo, São Paulo, Brésil, Avril 1959 (I et II), Janvier 1977 (III)

Edité par la Société Française pour la Défense de la Tradition, de la Famile et de la Propriété - TFP

2, avenue de Lowendal 75007 PARIS

Dépôt légal : 4ème trimestre 1997

ISBN: 2-901039-24-3

Une fois décrite brièvement la crise de l'Occident chrétien, il est opportun de l'analyser.

 

1. La Révolution par excellence

Le processus de crise étudié dans cet ouvrage est, nous l'avons dit, une Révolution.

 

A. Sens du mot « Révolution »

Nous donnons à ce vocable le sens d'un mouvement qui vise à détruire un pouvoir ou un ordre légitimes pour les remplacer par un état de choses (et non un ordre de choses) ou un pouvoir illégitimes.

 

B. Révolution sanglante ou non sanglante

Une révolution peut donc, à la rigueur, ne pas être  sanglante. Celle traitée ici s'est développée et se développe par toutes sortes de moyens, sanglants ou non sanglants. Considérées dans leurs conséquences les plus profondes, les deux guerres mondiales de ce siècle, par exemple, constituent des chapitres qui comptent parmi les plus sanglants de cette Révolution. De son côté, la législation de plus en plus socialiste adoptée par tous les peuples actuels - ou presque - est un de ses progrès capitaux, mais non sanglant.

 

C. L'ampleur de cette Révolution

La Révolution a souvent renversé les autorités légitimes, leur en substituant d'autres sans le moindre titre de légitimité. Mais il y aurait erreur à penser qu'elle se borne à cela. Son principal objectif ne consiste pas à détruire tels ou tels droits individuels ou familiaux. Elle veut bien davantage: elle veut détruire un ensemble, un ordre de choses légitime, et le remplacer par une situation illégitime. Et « ordre de choses » ne dit pas tout. C'est toute une vision de l'univers et une manière d'être de l'homme que la Révolution prétend abolir, avec l'intention de les substituer par d'autres radicalement opposées.

 

D. La Révolution par excellence

On comprend alors que cette Révolution ne soit pas seulement une révolution, mais la Révolution.

 

E. La destruction de l'ordre par excellence

En effet, l'ordre de choses en cours de destruction est la chrétienté médiévale. Or cette chrétienté n'instaura pas un ordre quelconque, possible parmi beaucoup d'autres. Elle réalisa, en des circonstances inhérentes aux époques et aux lieux, le seul ordre authentique pouvant exister entre les hommes, c'est-à-dire la civilisation chrétienne.

Dans l'encyclique « Immortale Dei », Léon XIII décrivit en ces termes la chrétienté médiévale: « Il fut un temps où la philosophie de l'Evangile gouvernait les Etats. A cette époque l'influence de la sagesse chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs publiques, toutes les classes et toutes les relations de la société civile. Alors la religion instituée par Jésus-Christ, solidement établie dans le degré de dignité qui lui est dû, était partout florissante grâce à la faveur des princes et à la protection légitime des magistrats. Alors le Sacerdoce et l'Empire étaient unis par une heureuse concorde et l'amical échange de bons offices. Organisée de la sorte, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste et subsistera, consignée qu'elle est dans d'innombrables documents que nul artifice des adversaires ne pourra détruire ou obscurcir » (19).

Ainsi ce qui a été détruit depuis le XVe siècle, cela même dont la destruction est presque entièrement consommée aujourd'hui, c'est la disposition des hommes et des choses selon la doctrine de l'Eglise, maîtresse de la Révélation et de la loi naturelle. Cette disposition est l'ordre par excellence. Ce qu'on veut donc lui substituer est, « per diametrum », son contraire: la Révolution par excellence.

La Révolution en cours a sans aucun doute connu des précurseurs ainsi que des préfigures. Arius et Mahomet furent des préfigures de Luther, par exemple. A différentes époques, apparurent aussi des utopistes qui rêvèrent des jours très semblables à ceux de la Révolution. En diverses occasions enfin, des peuples ou des groupes humains tentèrent de concrétiser un état de choses analogue aux chimères de celle-ci.

Mais tous ces rêves, toutes ces préfigures ne sont rien - ou bien peu de chose - comparés à la Révolution dont nous voyons le processus s'accomplir. Par son radicalisme, son universalité, sa fougue, elle s'est introduite si profondément dans les peuples et elle va si loin qu'elle constitue quelque chose d'absolument unique dans l'Histoire, et conduit nombre d'esprits pondérés à se demander si réellement nous ne sommes pas arrivés aux temps de l'Antéchrist. Il semble en effet que nous n'en soyons pas loin, à en juger par les paroles du Saint Père Jean XXIII, glorieusement régnant: « Nous vous disons en outre qu'en cette heure terrible où l'esprit du mal cherche à détruire le règne de Dieu par tous les moyens, nous devons mettre en œuvre toutes nos énergies à le défendre, si nous voulons éviter à notre cité des ruines immensément plus grandes que celles accumulées par le tremblement de terre d'il y a cinquante ans. Comme le relèvement des âmes deviendrait alors plus difficile, une fois que les fausses idéologies de notre temps les eussent séparées de l'Eglise ou rendues esclaves ! ». (20)

 

2. Révolution et légitimité

A. La légitimité par excellence

La notion de légitimité n'a été en général envisagée que dans ses rapports avec les dynasties ou les gouvernements. Si l'on prête attention aux enseignements de Léon XIII dans l'encyclique « Au Milieu des Sollicitudes », du 16 février 1892 (21), on ne peut en effet faire table rase de la question de la légitimité dynastique ou gouvernementale, puisqu'il s'agit d'une très grave question de morale que les consciences droites doivent considérer avec toute l'attention nécessaire.

Ce n'est toutefois pas à ce genre de problèmes seulement que s'applique l'idée de légitimité.

Il existe une légitimité plus haute: celle qui caractérise tout ordre des choses dans lequel se réalise effectivement la Royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ, modèle et source de la légitimité de toutes les royautés et de tous les pouvoirs terrestres. Lutter en faveur de l'autorité légitime est un devoir, et un devoir grave. Il ne faut cependant pas voir la légitimité des détenteurs de l'autorité seulement comme un bien excellent en soi, mais aussi comme un moyen en vue d'atteindre un bien encore supérieur: la légitimité de tout ordre social, de toutes les institutions et de tous les milieux. C'est ce qui arrive avec la disposition de toutes les choses selon la doctrine de l'Eglise.

 

B. Culture et civilisation catholique

L'idéal de la Contre-Révolution est par conséquent de restaurer et favoriser la culture et la civilisation catholique. Cet ensemble de thèses serait incomplet s'il ne contenait pas une définition de ce que nous entendons par « culture catholique » et « civilisation catholique ». Les termes « civilisation » et « culture » peuvent prendre des sens très divers. Nous ne prétendons pas prendre ici position dans une question de terminologie. Nous nous limitons à employer ces vocables comme des étiquettes de précision relative pour désigner certaines réalités. Nous sommes plus soucieux, en effet, de donner une idée véritable de ces réalités que d'en discuter les termes.

Une âme en état de grâce possède, à un degré plus ou moins grand, toutes les vertus. Illuminée par la foi, elle dispose des éléments nécessaires pour former l'unique vision véritable de l'univers.

L'élément fondamental de la culture catholique est la vision de l'univers élaborée selon la doctrine de l'Eglise. Cette culture ne comprend pas seulement une instruction, c'est-à-dire la possession des informations nécessaires à une telle élaboration, mais aussi une analyse et une coordination de ces données conformément à la doctrine catholique. Elle ne se restreint pas au domaine théologique, philosophique, ou scientifique mais embrasse toute la connaissance humaine, se reflète dans l'art et implique une affirmation de valeurs qui imprègnent tous les aspects de l'existence.

La civilisation catholique est la structuration, selon la doctrine de l'Eglise, de toutes les relations humaines, de toutes les institutions humaines et de l'Etat lui-même.

 

C. Caractère sacral de la civilisation catholique

Un tel ordre de choses est, certes, fondamentalement sacral et suppose la reconnaissance de tous les pouvoirs de la Sainte Eglise, et en particulier ceux du Souverain Pontife: un pouvoir direct dans le domaine spirituel; un pouvoir indirect dans le domaine temporel pour ce qui concerne le salut des âmes.

La société et l'Etat ont effectivement comme finalité la pratique de la vertu par la communauté des personnes. Or les vertus que l'homme est appelé à cultiver sont les vertus chrétiennes, au premier rang desquelles se trouve l'amour de Dieu. La société et l'Etat ont donc une fin sacrale (22).

C'est bien entendu à l'Eglise qu'appartiennent les moyens appropriés au salut des âmes. Mais la société et l'Etat disposent d'instruments efficaces au service de la même fin qui, mûs par le haut, produisent des effets supérieurs à eux-mêmes.

 

D. Culture et civilisation par excellence

On déduit aisément de ces observations que la culture et la civilisation catholiques sont la culture par excellence et la civilisation par excellence. Il faut ajouter qu'elles ne peuvent exister que chez des peuples catholiques. Bien que l'homme puisse connaître les principes de la loi naturelle à travers sa seule raison, aucun peuple ne peut en effet, sans le Magistère de l'Eglise, en conserver la connaissance intégrale de manière durable (23). D'où il suit qu'un peuple ne professant pas la vraie religion ne peut pratiquer tous les Commandements d'une manière durable (24). Et comme sans la connaissance ni l'observation de la loi de Dieu il ne peut y avoir d'ordre chrétien, la civilisation et la culture par excellence ne sont possibles que dans le giron de la Sainte Eglise. C'est ce que déclarait saint Pie X: la civilisation « est d'autant plus vraie, plus durable, plus féconde en fruits précieux qu'elle est plus nettement chrétienne; et d'autant plus décadente, pour le grand malheur de la société, qu'elle se soustrait davantage à l'idée chrétienne. En conséquence, par la force intrinsèque des choses, l'Eglise se rend aussi, de fait, la gardienne et la protectrice de la civilisation chrétienne ». (25)

 

E. L'illégitimité par excellence

Si en cela consistent l'ordre et la légitimité, on voit facilement en quoi consiste la Révolution. C'est le contraire de cet ordre: c'est le désordre et l'illégitimité par excellence.

 

3. La Révolution, l'orgueil et la sensualité - Les valeurs métaphysiques de la Révolution

Deux notions conçues comme valeurs métaphysiques expriment bien l'esprit de la Révolution: l'égalité absolue et la liberté complète. Les passions qui la servent le plus sont l'orgueil et la sensualité.

Puisque nous évoquons les passions, il convient d'éclaircir le sens que nous donnons à ce terme dans ce travail. Pour ne pas allonger notre exposé, et en accord avec plusieurs auteurs spirituels, chaque fois que nous mentionnerons les passions comme fauteurs de la Révolution, nous nous référerons aux passions désordonnées. Et selon le langage commun, nous étendrons le mot passion à toutes les impulsions qui entraînent l'homme vers le péché en raison de la triple concupiscence: celle de la chair, celle des yeux et l'orgueil de la vie (26).

 

A. Orgueil et égalitarisme

La personne orgueilleuse soumise à l'autorité d'une autre hait tout d'abord le joug qui pèse concrètement sur elle.

Dans un deuxième temps, elle hait d'une façon générale toute autorité, tout joug et, plus encore, le principe même d'autorité considéré de manière abstraite.

Haïssant toute autorité, elle hait également toute supériorité, quelle qu'elle soit.

Dans tout cela réside une véritable haine de Dieu (27).

Cette haine de toute inégalité va si loin que certains, jouissant d'une situation hautement privilégiée, ont gravement exposé celle-ci et l'ont même perdue, uniquement pour ne pas avoir accepté la supériorité de celui qui se trouvait à un rang plus élevé.

Plus encore: l'orgueil, au comble de la virulence, pourrait conduire une personne à lutter en faveur de l'anarchie et à refuser le pouvoir suprême qui lui serait offert, parce que la simple existence de ce pouvoir affirme implicitement le principe d'autorité auquel tout homme en tant que tel - l'orgueilleux y compris - peut être soumis.

L'orgueil peut ainsi conduire à l'égalitarisme le plus radical et le plus complet.

Cet égalitarisme radical et métaphysique prend divers aspects.

a) Egalité entre les hommes et Dieu : de là proviennent le panthéisme, l'immanentisme et toutes les formes ésotériques de religion qui visent à établir entre Dieu et les hommes des rapports d'égalité, et à doter l'humanité des propriétés divines. L'athée est un égalitaire qui veut éviter l'affirmation absurde selon laquelle l'homme est Dieu, et qui admet pour cela un autre concept absurde en affirmant que Dieu n'existe pas. Le laïcisme est une forme d'athéisme et, par conséquent, d'égalitarisme. Il proclame qu'il est impossible de certifier l'existence de Dieu et donc que l'homme, dans la sphère temporelle, doit agir comme si Dieu n'existait pas, c'est-à-dire comme une personne ayant détrôné Dieu.

b) Egalité dans le domaine ecclésiastique : selon les cas, suppression du sacerdoce muni des pouvoirs d'ordre, de magistère et de gouvernement, ou tout au moins d'un sacerdoce doté de degrés hiérarchiques.

c) Egalité entre les diverses religions : toute discrimination religieuse est antipathique parce qu'elle porte atteinte à l'égalité fondamentale entre les hommes. C'est pourquoi les différentes religions doivent recevoir un traitement rigoureusement égal. Se prétendre une véritable religion, à l'exclusion des autres, c'est affirmer une supériorité contraire à la douceur évangélique et, au surplus, faire preuve d'inhabileté politique puisque cela ferme l'accès des cœurs.

d) Egalité dans le domaine politique : suppression ou tout au moins atténuation de l'inégalité entre gouvernants et gouvernés. Le pouvoir ne vient pas de Dieu, mais de la masse qui commande et à laquelle le gouvernement doit obéir. S'y rattache la proscription de la monarchie et de l'aristocratie comme régimes intrinsèquement mauvais, parce qu'antiégalitaires. Seule la démocratie est légitime, juste et conforme à l'esprit des Evangiles (28).

e) Egalité dans la structure de la société : suppression des classes, spécialement de celles qui se perpétuent par voie héréditaire. Abolition de toute influence aristocratique dans la direction de la société et dans le ton général que cette classe donne à la culture et aux mœurs. La hiérarchie naturelle constituée par la supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel disparaîtra par le dépassement de la distinction entre l'un et l'autre.

f) Abolition des corps intermédiaires entre les individus et l'Etat ainsi que des privilèges, éléments inhérents à chaque corps social. Quelle que soit la haine que la Révolution porte à l'absolutisme monarchique, elle hait encore davantage les corps intermédiaires et la monarchie organique médiévale. Car l'absolutisme monarchique tend à placer les sujets, y compris ceux qui occupent les rangs les plus élevés, sur un pied d'égalité, dans une position inférieure, annonçant déjà l'anéantissement de l'individu et l'anonymat qui atteignent leur paroxysme dans les grandes concentrations urbaines de la société socialiste. Parmi les groupes intermédiaires qui doivent être abolis, la famille occupe la première place. Tant que la Révolution n'aura pas réussi à la supprimer, elle cherchera à la rabaisser, la mutiler et la discréditer de toutes les manières.

g) Egalité économique : rien n'appartient à personne, tout appartient à la collectivité. Suppression de la propriété privée, du droit de chacun au fruit intégral de son propre travail et au choix de sa profession.

h) Egalité dans les aspects extérieurs de l'existence : la variété tourne facilement à l'inégalité. Le corollaire en est la diminution autant que possible de la diversité dans les vêtements, les habitations, les meubles, les habitudes, etc.

i) Egalité des âmes : la propagande uniformise pour ainsi dire toutes les âmes, leur enlevant leurs caractéristiques et presque leur propre vie. Les différences de psychologie et de comportement entre les sexes tendent elles-mêmes à s'atténuer le plus possible. Disparaît ainsi le peuple qui est essentiellement une grande famille d'âmes harmonieusement diversifiées, et réunies autour de ce qui leur est commun. Et surgit la masse, avec sa grande âme vide, collective, esclave (29).

j) Egalité dans toutes les façons de se traiter en société : entre plus âgés et plus jeunes, patrons et employés, professeurs et élèves, mari et femme, parents et enfants, etc.

k) Egalité dans l'ordre international : l'Etat est constitué d'un peuple indépendant exerçant sa souveraineté sur un territoire. La souveraineté est, dans le droit public, l'image de la propriété. Une fois admise l'idée de peuple, avec les caractéristiques qui le différencient des autres, et celle de la souveraineté, nous nous trouvons forcément en présence d'inégalités: inégalité de capacité, de vertu, de nombre, etc. Une fois admise l'idée de territoire, surgit l'inégalité quantitative et qualitative des différents espaces territoriaux. L'on comprend donc que la Révolution, fondamentalement égalitaire, rêve de fondre toutes les races, tous les peuples et tous les Etats en une seule race, un seul peuple et un seul Etat (30).

l) Egalité entre les diverses parties d'un même pays : pour les mêmes raisons et par un mécanisme analogue, la Révolution tend à abolir, à l'intérieur des nations actuellement existantes, tout le sain régionalisme politique, culturel, etc.

m) Egalitarisme et haine de Dieu : saint Thomas enseigne (31) que la diversité des créatures et leur échelonnement hiérarchique sont un bien en soi, car les perfections du Créateur resplendissent mieux dans la Création de cette manière. Il ajoute que, parmi les anges (32), comme parmi les hommes, dans le Paradis terrestre comme sur cette terre d'exil (*), la Providence institua l'inégalité. C'est pourquoi un univers de créatures égales éliminerait dans toute la mesure du possible la ressemblance des créatures avec leur Créateur. Haïr par principe toute espèce d'inégalité revient donc à s'opposer métaphysiquement aux meilleurs éléments de ressemblance entre le Créateur et la création: c'est haïr Dieu.

(*) cf. op. cit., I, q. 96, a. 3 et 4.

n) Les limites de l'inégalité : de cette exposition doctrinale, on ne peut évidemment conclure que l'inégalité soit toujours et nécessairement un bien.

Les hommes sont tous égaux par leur nature et diffèrent seulement par leurs accidents. Les droits qui leur viennent du simple fait d'être hommes sont égaux pour tous: droit à la vie, à l'honneur, à des conditions d'existence suffisantes et donc au travail, à la propriété et à la pratique de la vraie religion. Les inégalités qui portent atteinte à ces droits se dressent contre l'ordre instauré par la Providence.

Toutefois, si elles respectent ces limites, les inégalités provenant d'accidents comme la vertu, le talent, la beauté, la force, la famille, la tradition, etc. sont justes et conformes à l'ordre de l'univers (33).

 

B. Sensualité et libéralisme

Marchant de pair avec l'orgueil, générateur de tout égalitarisme, la sensualité, considérée dans le sens le plus large du terme, est la source du libéralisme. C'est dans ces tristes profondeurs que se trouve la jonction entre les deux principes métaphysiques de la Révolution, l'égalité et la liberté, par ailleurs contradictoires sous tant de points de vue.

a) Empreinte de la hiérarchie dans l'âme : Dieu, qui imprima un sceau hiérarchique dans toute la création, visible et invisible, l'imprima aussi dans l'âme humaine. L'intelligence doit guider la volonté qui doit à son tour gouverner la sensibilité. Il existe dans l'homme, comme conséquence du péché originel, une lutte de tous les instants entre les appétits des sens et la volonté guidée par la raison: « Je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison » (34).

Mais la volonté, reine contrainte à gouverner des sujets en tentative continuelle de révolte, possède toujours les moyens de vaincre... tant qu'elle ne résiste pas à la grâce de Dieu (35).

b) Empreinte de l'égalitarisme dans l'âme : comme le processus révolutionnaire, à la recherche du nivellement général, s'apparente souvent à une usurpation de l'autorité par ceux qui doivent obéir, il ne pouvait manquer d'entraîner, au niveau des puissances de l'âme, la lamentable tyrannie des passions déchaînées sur une volonté affaiblie et une intelligence obscurcie; et notamment, la domination d'une sensualité embrasée sur tous les sentiments de retenue et de pudeur.

Quand la Révolution proclame la liberté absolue comme un principe métaphysique, c'est uniquement pour justifier le libre cours des pires passions et des erreurs les plus funestes.

c) Egalitarisme et libéralisme : cette inversion dont il a été question, c'est-à-dire le droit de penser, sentir et faire tout ce que les passions effrénées exigent, est l'essence du libéralisme. Cela se manifeste clairement dans les formes les plus exacerbées de la doctrine libérale. En les analysant, on s'aperçoit que le libéralisme se préoccupe peu de la liberté pour le bien. Seule la liberté pour le mal l'intéresse. Quand il est au pouvoir, il brime avec facilité, et même de bon gré, la liberté du bien dans toute la mesure du possible. Mais il protège, favorise, exalte de maintes manières la liberté pour le mal. Ce en quoi il révèle son opposition à la civilisation catholique, qui donne au bien tout appui ainsi que toute liberté, et circonscrit le mal autant qu'elle peut.

Or cette liberté pour le mal est exactement la liberté de l'homme pris comme « révolutionnaire » dans son for intérieur, c'est-à-dire lorsqu'il consent à la tyrannie des passions sur son intelligence et sa volonté.

Le libéralisme pousse ainsi sur le même arbre que l'égalitarisme.

Dans la mesure où l'orgueil engendre la haine de toute autorité (36), il conduit d'ailleurs à une attitude nettement libérale. Il doit être considéré à ce titre comme un facteur actif du libéralisme. Cependant, lorsque la Révolution prit conscience de ce que la liberté engendrait l'inégalité chez les hommes, inégaux par leurs aptitudes et leur zèle, elle résolut, par haine de celle-ci, à sacrifier celle-là. Ici se trouve l'origine de sa phase socialiste. Cette phase ne constitue qu'une étape. La Révolution espère établir à son terme final un état de choses dans lequel la liberté totale coexisterait avec l'égalité complète.

Historiquement, le mouvement socialiste n'est ainsi qu'un raffinement du mouvement libéral. Le libéral authentique accepte le socialisme précisément parce que celui-ci interdit tyranniquement mille choses bonnes, ou du moins innocentes, et qu'il favorise la satisfaction méthodique - parfois même sous un aspect d'austérité - des passions les plus mauvaises et les plus violentes comme l'envie, la paresse, la luxure. Le libéral entrevoit d'autre part que l'accroissement de l'autorité dans un régime socialiste n'est, dans la logique du système, qu'un moyen pour arriver à l'anarchie finale si ardemment désirée.

Les chocs entre certains libéraux - naïfs ou retardataires - et les socialistes ne représentent que des épisodes superficiels dans le processus révolutionnaire, d'inoffensifs quiproquos qui ne dérangent pas la logique profonde de la Révolution ni sa marche inexorable dans une direction qui, tout bien pesé, est en même temps socialiste et libérale.

d) La génération du « rock and roll »: tel qu'il vient d'être décrit, le processus révolutionnaire dans les âmes a produit, dans les générations les plus récentes et surtout chez les adolescents qui se laissent hypnotiser par le « rock and roll », une nouvelle tournure d'esprit. Elle se caractérise par la spontanéité des réactions primaires, sans le contrôle de l'intelligence ni la participation effective de la volonté, par la prédominance de l'imagination et des « impressions vécues » sur l'analyse méthodique de la réalité; tout cela est le fruit, dans une large mesure, d'une pédagogie qui transforme en peau de chagrin le rôle de la logique et la véritable formation de la volonté.

e) Egalitarisme, libéralisme et anarchisme : selon ce que nous avons expliqué dans les paragraphes précédents ("a" à "d"), l'effervescence des passions déréglées, d'un côté éveille la haine de tout frein et de toute loi, de l'autre fait germer la haine contre toute inégalité. Une telle effervescence conduit ainsi à la conception utopique de l’« anarchisme » marxiste, selon laquelle une humanité évoluée, vivant dans une société sans classes ni gouvernement, pourrait jouir de l'ordre parfait et de la plus totale liberté, sans que de celle-ci naisse une inégalité quelconque. C'est l'idéal à la fois le plus libéral et le plus égalitaire que l'on puisse imaginer.

L'utopie anarchiste du marxisme consiste, effectivement, en un état de choses où la personnalité humaine aurait atteint un si haut degré de progrès qu'il lui serait possible de se développer librement dans une société sans Etat ni gouvernement.

Dans cette société - qui, malgré l'absence de gouvernement, vivrait dans l'ordre le plus complet - la production économique serait organisée et très développée, la distinction entre le travail intellectuel et le travail manuel serait dépassée. Un processus de sélection encore indéterminé installerait les plus capables à la direction de l'économie, sans entraîner la formation de classes.

Telles seraient les seules et insignifiantes traces d'inégalité qui persisteraient. Mais, comme cette société communiste-anarchiste n'est pas le terme ultime de l'Histoire, il semble légitime de supposer que ces traces seraient elles-mêmes abolies dans une évolution postérieure. 


Notes :

(19): Encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885, Bonne Presse, Paris, vol. II, p. 39.

(20) Message radio-diffusé du 28/12/1958, à la population de Messine pour le 50e anniversaire du tremblement de terre qui détruisit cette ville, in L'Osservatore Romano, édition hebdomadaire en langue française, du 23/1/1959.

(21) Bonne Presse, Paris, tome III, p. 112 à 122.

(22): cf. St Thomas, De Regimine Principum, I, 14 et 15.

(23) cf. Concile Vatican I, sess. III, chap. 2 - D. 1786.     

(24) cf. Concile de Trente, sess. VI, chap. 2 - D. 812.

(25) Encyclique Il Fermo Proposito, du 11 juin 1905, Bonne Presse, Paris, vol. II, p. 92.

(26):  cf. 1 Jo. 2, 16.

(27): cf. plus loin, paragraphe « m ».

(28) cf. Saint Pie X, Lettre apostolique Notre Charge Apostolique, du 25.08.1910 - A.A.S., vol. II, p. 615 à 619.

(29) cf. Pie XII, Message radiodiffusé de Noël, 1944, Discorsi e Radiomessaggi, vol. VI, p. 239.

(30) cf. Première Partie, chap. XI, 3.

(31) cf. Contre les Gentils, II, 45; Somme Théologique, I, q. 47, a. 2.       

(32) cf. Somme Théologique, I, qq. 50, a. 4.       

(33) cf. Pie XII, Message radiodiffusé de Noël, 1944, Discorsi e Radiomessaggi, vol. VI, p. 239.

(34) Rom. 7, 23.

(35) cf. Rom. 7, 25.

(36) cf. "A", supra.

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