Plinio Corrêa de Oliveira

 

 

CHAPITRE VI
 
La marche de la Révolution

 

 

 

 

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Révolution et Contre-Révolution

Titre original: Revolução e Contra-Revolução

Publié dans Catolicismo, São Paulo, Brésil, Avril 1959 (I et II), Janvier 1977 (III)

Edité par la Société Française pour la Défense de la Tradition, de la Famile et de la Propriété - TFP

2, avenue de Lowendal 75007 PARIS

Dépôt légal : 4ème trimestre 1997

ISBN: 2-901039-24-3

Les considérations précédentes nous ont apporté quelques éléments sur la marche de la Révolution, c'est-à-dire son caractère progressif, ses métamorphoses, son irruption dans la plus secrète intimité de l'homme, et sa matérialisation en actes. La Révolution a ainsi toute une dynamique bien à elle dont on peut se faire une meilleure idée en étudiant quelques aspects complémentaires de sa marche.

 

1. La force propulsive de la Révolution

A. La Révolution et les tendances désordonnées

La force propulsive la plus puissante de la Révolution réside dans les tendances désordonnées.

C'est pour cela que la Révolution a été comparée à un typhon, un tremblement de terre, un cyclone: les forces naturelles déchaînées sont en effet les images matérielles des passions humaines effrénées.

 

B. Les germes de la Révolution possèdent en puissance tous ses paroxismes

Les mauvaises passions sont, comme les cataclysmes, dotées d'une force immense quand il s'agit de détruire.

Dès le premier instant de ses grands déferlements, cette force a déjà, en puissance, toute la virulence qui se manifestera plus tard dans les pires excès. Les aspirations anarchiques du communisme, par exemple, existent de façon implicite dans les premières négations du protestantisme. S'il est vrai que, du point de vue de l'explicitation, Luther n'était que Luther, toutes les tendances, l'état d'âme, les éléments impondérables qui entouraient l'explosion luthérienne portaient déjà, d'une manière authentique et complète, quoique implicite, l'esprit de Voltaire et de Robespierre, de Marx et de Lénine (12).

 

C. La Révolution exacerbe ses propres causes

Ces tendances désordonnées se développent comme les prurits et les vices: au fur et à mesure qu'on les satisfait, elles gagnent en intensité. Les tendances produisent des crises morales, des doctrines erronées, et ensuite des révolutions. Les unes et les autres, à leur tour, exaspèrent les tendances, qui conduisent ensuite, selon un mouvement analogue, à de nouvelles crises, de nouvelles erreurs, de nouvelles révolutions. C'est ce qui explique que la société se trouve aujourd'hui dans un tel paroxysme d'impiété et d'immoralité, dans un tel abîme de désordres et de discordes.

 

2. Les intervalles apparents de la Révolution

Lorsqu'on observe les périodes de forte accalmie, on dirait que la Révolution s'est arrêtée. Il semble ainsi que le processus révolutionnaire soit discontinu et que, par conséquent, il ne soit pas un.

Or ces accalmies correspondent simplement à des métamorphoses de la Révolution. Les périodes de tranquillité apparente, de prétendus intervalles, se sont en général révélées des époques de fermentation sourde et profonde. C'est le cas de la Restauration (1815-1830) (13).

 

3. La marche d'exacerbation en exacerbation

Ce que nous avons vu (14) montre que chaque étape de la Révolution, comparée avec la précédente, n'en est qu'un raffinement poussé à l'extrême. L'humanisme naturaliste et le protestantisme s'exacerbèrent dans la Révolution française dont l'exacerbation, à son tour, produisit le grand processus révolutionnaire de bolchevisation du monde contemporain.

En effet, les passions désordonnées suivent un crescendo analogue à l'accélération dans la chute libre, et se nourrissent de leurs propres oeuvres; leurs conséquences, à leur tour, se développent avec une intensité en proportion. Et de cette façon, les erreurs engendrent les erreurs, et les révolutions s'ouvrent le chemin les unes aux autres.

 

4. Cohérence des vitesses de la Révolution

Ce processus révolutionnaire s'opère selon deux vitesses différentes. L'une, rapide, est généralement destinée à l'échec dans l'immédiat. L'autre, beaucoup plus lente, est habituellement couronnée de succès.

 

A. La vitesse rapide

Les mouvements pré-communistes des anabaptistes, par exemple, tirèrent immédiatement et en de nombreux domaines toutes ou presque toutes les conséquences de l'esprit et des tendances de la pseudo-Réforme: ils échouèrent.

 

B. La vitesse lente

Depuis plus de quatre siècles, les courants modérés du protestantisme avancent lentement d'excès en excès, passant successivement par des étapes de dynamisme et d'inertie; ils favorisent cependant, d'une manière ou d'une autre, la marche progressive de l'Occident vers le même point extrême (15).

 

C. Comment s'harmonisent ces vitesses

Il convient d'étudier le rôle de chacune de ces vitesses dans la marche de la Révolution. Car on pourrait croire inutiles les mouvements les plus rapides. Ce n'est pourtant pas le cas. L'explosion de ces extrémismes brandit un étendard, crée un point de mire fixe qui fascine, à travers son propre radicalisme, les modérés et vers lequel ceux-ci s'acheminent lentement. Le socialisme répudie ainsi le communisme mais l'admire en silence et penche vers lui. En remontant plus loin, aux dernières lueurs de la Révolution française, on pourrait en dire autant du communiste Babeuf et de ses partisans. Ils furent écrasés. Mais aujourd'hui la société suit lentement la voie qu'ils avaient indiquée. L'échec des extrémistes n'est donc qu'apparent. Ils apportent à la Révolution une collaboration indirecte mais décisive, et entraînent peu à peu, vers la réalisation de leurs chimères fautives et exaspérées, la foule des "prudents", des "modérés" et des médiocres.

 

5. Réponse à quelques objections

Muni de telles notions, l'opportunité se présente de répondre à quelques objections qui, auparavant, n'auraient pu être analysées de façon appropriée.

 

A. Révolutionnaires de petite vitesse et semi-contrerévolutionnaires

Ce qui distingue une personne déjà révolutionnaire, qui a suivi un rythme de marche rapide, d'une personne qui le devient à un rythme lent, c'est que la première n'a opposé aucune ou quasiment aucune résistance, quand le processus révolutionnaire a débuté chez elle. La vertu et la vérité n'existaient dans cette âme que superficiellement. Elles étaient comme du bois sec que la moindre étincelle pouvait enflammer. Lorsqu'au contraire le processus révolutionnaire s'effectue lentement, c'est que l'étincelle de la Révolution est tombée sur du bois vert, au moins en partie. Autrement dit, de nombreuses vérités ou vertus demeurent hostiles à l'action de l'esprit révolutionnaire. Une âme dans cette situation se trouve divisée et vit de deux principes opposés, celui de la Révolution et celui de l'Ordre.

De la coexistence de ces deux principes peuvent surgir des situations bien diverses:

a. Le révolutionnaire de petite vitesse. Il se laisse entraîner par la Révolution à laquelle il n'oppose guère qu'une résistance d'inertie.

b. Le révolutionnaire de vitesse lente mais avec des "caillots" contre-révolutionnaires. Lui aussi se laisse entraîner par la Révolution. Mais il en refuse quelque point concret. Il sera par exemple entièrement socialiste, mais conservera le goût des manières aristocratiques. Selon le cas, il en arrivera même à critiquer la vulgarité socialiste. Il s'agit là d'une résistance, sans aucun doute; mais d'une résistance sur un point de détail, toute faite d'habitudes et d'impressions, et qui ne s'élève pas jusqu'aux principes; résistance pour cela même sans grande portée, qui mourra avec l'individu; et si elle est le fait d'un groupe d'individus, le cours inexorable de la Révolution la brisera tôt ou tard - sur une ou plusieurs générations - par la violence ou la persuasion.

c. Le "semi-contrerévolutionnaire" (16). Il se distingue du précédent uniquement parce qu'en lui le processus de "coagulation" a été plus énergique, et s'est élevé jusqu'aux principes de base. De quelques principes, cela s'entend, et non de tous. En lui, la réaction contre la Révolution est plus tenace, plus vive. Elle constitue un obstacle qui ne réside pas seulement dans l'inertie. Sa conversion à une position entièrement contre-révolutionnaire est plus facile, au moins théoriquement. Un excès quelconque de la Révolution peut déterminer chez lui une transformation complète, une cristallisation de toutes les bonnes tendances dans une attitude de fermeté que la Révolution n'entamera plus. Tant que cette heureuse transformation ne se sera pas opérée, le "semi-contrerévolutionnaire" ne peut être considéré comme un soldat de la Contre-Révolution.

La facilité avec laquelle le révolutionnaire de marche lente et le "semi-contrerévolutionnaire" acceptent les conquêtes de la Révolution montre combien ils s'accommodent de tout. Bien que défendant par exemple la thèse de l'union de l'Eglise et de l'Etat, ils vivent insouciants sous le régime de fait - celui de la séparation de l'Eglise et de l'Etat - sans tenter d'effort sérieux pour rendre un jour possible la restauration de cette union dans des conditions acceptables.

 

B. Monarchies protestantes - Républiques catholiques

Une éventuelle objection à ces thèses pourrait revêtir cette formulation: si le mouvement républicain universel est vraiment le fruit de l'esprit protestant, comment expliquer que, dans le monde, il n'y ait actuellement qu'un seul roi catholique, alors que tant de pays protestants soient restés monarchiques?

L'explication est simple. Pour toutes sortes de raisons historiques, psychologiques, etc., l'Angleterre, les Pays-Bas et les nations nordiques ont beaucoup d'affinités avec la monarchie. La Révolution, en pénétrant chez elles, n'a pas réussi à éviter que le sentiment monarchique ne se "coagulât". C'est ainsi que la monarchie continue à survivre obstinément dans ces pays, bien que la Révolution y pénètre toujours plus profondément dans d'autres domaines. "Survivre"... oui, dans la mesure où mourir à petit feu peut s'appeler survivre. Car la monarchie anglaise, réduite dans une très large mesure à un rôle d'apparat, et les autres monarchies protestantes, transformées pour ainsi dire en républiques dont la magistrature suprême serait inamovible et héréditaire, agonisent doucement et s'éteindront sans bruit si les choses poursuivent leur cours.

Sans contester que d'autres causes puissent contribuer à cette survie, il convient toutefois de faire ressortir le facteur - d'ailleurs très important - qui s'insère dans le propos de notre exposition: chez les nations latines, au contraire, l'amour d'une discipline externe et visible, d'un pouvoir public doté de force et de prestige est - pour de nombreuses raisons - bien moindre.

La Révolution n'a donc pas trouvé chez elles l'obstacle d'un sentiment monarchique aussi enraciné. Elle y détrôna facilement les rois. Mais elle n'a pas eu suffisamment de force jusqu'ici pour en arracher la religion.

 

C. L'austérité protestante

Une autre objection pourrait se présenter: certaines sectes protestantes sont d'une austérité qui confine à l'exagération; comment le désir exacerbé de jouir de la vie pourrait-il donc expliquer tout le protestantisme ?

Cette objection n'est pas non plus difficile à résoudre. En pénétrant dans certains milieux, la Révolution y rencontra un amour très vif de l'austérité. C'est ainsi qu'un « caillot » s'y forma. Bien qu'elle y ait obtenu tous les triomphes en matière d'orgueil, elle ne put remporter pareil succès en matière de sensualité. Dans ces milieux, on jouit de la vie au moyen des délices discrets de l'orgueil et non des plaisirs grossiers de la chair. Il se peut même que l'austérité, échauffée par l'exacerbation de l'orgueil, ait réagi de manière exagérée contre la sensualité. Mais cette réaction, quelque obstinée qu'elle soit, est stérile: tôt ou tard, par inanition ou par violence, elle sera pulvérisée par la Révolution. Car ce n'est pas d'un puritanisme raide, froid et momifié que peut partir le souffle de vie qui régénèrera la terre.

 

D. Le front unique de la Révolution

De telles "coagulations" et cristallisations conduisent normalement à des heurts entre les forces de la Révolution. Cela pourrait faire croire que les puissances du mal sont divisées entre elles et que la conception unitaire du processus révolutionnaire est fausse.

Pure illusion. Ces forces possèdent, en vertu d'un instinct profond - qui dénote l'harmonie existant entre leurs éléments essentiels, et la contradiction seulement dans leurs accidents - une effrayante capacité à s'unir contre l'Eglise catholique chaque fois que cette dernière se trouve sur leur chemin.

Stériles dans les bons éléments qui leur restent, les forces révolutionnaires ne sont réellement efficaces que pour le mal. Et chacune de son côté attaque l'Eglise, qui ressemble ainsi à une ville assiégée par une immense armée.

Parmi ces forces, il ne faut pas omettre de citer les catholiques qui professent la doctrine de l'Eglise mais sont dominés par l'esprit révolutionnaire. Mille fois plus dangereux que les ennemis déclarés, ils combattent la cité sainte à l'intérieur de ses propres murs, et méritent bien ce que dit d'eux Pie IX: "Bien que les enfants du siècle soient plus rusés que les enfants de la lumière, leurs fraudes et leur violence seraient moins nuisibles si ceux qui en grand nombre se disent catholiques ne leur tendaient une main amie. Oui, hélas! il y en a qui ont l'air de vouloir marcher en accord avec nos ennemis et s'efforcent d'établir une alliance entre la lumière et les ténèbres, un accord entre la justice et l'iniquité au moyen de doctrines qu'ils appellent catholiques-libérales, lesquelles, s'appuyant sur les principes les plus pernicieux, flattent le pouvoir civil qui envahit les choses spirituelles et fléchissent les esprits au respect ou tout au moins à la tolérance des lois iniques au plus haut degré, comme s'il n'était pas écrit: Nul ne peut servir deux maîtres. Ceux-ci sont beaucoup plus dangereux et plus funestes que les ennemis déclarés, soit parce qu'ils secondent leurs efforts sans être remarqués, peut-être même sans s'en douter, soit parce que, en se maintenant dans certaines limites extrêmes des opinions condamnées, ils assument un semblant de probité et de pureté doctrinale qui séduit les amis imprudents de la conciliation et corrompt les honnêtes gens qui s'opposeraient à une erreur manifeste. De la sorte, ils divisent les esprits, déchirent l'unité et affaiblissent les forces qu'il faudrait lancer toutes ensemble et unies contre l'adversaire" (17).

 

6. Les agents de la Révolution: la franc-maçonnerie et les autres forces secrètes

Puisque nous étudions les forces propulsives de la Révolution, il convient de dire un mot sur ses agents.

Nous ne croyons pas que le dynamisme des passions et des erreurs humaines puisse à lui seul coordonner des moyens si variés à la poursuite d'une seule fin: la victoire de la Révolution.

Mener à bien un processus aussi cohérent, aussi continu que celui de la Révolution, à travers les mille vicissitudes de siècles entiers pleins d'imprévus de tous ordres, nous paraît impossible sans l'action de générations successives de conspirateurs à l'intelligence et au pouvoir extraordinaires. Imaginer que la Révolution soit arrivée sans cela à l'état dans lequel elle se trouve, reviendrait à admettre que des centaines de lettres de l'alphabet, jetées par une fenêtre, pussent se ranger spontanément sur le sol et former une oeuvre quelconque, "l'Ode à Satan" de Carducci par exemple.

Les forces propulsives de la Révolution ont été manipulées jusqu'ici par des agents extrêmement sagaces qui s'en sont servi pour réaliser le processus révolutionnaire.

D'une manière générale, on peut qualifier d'agents de la Révolution les sectes de toute nature que celle-ci a engendrées depuis son origine jusqu'à nos jours, pour propager la pensée et ourdir les conspirations révolutionnaires. Toutefois selon ce qui découle clairement des documents pontificaux et spécialement de l'encyclique "Humanum Genus" de Léon XIII, du 20 avril 1884, la franc-maçonnerie est la secte maîtresse autour de laquelle toutes les autres s'agencent - consciemment ou pas - comme de simples forces auxiliaires. (18)

Le succès obtenu jusqu'ici par ces conspirateurs, et en particulier par la franc-maçonnerie, est dû non seulement à leur capacité incontestable de s'organiser et de conspirer, mais aussi à leur connaissance lucide de l'essence profonde de la Révolution, comme enfin à leur dextérité à se servir, pour exécuter leurs plans, des lois naturelles - celles de la politique, de la sociologie, de la psychologie, de l'art, de l'économie, etc.

Les agents du chaos et de la subversion opèrent ainsi comme le savant qui, au lieu d'agir uniquement par lui-même, étudie et met en mouvement les forces mille fois plus puissantes de la nature.

Cela explique en grande partie le succès de la Révolution, mais constitue aussi une indication importante pour les soldats de la Contre-Révolution. 


Notes :

(12) cf. Léon XIII, Encyclique "Quod Apostolici Muneris" du 28 décembre 1878, Bonne Presse, Paris, vol. I, p. 28.

(13): cf. Première Partie, chap. IV.

(14) Cf. n° 1, C, supra.

(15) cf. Deuxième Partie, chap. VIII, 2.

(16): cf. Première Partie, chap. IX.

(17): Lettre au président et aux membres du Cercle Saint Ambroise, à Milan, du 6 mars 1873 - apud "I Papi e la Gioventù", ed. A.V.E., Rome, 1944, p. 36.

(18) Bonne Presse, Paris, vol. I, pp. 242 a 276.

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