Plinio Corrêa de Oliveira

 

Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine

© pour cette 2ème édition française: Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII

Septembre, 1995


Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.

PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine

GNP = Allocution à la Garde noble pontificale

Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur.

Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993).

Traduit du portugais par Catherine Goyard

1ère édition française: Editions Albatros, 1993.

Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).


Le "triomphe de la chaire de saint Pierre" - monument où est conservé le trône authentique de saint Pierre - dans l'abside de la basilique saint Pierre ( Photographie prise pendant la messe de canonization de la Mère Cabrini - juillet 1946 )

APPENDICE I

Genèse, développement et déclin de la «noblesse de la terre» au Brésil: la découverte, l'Empire et la République

Incorporation d'éléments analogues à la noblesse originelle

Les élites analogues à la noblesse constituent un thème intéressant à la fois pour l'Europe et pour le Nouveau Monde. C'est peut-être encore plus vrai pour celui-ci que pour celle-là car, bien qu'en certains endroits d'Amérique la noblesse ait représenté une classe sociale aux contours et au contenu juridique définis, elle n'a pas joué en tant que telle, dans la marche historique des pays américains, le rôle prépondérant qu'elle a tenu dans l'histoire du Vieux Continent.

Ce sont les élites aristocratiques, formées organiquement sur le sol américain lui-même — incorporant en leur sein les nobles venus en Amérique latine et en Amérique du Nord — qui représentèrent pendant longtemps la force de propulsion de la société temporelle.

Par leur nombre, leurs fonctions dans la vie économique et sociale ainsi que leurs relations presque continuellement pacifiques avec les classes plus modestes, les membres des élites traditionnelles remplirent une tâche de premier ordre.

Etudier ces élites offrirait aux chercheurs en «aristocratie» une base à d'utiles réflexions sur ce que pourraient être les nouvelles modalités de l'aristocratie dans la société contemporaine. Celles-ci apparaîtraient le jour où un gouvernement monarchique — on parle beaucoup aujourd'hui de la restauration de nombre d'entre eux — désirerait instaurer autour de la noblesse historique des variantes qui, par leur cachet traditionnel, ne courraient pas le risque de n'être que des perchoirs d'arrivistes. Elles formeraient ainsi des noblesses originales qui vivraient en harmonie avec le modèle originel et à côté de lui, ou se fondraient avec lui au cours du temps.

Certaines données historiques mais sommaires sur la formation de ces élites au Brésil seront présentées ici, à titre d'exemple (1).

(1) Sur la noblesse brésilienne voir p. ex. Antônio José Victoriano BORGES DA FONSECA, Nobiliarchia Pernambucana, Biblioteca Nacional, Rio de Janeiro, 1935; CARVALHO FRANCO, Nobiliário Colonial, São Paulo, 2e éd.; Fernando de AZEVEDO, Canaviais e Engenhos na Vida Política do Brasil, Edições Melhoramentos, 2e éd.; Gilberto FREYRE, Interpretação do Brasil, José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1947; Lieutenant-Colonel Henrique WIEDERSPAHN, «A Evolução da Nobreza Cavalheiresca e Militar Luso-Brasileira desde o Descobrimento até a República», in Boletim do Colégio de Armas e Consulta Heráldica do Brasil, n° 1, 1955; J. CAPISTRANO DE ABREU, Capítulos da História Colonial (1500-1800), Sociedade Capistrano de Abreu, 4e éd., 1954; Luis PALACIN, Sociedade Colonial — 1549 a 1599, Universidade Federal de Goiás, Goiânia, 1981; Manoel RODRIGUES FERREIRA, As Repúblicas Municipais no Brasil (1532-1820), Prefeitura do Município de São Paulo, São Paulo, 1980; Nelson OMEGNA, A Cidade Colonial, José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1961; Nelson WERNECK SODRÉ, Formação da Sociedade Brasileira, José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1944; Nestor DUARTE, A Ordem Privada e a Organização Política Nacional, Companhia Editora Nacional, São Paulo, 1939; OLIVEIRA VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1955; Rui VIEIRA DA CUNHA, Estudo da Nobreza Brasileira, Arquivo Nacional, Rio de Janeiro, 1966; ID., Figuras e Fatos da Nobreza Brasileira, Arquivo Nacional, Rio de Janeiro, 1975.

Le lecteur prendra ainsi connaissance de l'élaboration naturelle et organique d'une première élite née au Pernambouc, à Bahia et, dans une certaine mesure, en d'autres secteurs du Nordeste brésilien durant le cycle socio-économique de la canne à sucre.

Désirant stimuler l'exploitation de cette plante — et consolider ainsi le développement comme le peuplement des terres découvertes, tout en recueillant de là des bénéfices économiques — la Couronne portugaise concéda quelques prérogatives de l'ancienne noblesse aux producteurs possédant les fabriques appropriées à la production du sucre. Ceux-ci, «seigneurs de engenho», en vinrent à constituer une classe aristocratique, noblesse de facto.

L'élite rurale comprenait également un certain nombre de familles d'origine aristocratique portugaise, transplantées dans les puissants territoires d'outre-mer. Au fur et à mesure que la surface des terres cultivées augmentait, de nouveaux planteurs de canne à sucre n'appartenant pas à l'élite initiale apparaissaient.

Ces différentes filières de propriétaires ruraux se mêlèrent de façon tout aussi organique en une élite unique qui prospéra graduellement et devint un modèle éminent de vie et de distinction.

Les élites urbaines se développèrent spontanément selon un processus similaire.

Les villages se multipliaient sur le territoire brésilien et beaucoup s'apparentaient peu à peu à des villes. Dans ces localités, se constitua une élite formée surtout par les titulaires des hautes charges publiques, civiles ou militaires, qui alors conféraient la noblesse. A ceux-ci se joignirent progressivement un certain nombre de nobles ou de gentilshommes portugais fixés dans le Nouveau Monde lusitain.

Les besoins propres à la vie citadine firent en même temps émerger des personnes aux activités diverses, qui avaient un statut civil et économique différant nettement de celui des travailleurs manuels (par exemple médecins, commerçants, etc.). Elles formaient ce qu'on appela la catégorie des «hommes neufs». Dans le cercle restreint des villages ou des villes de l'époque, elles entretenaient naturellement de fréquentes relations avec les membres de l'élite.

Ces deux groupes vivant côte à côte fusionnèrent peu à peu et composèrent une aristocratie urbaine, une noblesse à sa façon.

Ayant accès aux principales fonctions de gouvernement de la commune, ces aristocraties, citadine et rurale, représentaient la classe dirigeante. On attribuait couramment à cet ensemble l'appellation d'«hommes bons».

Plus tard, pendant le cycle socio-économique de l'or et des pierres précieuses, puis dans celui du café, se développèrent des évolutions semblables inspirées non par simple mimétisme mais par une similitude compréhensible des circonstances. La société et la nation qui s'éveillaient alors au Brésil convenaient particulièrement à la poussée d'élites dirigeantes. Et celles-ci ne pouvaient que tirer avantage, pour grandir en quantité et en qualité, de l'assimilation graduelle par le noyau de l'élite originelle d'éléments analogues aux siens. La formation de ces derniers et leur assimilation étaient donc d'un intérêt évident pour le bien commun.

Ceux que le sujet intéresse pourront constater, dans l'étude de la constitution de la noblesse et des élites traditionnelles en Amérique espagnole, que le processus y fut différent. L'on pourra ainsi contempler la pluralité des problèmes qu'il rencontra et souleva dans les terres ibéro-américaines, ainsi que l'originalité des solutions qui y furent apportées.

*   *   *

Il est bon de souligner que l'objectif de ces données sur la «noblesse de la terre» dans le Brésil naissant, comme dans le Brésil-Royaume uni au Portugal puis Empire, est de mettre en évidence le caractère profondément naturel et organique de la formation de la classe nobiliaire, surtout dans début de notre histoire, la façon dont se modelaient alors les élites parallèles à la noblesse ainsi que l'accès spontané que l'on pouvait avoir à cette dernière à partir de ces élites.

On n'a donc pas prétendu tracer ici le tableau complet de la noblesse brésilienne, ou plutôt luso-brésilienne, à l'étape de développement structurel où elle se trouvait le 7 septembre 1822, date de l'Indépendance, ni de toutes les modifications que la législation impériale — fortement influencée par l'esprit de la Révolution française — allait introduire par la suite dans cette classe.

A — La formation des élites au Brésil

1. Les débuts

a) Les classes modestes

L’Amérique portugaise fut en grande partie peuplée par les classes modestes de la métropole. Comme le relève Oliveira Vianna, « éléments populaires, paysans du Minho, de Tras-os-Montes, des Beiras, de l'Estremadure — hommes sobres, hommes d'honneur, de peu de bien, cependant hommes de qualité, comme on le lit dans certaines lettres de sesmarias (1) — qui demandent des terres, et obscurément, silencieusement, vont se fixer avec leur bétail, gros ou menu, dans les champs et les bois de l'hinterland (2).»

Ces humbles catégories ne comptaient pas que des paysans. Alfredo Ellis Jr. raconte: «Le Portugal, pour occuper la terre brésilienne, y envoya des personnes de la bourgeoisie commerciale, de formation urbaine ou semi-urbaine, différentes du modèle rural (3).»

Parmi ces premiers arrivants, on trouvait quelques proscrits, qui n'en constituaient cependant pas la majorité.

Oliveira Lima assure: «La colonisation brésilienne réalisée par des exilés est une légende déjà réfutée. D'ailleurs le bannissement n'était pas alors lié au crime, au sens moderne du terme. Etaient punis d'exil des délits non infamants et même de simples offenses commises par des personnes de bonne condition sociale. Les deux plus grands poètes portugais, Camões et Bocage, furent condamnés à l'exil en Inde (4).» De plus, certains transfuges ayant commis des illégalités dans leurs lieux d'origine se servaient de l'émigration vers l'Amérique comme refuge, car dom João III avait ordonné «que ne serait pas poursuivi pour ses crimes celui qui viendrait ici pour se dérober aux poursuites de la justice (5).»

(1) Sesmaria: terre inculte ou abandonnée que les rois du Portugal concédaient aux agriculteurs (sesmerios).

(2) F.J. OLIVEIRA VIANNA, Populações Meridionais do Brasil, Companhia Editora Nacional, São Paulo, 3e éd., vol. I, p. 15.

(3) Amador Bueno e seu tempo - Coleção História da Civilização Brasileira (7), USP Boletim n° LXXXVI, São Paulo, 1948, p. 61.

(4) 0 movimento da Independência — 1821-1822, Companhia Melhoramentos de São Paulo, São Paulo, 1922, p. 28-29.

(5) Pedro CALMON, História do Brasil, Livraria José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1959, vol. 1, p. 170.

Au cours des siècles, des Indiens catéchisés rejoindront ces éléments: ils entraient dans ce nouveau contexte social presque toujours comme travailleurs manuels et l'Eglise lutta fermement, et sans relâche, contre leur réduction à l'esclavage. A ces Indiens, s'ajoutèrent les esclaves noirs amenés d'Afrique, dont le nombre fut plus grand au Brésil que dans les terres ou vice-royaumes dépendants de la Couronne d'Espagne où pourtant on les retrouve également.

b) Les aristocrates et les hommes de lettres

La découverte du Brésil ( Tableau de Oscar Pereira da Silva, Musée Paulista, São Paulo )

Fondation de São Vicente ( Tableau de B. Calixto, Musée Paulista, São Paulo )

Avec le temps, des personnes de rang supérieur soit par leur instruction, soit par leur naissance, vinrent de la métropole. Aptes à exercer les charges publiques, civiles ou ecclésiastiques d'un certain niveau, elles diffusaient des éléments de culture dans l'ambiance rude de la fondation.

Parmi elles, se distinguaient les gouverneurs généraux, les gouverneurs des différentes parties du Brésil et les vice-rois, sans omettre les donataires des premières capitaineries — tous nobles — dont plusieurs résidèrent même quelque temps dans leurs terres, comme Duarte Coelho, du Pernambouc, et Martim Afonso de Sousa, de São Vicente.

Se référant aux premiers habitants du Nordeste établis dans la Capitainerie de Pernambouc, Carlos Xavier Paes Barreto déclare qu'ils «ne furent pas choisis uniquement dans la masse ignorante. [...] Beaucoup de ceux qui abordèrent en Nouvelle Lusitanie étaient des descendants de magistrats et d'hommes politiques de valeur (6).»

L'historien Alfredo Ellis Jr. complète cette description: «Il était naturel que le Portugal eût envoyé là-bas des gens de toute extraction sociale.

«S'il est vrai que, parmi les exploitants du Brésil, la bourgeoisie prédominait, y sont venus aussi évidemment, dès les premiers temps, des personnes de la vieille aristocratie, hommes possédant un blason, qui trouvaient facilement leurs lignées représentées dans la grande salle du château de Cintra (7).»

Sur cette noblesse lusitaine qui fit souche au Brésil, Oliveira Lima précise que «ce ne furent pas de grands nobles, de puissants représentants des maisons de haut lignage, [...] qui passèrent outre-mer: ce furent des représentants de la petite noblesse, [...] "fidalgo", "fils de quelqu'un" constituant la caste guerrière (8).» Et il ajoute que «ce fut justement cette petite noblesse qui fournit le plus d'éléments nobles à la noblesse brésilienne comme à la noblesse hispano-américaine. C'était des gens de petits moyens et même appauvris, qui émigraient là pour "tenter l'Amérique", espérant ainsi remédier à la situation qui les oppressait dans la Péninsule (9).»

(6) Os Primitivos Colonizadores Nordestinos e seus Descendentes, Editora Melso, Rio de Janeiro, 1960, p. 20.

(7) Alfredo Ellis JR., Amador Bueno e seu tempo, p. 62.

(8) OLIVEIRA LIMA, O movimento da Independência — 1821-1822, p. 27.

(9) Instituições Políticas Brasileiras, José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 2e éd., 1955, vol. I, p.174.

c) L'exigence de la foi

Selon certains critiques de l'histoire brésilienne, les découvertes portugaises auraient eu surtout un but économique. L'idéal de l'évangélisation n'y occupait qu'une place très secondaire, peut-être même n'était-il qu'une apparence due aux vieilles traditions religieuses qui conservaient encore quelque influence dans la métropole.

Telle n'est pas la vérité. Pour les rois comme pour tout le peuple portugais, l'engagement missionnaire était de grande importance.

Le Règlement du 17 décembre 1548, donné à Tomé de Souza par le roi dom João III déclarait: «Le principal désir qui me poussa à ordonner de peupler les dites terres du Brésil fut que leurs populations se convertissent à notre sainte foi catholique (10).»

(10) Regimento de Tomé de Souza, Bibliothèque nationale de Lisbonne, Archive de la Marine, liv. I de ofícios, de 1597 à 1602.

Aussi une adhésion totale à la foi catholique était-elle exigée de tous les premiers arrivants, qu'ils appartiennent au peuple, à la bourgeoisie ou à la noblesse, qu'ils proviennent du Portugal ou d'ailleurs.

«Le Brésil se forma sans que ses habitants se préoccupassent d'unité ou de pureté de race. Durant presque tout le XVIe siècle, le territoire s'ouvrit largement aux étrangers, les autorités se souciant seulement qu'ils fussent de foi ou de religion catholique. Handelmann nota que pour être admis au Brésil au XVIe siècle, l'exigence principale était de professer la religion chrétienne: "seuls des chrétiens" — et au Portugal, cela voulait dire catholiques — "pouvaient acquérir des sesmarias". [...]

«A certaines époques, dans les débuts, on prit l'habitude d'amener un moine à bord de tout navire touchant à un port brésilien afin d'examiner la conscience, la foi et la religion des nouveaux venus. Ce qui barrait la route à l'émigrant était alors l'hétérodoxie, la tache d'hérétique dans l'âme, et non l'anomalie du corps. L'important était la santé religieuse. [...] Le moine montait à bord pour enquêter sur l'orthodoxie de l'individu comme aujourd'hui on enquête sur sa santé et sur sa race.[...]

«"Le Portugais oublie la race et considère comme égal celui qui professe une religion égale à la sienne".

«Cette solidarité s'est maintenue splendidement parmi nous à travers toute notre formation initiale, nous réunissant contre les calvinistes français, contre les réformés hollandais, contre les protestants anglais. Il est ainsi très difficile de séparer le Brésilien du catholique: le catholicisme fut réellement le ciment de notre unité (11).»

(11) Gilberto FREYRE, Casa-Grande & Senzala, Editora José Olympio, São Paulo, 5e éd., 1946, vol. I, p. 121 à 123.

2. Genèse et perfectionnement des élites initiales dans les territoires découverts

Petit à petit, l'ensemble de ces facteurs forma de façon spontanée et organique un choix de personnes très différentes les unes des autres, une élite — ou plus exactement, les rudiments d'une élite — aux membres encore souvent frustres et rudes, comme étaient frustres et rudes les premières conditions d'existence dans ce continent à la nature exubérante et farouche.

Les relations sociales qu'ils entretenaient entre eux étaient imprégnées d'une certaine égalité de manières et de genre de vie. Etant donné leur petit nombre et la pression psychologique exercée par les situations difficiles que réserve une nature encore presque vierge, il n'est pas possible d'imaginer qu'il en fût autrement.

Au long des décennies qui passaient et des générations qui se succédaient, ce groupe de gens se divisa en couches qui se différencièrent peu à peu.

a) Anoblissement par faits d'armes

La catégorie la plus haute comprenait les individus qui s'étaient signalés par de hauts faits militaires dans les luttes contre les indiens ou dans les guerres d'expulsion des hérétiques étrangers — notamment Hollandais et Français (12) — venus au Brésil pour des raisons à la fois mercantiles et religieuses.

(12) Aux XVIe et XVIIe siècles, l'influence des hérétiques dans les régions qui forment aujourd'hui la Hollande et une partie de la Belgique était très accentuée. Il est nécessaire de le préciser pour bien comprendre les invasions hollandaises au Brésil, car le catholicisme a fait de tels progrès en Hollande ces dernières décennies que l'esprit public a déjà oublié que ce pays représentait la grande place forte internationale du protestantisme.

Une chose un peu semblable eut lieu en France. Le protestantisme n'y eut jamais de prépondérance définie comme en Hollande. Mais il y constitua une force significative que Louis XIV chercha à anéantir avec la révocation de l'édit de Nantes, en 1685, et les fameuses dragonnades. Aucune de ces mesures ne réussit à faire disparaître le protestantisme de France. En obligeant les protestants réfractaires à quitter en masse le territoire français, il donna cependant à cette religion un coup profond dont elle ne se releva jamais. La religion protestante (surtout calviniste) est devenue tout à fait secondaire en France. Il n'en allait pas de même à l'époque de l'attaque de Rio de Janeiro par Villegagnon.

La tentative de débarquement au Maranhão revêtit un tout autre caractère que celle de Rio de Janeiro. Les envahisseurs français étaient catholiques cette fois-ci, et c'est à eux qu'on doit le nom de São Luis (Saint-Louis) donné à la capitale de cet Etat.

La caractéristique de la noblesse du vieux continent résidait généralement en cela. La classe militaire par excellence était en effet composée des seigneurs féodaux qui, plus que leurs compatriotes, versaient leur sang pour le bien commun spirituel et temporel. Cet holocauste plaçait les nobles dans une situation analogue à celle des martyrs. L'héroïsme dont ils faisaient presque toujours preuve témoignait de l'intégrité d'âme avec laquelle ils acceptaient leur sacrifice. Ils avaient par conséquent droit à des privilèges et des honneurs exceptionnels.

L'élévation à la noblesse d'un guerrier issu du peuple ou la promotion d'un guerrier noble à un titre supérieur constituaient donc une récompense, tout à fait juste et adéquate, de la valeur militaire.

Cette vision de la classe militaire se refléta naturellement dans la formation de la société brésilienne de l'époque.

Grand était le nombre de ceux qui justifiaient leur demande de terres «en exhibant leurs cicatrices de guerre, leurs mutilations de soldat, leur corps tailladé par l'épée d'un Normand, d'un Breton ou d'un Flamand, ou encore traversé par la flèche d'un sauvage», raconte Oliveira Vianna. «Grâce à cela, ils entraient en possession de terres —ce qui était la principale noblesse.[...] C'était la bravoure militaire qui rehaussait alors l'individu — et lui assurait des titres à la noblesse et à l'aristocratie (13).»

(13) OLIVEIRA VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, p. 177-178.

b) Anoblissement par actes de vaillance dans le défrichage du territoire

Certains se distinguaient, on vient de le voir, par le courage militaire mais d'autres mettaient ailleurs leur vaillance car «dans les débuts du Brésil, la sélection sociale se fait, comme au Moyen Age par la bravoure, la valeur, la "vertu", au sens romain du terme» (14).

C'est par conséquent à la catégorie la plus haute de la société qu'appartenaient les hommes qui se signalaient dans la tâche ardue du défrichage de l'immensité inculte du territoire, «ces titans de la conquête — race notable, dont les enfants à la mine sévère, au bras vigoureux, revêtus de cuir et empoignant une espingole de conquistador, ouvrirent les régions inhospitalières du sud et du nord du pays et qui, selon la phrase de Taunay, "firent reculer les méridiens alexandrin et tordesillan presque jusqu'au pied des Andes, à travers une forêt hostile, peuplée de dangers et de mystères" (15).»

(14) F.J. OLIVEIRA VIANNA, Populações Meridionais do Brasil, vol I., p. 102.

(15) L. AMARAL GURGEL, Ensaios Quinhentistas, Editora J. Fagundes, Mo Paulo, 1936, p. 174.

c) Anoblissement par seigneurie sur les terres et les hommes

Au fur et à mesure que se multipliait la population brésilienne, des activités purement pacifiques se développaient. L'agriculture et l'élevage prenaient possession des immenses terres concédées (les sesmarias) par les rois de Portugal.

Ces activités aussi s'environnaient d'héroïsme: «Dans les débuts, la conquête de la terre présente un caractère essentiellement guerrier. Chaque latifundium défriché, chaque sesmaria peuplée, chaque étable construite, chaque fabrique érigée a comme préambule obligatoire une dure entreprise militaire. Du nord au sud, les fondations agricoles et pastorales se font l'épée à la main. [...]

«Le processus suivi généralement dans la conquête est celui du peuplement préliminaire, c'est-à-dire le défrichage de la terre, le refoulement des Indiens, l'élimination des bêtes féroces, la culture des champs, la formation des troupeaux. C'est alors seulement que le colon, alléguant ces services, requiert la concession de la sesmaria (16).»

(16) F. J. OLIVEIRA VIANNA, O Povo Brasileiro e a sua Evolução, Ministério da Agricultura, Indústria e Comércio — Directoria Geral de Estatística, Rio de Janeiro, 1922, p. 19.

De grands propriétaires aux patrimoines solides et fructueux apparaissent ainsi et construisent pour eux-mêmes ainsi que pour les leurs, à la campagne ou à la ville, des résidences à la magnificence parfois impressionnante qui présentent souvent un caractère fortifié analogue à celui des châteaux médiévaux, comme il sera vu plus loin.

Patriarches à la descendance nombreuse, ils exerçaient leurs droits seigneuriaux sur une quantité étonnante de subalternes, esclaves ou hommes libres, et se trouvaient souvent investis de pouvoirs inhérents à l'Etat.

Traçant le portrait de son oncle et beau-père, le baron de Goiana, João Alfredo Corrêa de Oliveira (17) déclare:

«Il appartenait à des générations affectueuses qui vénéraient ces souvenirs, à des générations fortes qui aimaient la terre, dans laquelle elles voyaient reluire l'or de leur liberté, de leur indépendance, et dont elles tiraient, en récoltes abondantes, richesses et vertus. Vivre pour soi de son propre effort et de la grâce de Dieu; amasser grâce à l'économie qui est sage et à la sobriété qui est salutaire; exercer une profession sans copier les autres, sans publicité ni fourberie; se sentir fermement soutenu par une propriété indestructible qui se maintient tandis que tant d'autres se dévalorisent et passent; avoir une source intarissable de subsistance comme l'est un sol bien travaillé; tirer de lui énergie, persévérance et patience: tout cela leur paraissait, et représente vraiment, la position la plus sûre et la plus digne. Pour ces générations, la terre héritée était un fidéicommis de famille et le blason auquel on tenait plus que la vie, autant que l'honneur (18).»

Le profil moral et la situation juridique de ces grands seigneurs de la terre ressemblaient à ceux des seigneurs féodaux. Aussi l'organisation socio-économique du Brésil de cette époque a-t-elle souvent été comparée, par les historiens, à la féodalité.

Il serait incompréhensible que cette catégorie ne s'incorporât pas ipso facto à l'élite sociale dominante car, ainsi que le remarque Oliveira Vianna — en décrivant ce «qui se passa dans tout le pays à cette époque» et en citant un écrivain du

Nordeste — «posséder des terres héréditaires était signe de noblesse, le domaine devant rester indivisible entre les mains des descendants (19).»

(17) Le Conseiller João Alfredo Corrêa de Oliveira, né le 12 décembre 1835, connaissait bien la situation décrite dans ces quelques phrases. Il appartenait à une des familles les plus connues des «seigneurs de engenho» (propriétaires de sucreries) de Goiana, et entretenait des liens de parenté ou de mariage avec presque toutes les autres familles seigneuriales du Pernambouc. D'une intelligence exceptionnelle, il passa les examens de droit du Curso Juridico de Olinda et entama une brillante carrière politique au cours de laquelle il fut chargé des plus hautes responsabilités du régime impérial: sénateur, conseiller d'Etat et président du Conseil des ministres. Il fut l'un des plus actifs promoteurs du mouvement abolitionniste et, en tant que président du Conseil des ministres, signa avec la Princesse Isabelle, alors Régente de l'Empire, la «Loi d'or» du 13 mai 1888 qui abolit l'esclavage au Brésil.

La République ayant été proclamée en 1889, le «Conseiller João Alfredo» resta fidèle à ses idéaux et fut membre du Directoire monarchique, organisme chargé par la Princesse Isabelle d'orienter les actions des monarchistes brésiliens. Il mourut à Rio de Janeiro le 6 mars 1919.

(18) J.A. CORRÊA DE OLIVEIRA, «O Barão de Goiana e sua Época Genealógica», in Minha Meninice & outros ensaios, Editora Massangana, Recife, 1988, p. 56.

(19) Instituições Políticas Brasileiras, 2e éd., vol. I, p. 256-257.

d) Anoblissement par l'exercice d'un commandement dans des charges civiles ou militaires

Au cours des temps, les portes donnant accès à cette élite se diversifièrent encore.

Exercer un commandement fut toujours reconnu comme intrinsèquement honorifique, même dans le domaine privé, car il est plus honorable de diriger que d'obéir ou de servir.

Quand le commandement s'applique au domaine public, au nom de l'Etat par désignation d'une autorité supérieure, son détenteur incarne pour ainsi dire, dans l'exercice de cette fonction élevée, le pouvoir public. On doit dans ces conditions lui rendre des honneurs à la mesure de sa charge: il représente en quelque sorte celui qui détient le pouvoir suprême. Cette prééminence dure tant que le titulaire est investi de cette charge.

Lorsqu'il en est dépouillé et qu'il est réduit à la condition de simple particulier, il se trouve dans une situation de capitis deminutio. Il est comme amputé, incomplet, à la manière d'un mollusque arraché de sa coquille par les vicissitudes de la vie sous-marine. Il semble que le reste de son existence ne soit plus pour lui qu'une mélancolique attente de la mort.

Aussi était-il fréquent en Europe — d'où viennent, outre la foi et la civilisation, les façons de sentir et d'agir des Brésiliens — que les fonctions publiques fussent concédées à vie, lorsque par leur nature elles absorbaient entièrement les pensées et les activités du titulaire. Celui-ci s'identifiait à sa charge. On considérait que le fait de s'y consacrer lui donnait la possibilité d'y employer le meilleur de sa personnalité; et que cet exercice ne se dissociait pas autant de ses intérêts personnels que dans les systèmes de gouvernement et d'administration généralement adoptés aujourd'hui. L'attribution à vie d'une charge créait les conditions propices à la probité et au dévouement du titulaire.

Si l'on applique ces considérations aux hautes dignités, de plus en plus importantes et complexes au fur et à mesure qu'augmentait le petit appareil de l'Etat brésilien, il est facile de comprendre que leurs détenteurs aient été incorporés naturellement à l'élite.

En relatant les différents titres et qualités que devaient avoir les habitants des villes et villages pour jouir de la qualité de noble, Nelson Omegna mentionne: «Les fonctionnaires de la Couronne et les militaires pouvaient se compter parmi les meilleures catégories (20).»

(20) A Cidade Colonial, Livraria José Olympio Editora, Rio de Janeiro, p. 124.

Même lorsque ces fonctions de relief n'étaient que passagères, leurs titulaires en gardaient, après les avoir perdues, quelque chose du lustre qui leur était inhérent et pouvaient donc continuer à appartenir à l'élite sociale avec leur femme et leurs enfants: «Qui est roi ne perd jamais la majesté».

e) Essence familiale des élites

Dans les passages précédents ont été décrits les différents moyens permettant aux individus d'une certaine valeur personnelle de se distinguer et d'accéder à cette élite sociale appelée plus tard la «noblesse de la terre».

Mais l'aristocratie étant une institution d'essence fondamentalement familiale, la promotion sociale reçue par un homme s'étendait ipso facto à sa femme: «erunt duo in carne una» (Mt. 19, 6) dit l'Evangile à propos des époux. Et les enfants appartenaient naturellement à la même élite. Le noyau initial de la future «noblesse de la terre» était donc, plus qu'un noyau d'individus, un noyau de familles.

«La famille — comme le relève Gilberto Freyre — non l'individu, encore moins l'Etat ou toute autre société de commerce, est, dès le XVIe siècle, le grand facteur de développement du Brésil [...] arrivant à former l'aristocratie de souche la plus puissante d'Amérique (21).»

(21) Casa-Grande & Senzala, p. 107.

3. «Noblesse de la terre»

a) Eléments constitutifs et processus de formation

Les premiers exploitants nimbés du prestige de fondateurs du Nouveau Monde; les vaillants et parfois héroïques défricheurs de la forêt vierge; les courageux défenseurs de la terre contre l'étranger et l'hérétique; les premiers explorateurs de la richesse agricole qui, devenus influents par l'opulence de leurs patrimoines, posèrent les premières assises d'une économie particulièrement stable; les fonctionnaires chargés de la haute et moyenne administration, respectés pour la nature même de leurs pouvoirs: tous firent souche peu à peu et leurs descendants se lièrent entre eux, sans aucune discrimination, par le mariage. Ces derniers habitèrent des résidences plus spacieuses, bien souvent décorées d'objets provenant de la métropole ou des comptoirs lusitains des Indes et d'Extrême Orient, dans des villes se transformant en agglomérations de plus en plus importantes, embellies d'églises de haute valeur artistique, notamment au Pernambouc, à Bahia et au Minas Gerais.

L'art et la culture s'enrichissaient car les Brésiliens qui allaient étudier à Coimbra ou dans d'autres universités européennes retournaient au Brésil et y permettaient le fonctionnement d'établissements d'enseignement supérieur. Il en résultait un véritable affranchissement culturel.

Cette élite assuma tant les caractéristiques d'une aristocratie en formation, ou déjà formée, qu'elle fut couramment appelée la «noblesse de la terre».

Brandónio, le célèbre auteur du Diálogo das Grandezas do Brasil (22), rappelle d'ailleurs ce processus d'élaboration des élites pour répondre à l'objection selon laquelle il ne pouvait y avoir ici de véritable noblesse puisque les premiers arrivés n'étaient pas nobles dans leur grande majorité: «Il n'y a aucun doute là-dessus. Mais vous devez savoir que [...] les premiers à peupler le Brésil s'enrichissaient promptement grâce à la largesse de la terre et, avec la richesse, abandonnaient leur nature grossière dont les nécessités et les pauvretés éprouvées dans le royaume les avaient chargés. Leurs enfants, déjà formés par cette richesse et par l'administration de la terre, se dépouillaient de leur vieille peau, comme le font les serpents, et utilisaient toujours un langage châtié. Il se joignit de plus à eux de nombreux hommes très nobles et gentilshommes qui vinrent dans cet Etat, s'y marièrent et s'allièrent ainsi à ceux de la terre, de sorte qu'un mélange de sang suffisamment noble se réalisa entre tous.»

Palacin émet lui aussi une phrase décisive sur la formation de cette élite au Brésil: «Ainsi, à la fin du XVIe siècle, des éléments si disparates avaient déjà fusionné ici et formé une authentique noblesse, grâce à l'adoption de formes de vie et d'idéaux communs, et à l'exercice des mêmes privilèges (23).»

Selon ce même auteur, «les hauts fonctionnaires et leurs familles, les maîtres de sucreries et les grands propriétaires agricoles, les commerçants les plus importants —"commerçants du logis", comme le relève le professeur França — appartenaient à cette noblesse, ainsi que les premiers artisans du développement. Ce groupe, encore assez ouvert en raison de son récent établissement mais qui se ferme de plus en plus au fil du temps, constitue les "hommes bons", enregistrés dans les livres des chambres municipales (24).»

(22) Cf. in Luis Palacin, Vieira e a visão trágica do Barroco, Hucitec/Pró-Memória e Instituto Nacional do Livro, p. 105.

(23) Luis PALACIN, Sociedade Colonial — 1549 a 1599, Editora da Universidade Federal de Goiás, Goiânia, 1981, p. 186.

(24) Id., ibid.„ p. 181.

Ce processus organique de différenciation des catégories dans la nouvelle société brésilienne a été relevé par Fernando de Azevedo: il décrit le tissu social, «profondément différencié en classes, ou plutôt en "stratifications", dont les positions étaient déterminées par la tradition et les moeurs plus que par la loi. On trouvait dans la couche supérieure, avec ses privilèges, comme la juridiction extraordinaire, et ses immunités, comme au début l'exemption d'impôt, l'aristocratie rurale s'élevant au-dessus de la bourgeoisie (marchands et artisans), des ouvriers agricoles ainsi que des esclaves, selon un type d'organisation féodale qui n'avait pas été transplanté de la métropole mais qui surgit outre-mer, comme une institution spontanée, suscitée par les conditions spéciales du développement des terres découvertes (25).»

(25) Canaviais e Engenhos na Vida Política do Brasil - Obras completas, Edições Melhoramentos, São Paulo, 2e éd., vol. XI, p. 86.

b) Caractéristiques qui la distinguent de la noblesse européenne

Martim Afonso de Sousa, Donataire de S. Vicente ( Musée Paulista, São Paulo )

Ci-contre Carte du Brésil ( attribuée à Luis Teixeira, 1586, Bibliothèque de Ajuda, Lisbonne ).

La «noblesse de la terre» se constitua ainsi et, pendant la période lusitanienne du Brésil, forma l'apogée de la structure sociale.

Cette nouvelle terre portugaise était pénétrée de la juste conviction — alors courante également en Europe — que l'élan et le choix des voies pour le progrès du pays reviennent aux élites.

Il était donc urgent que celles-ci se composent de façon authentique et vigoureuse afin que l'élan soit puissant et le choix des voies sage.

Cette obligation poussa un groupe initial à assimiler d'autres membres qui, jouissant d'un éclat mérité à des titres divers, pouvaient s'intégrer légitimement à ce premier noyau sans le dédorer ni le rabaisser.

La «noblesse de la terre» en état de germination prit ainsi peu à peu les dimensions nécessaires en incorporant des individus et des familles qui pouvaient lui être comparés.

Ce processus, choisi organiquement en fonction des nécessités du lieu, n'était pas celui suivi par de nombreux pays d'Europe où des élites parallèles se formaient mais conservaient longtemps leur différenciation avec la noblesse. Plusieurs d'entre elles constituèrent postérieurement des noblesses authentiques mais restèrent toujours distinctes de la noblesse par excellence qui continuait à être militaire.

En Europe, l'ascension des élites non nobles se fit grosso modo en trois étapes:

— des éléments du peuple, liés entre eux par un certain mérite, s'assemblent en un groupe qui devient peu à peu une classe;

— cette classe accumule des traditions qui l'amènent à servir avec abnégation et succès, dans un domaine d'action défini, le bien commun spirituel ou temporel. Elle augmente indéfiniment en valeur et respectabilité;

— déjà parallèle à la noblesse, elle se constitue par la force de la coutume et de la loi en une noblesse diminute rationis, comme le fut longtemps en France la noblesse de robe.

Relations sociales, style de vie, mariages tissent de plus en plus de liens entre les deux noblesses. Mais survient la révolution de 1789. Il est difficile de savoir où aurait abouti cette évolution si ces classes n'avaient été détruites toutes les deux par l'hécatombe. Le plus probable est qu'elles se seraient fondues l'une dans l'autre.

Cet itinéraire historique, dicté par les circonstances spécifiques du développement social et politique de l'Europe, divergea alors sensiblement du chemin emprunté par la formation de la «noblesse de la terre» au Brésil.

*   *   *

Dans quelle mesure cette «noblesse de la terre» était-elle une noblesse authentique, reconnue comme telle par les pouvoirs publics dont la plus haute instance était alors Lisbonne, capitale du royaume ? Quelles furent les conséquences, sur ce point, du transfert en 1808 de la Cour portugaise au Brésil où le roi resta jusqu'à son retour au Portugal en 1821 ? Quelles répercussions eurent l'Indépendance et l'Empire sur la «noblesse de la terre» ? Et la République ? Voilà les nombreuses questions suggérées par ce panorama. Certaines seront traitées maintenant.

B — Cycles socio-économiques du Brésil et trajectoire historique de la «noblesse de la terre»

L'histoire socio-économique du Brésil peut être décomposée en plusieurs périodes. Bien que les auteurs ne soient pas tous d'accord sur les critères de cette division, certains lui attribuent quatre grands cycles: celui du brésil (26), celui de la canne à sucre, celui de l'or et des pierres précieuses, et enfin celui du café.

(26) Arbre de la famille des césalpiniacées dont le bois était particulièrement recherché sur les marchés européens à cause du colorant rouge qu'il est possible d'en extraire. Trouvé sur le litoral atlantique de l'Amérique du Sud, il donna son nom au Brésil.

Chaque cycle correspond au produit qui devint, durant une période déterminée, le noyau de l'économie nationale. Ceci ne veut pas dire que l'exploitation d'un produit disparaissait complètement à l'étape suivante mais seulement qu'il n'était plus la source principale des profits du pays. Ces appellations n'excluent évidemment pas l'existence des autres richesses qui marquèrent l'économie brésilienne comme l'élevage, le cacao, le tabac, le caoutchouc etc. Elles représentaient même des éléments d'importance, et parfois d'importance capitale, dans l'histoire de certain de ces grands cycles.

Ce qui caractérise pourtant le plus profondément chacune de ces phases, ce ne sont ni les méthodes ou techniques de production économique et d'exploitation de la terre, ni les dispositions particulières du milieu naturel dans lequel elles se développent, mais leurs conséquences sociales.

«Ce sont des ensembles assez vastes — déclare Fernando de Azevedo — pour mériter le nom de "civilisations agraires", comme celle du sucre ou celle du café, chacune apparue en son temps, selon les conditions naturelles et l'histoire humaine. Chacun de ces systèmes ou régimes agricoles [...] en plus de pénétrer intimement les institutions, avait tendance à forger un style de vie spécial et une mentalité propre. [...] Pour comprendre dans son ensemble la structure d'un système agraire», il faut nécessairement une «étude aussi profonde que possible des principes et des normes selon lesquels la communauté rurale se régissait, des types de relations sociales et de l'armature juridique qui ont été créés, et grâce auxquels se sont consolidées la tradition, les lois et les moeurs (27).»

(27) Fernando de AZEVEDO, Canaviais e Engenhos na Vida Politica do Brasil, p. 65.

1. Cycle du brésil et capitaineries

Trois ans après la découverte des terres brésiliennes, des comptoirs permirent l'exploitation du brésil. Ces établissements étaient chargés d'abattre les arbres et d'en empiler les troncs dans des locaux d'où il était facile de les embarquer.

Cette exploitation, exécutée principalement par des sauvages à la hache ou autres ustensiles de métal fournis par les revendeurs ne fut à l'origine d'aucun type de formation sociale particulière.

Aussi, préoccupé par la défense de ce nouveau territoire, dom João III décida-t-il d'en organiser l'administration en instaurant le régime des capitaineries héréditaires et en choisissant pour cela «des personnes décidées à s'installer au Brésil; et suffisamment riches pour l'organiser (28).»

La première lettre de donation envoyée par le roi et datée du 10 mars 1534 était adressée à Duarte Coelho. Le nombre des capitaineries s'éleva au début à douze. Le roi de Portugal recherchait, afin de les concéder, «les meilleures personnes. Anciens marins, hommes de guerre, personnages de la Cour (29).» Ce régime s'assimilait à «une sorte de féodalité (30).»

(28) Pedro CALMON, História do Brasil, vol. 1, p. 170.

(29) In., ibid.

(30) ID., ibid..

Nestor Duarte assure: «Les capitaineries représentent, par tendance et à cause de la diversification de leurs buts, une organisation féodale. L'institution féodale se distingue du pouvoir royal par deux caractéristiques: la transmission héréditaire de la pleine propriété et la fusion de la souveraineté avec la propriété. [...]

«Dans les chartes qui complétaient ces donations, il y avait une véritable hiérarchie économique, car ce sont "des contrats emphytéotiques perpétuels en vertu desquels les propriétaires de demeures familiales qui ont reçu des terres concédées par le roi se constituent tributaires perpétuels de la Couronne et des donataires, titrés capitaines généraux". C'est la hiérarchie féodale, le roi au sommet, puis, sur des degrés inférieurs, les seigneurs territoriaux et, au-dessous, les propriétaires de terres concédées ainsi que les exploitants (31).»

Dans ce régime des capitaineries, le donataire — qui jouissait des titres de capitaine et gouverneur — était un «lieutenant» du roi, selon Rocha Pombo (32). Par la lettre de donation, le monarque lui accordait une certaine quantité de terres sur la capitainerie comme propriété propre, immédiate et personnelle; le reste ne lui était attribué qu'en usufruit. Il percevait les profits du fief qui lui était adjugé par le souverain.

(31) Nestor DUARTE, A Ordem Privada e a Organização Política Nacional, Editora Nacional, Con. Brasiliana (172), São Paulo, 1939, p. 42 et 44.

(32) ROCHA Pombo, História do Brasil, W. M. Jackson Inc. Editores, Rio de Janeiro, 1942, vol. I, p.131 à 133.

Ces profits — titres et bénéfices liés à la possession de la capitainerie — étaient inaliénables, transmissibles par héritage au fils aîné mais non divisibles entre les héritiers. Dans l'ordre de succession suivaient tous les descendants mâles, du même degré de parenté mais de plus en plus jeunes, et les fils légitimes précédaient les bâtards.

Le donataire exerçait les droits de souveraineté en fonction des lois du royaume et des consignes de sa charte. Toute la juridiction civile et pénale lui revenait, il nommait le juge-auditeur ainsi que tous les fonctionnaires du Tribunal et présidait, directement ou à travers le juge-auditeur, à l'élection des juges et des officiers des Chambres.

Le capitaine exerçait en outre le droit de créer des bourgs où il le jugeait utile et d'attribuer les terres concédées par le roi à toute personne de quelque extraction que ce soit, à condition qu'elle fusse chrétienne, excepté à sa propre femme et à son successeur à la capitainerie. Il possédait tous les marais salants, les moulins à eau et toutes les autres fabriques s'élevant sur les terres de la capitainerie.

Le vingtième des bénéfices sur le brésil et la pêche lui revenait ainsi que le dixième des revenus fiscaux, les droits de port sur les fleuves et une pension annuelle de 500 reis due par les notaires des bourgs et villages de la capitainerie.

Le commerce avec le royaume était libre, celui avec l'étranger était soumis au dixième royal.

Les droits et les devoirs des habitants étaient inscrits dans les chartes. La justice, les conditions civiles et politiques leur étaient assurées par les lois et coutumes de la métropole. Le droit de demander et d'obtenir des terres concédées par le roi leur était garanti de même que l'exemption de tout impôt non déclaré dans la charte, une complète liberté de commerce et un privilège sur les commerçants étrangers.

Ils s'engageaient par contre, eux et tous leurs gens — enfants, alliés et esclaves — à suivre le capitaine en cas de guerre.

La Couronne se réservait le monopole du brésil, des épices et des médicaments, le cinquième de toutes les pierres et de tous les métaux précieux (après que le dixième eût été prélevé pour le donataire) et le dixième des récoltes et de la pêche. Le roi prenait à sa charge les dépenses du culte.

L'occupation et l'administration du sol brésilien débutaient ainsi de façon systématique. Pedro Calmon raconte du premier donataire, Duarte Coelho, que celui-ci «vint résider sur ses domaines. Il répéta l'action sage de Martim Afonso à São Vicente. Fondation de village, plantation de canne à sucre, installation de fabrique, entente avec les indiens sensés, et dur châtiment pour les hostiles (33).»

(33) Pedro CALMON, História do Brasil, vol. I, p. 172.

2. Cycle de la canne à sucre

La plantation de canne à sucre et l'installation de fabriques dont parle l'historien constituèrent l'agriculture naissante qui fixa les gens à la terre.

Le cycle de la canne à sucre commença donc dans le cadre féodal des capitaineries. «La plantation de la canne importée de Madère devint en São Vicente, Espirito Santo, Bahia, Pernambuco, Ilhéus, Itamaracá, l'activité principale, recommandée et prévue dans les lettres de donation des capitaineries du Brésil. [...] Les premiers seigneurs furent les donataires eux-mêmes (34).»

En règle générale, la plantation de la canne fut au début réalisée par des personnes qui disposaient de biens étendus, car «le prix élevé des Noirs importés rendait moins accessible la fabrique à ceux qui venaient d'arriver, à ceux qui n'avaient pas enduré longuement le climat: d'où leur petit nombre, aux mains d'une noblesse territoriale entrelaçée par les mariages, se développant, sans se presser, en milieu pauvre, où les activités devaient se résigner à un rythme tranquille (35).»

(34) Id., ibid., vol. 2, p. 355 et 356.

(35) Id., ibid., p. 358.

a) Apparition du «seigneur de engenho (36)»

Pedro Calmon parle de «noblesse territoriale». En effet l'entrée du sucre dans le royaume étant exemptée de droit, plantations de cannes à sucre et fabriques se multiplièrent. Une robuste richesse consolida peu à peu l'implantation sur ces terres découvertes, et lança les grands traits de la structure sociale du Brésil de l'époque en formant une aristocratie rurale. «Le prestige de leur organisation familiale, économique et religieuse — casa-grande (corps d'habitation principale), fabrique et chapelle —ainsi que la puissance qu'ils emmagasinaient dans leurs latifundia faisaient des propriétaires des terres fertiles du littoral une aristocratie agraire: ils furent ou devinrent les "seigneurs de engenho", les "bien-nés", les gentilshommes de leur temps (37).»

(36) [N.d.T. Engenho: littéralement, le moulin à sucre; désigne en fait la raffinerie du sucre de canne. Pour respecter la connotation de l'expression senhores de engenho, la traduction en sera «seigneur de engenho».]

(37) Fernando de AZEVEDO, Canaviais e Engenhos na Vida Política do Brasil, vol. XI, p. 107.

Un autre auteur déclare que la conséquence sociale la plus importante du cycle brésilien de la canne à sucre «fut, sans aucun doute, l'apparition du "seigneur de engenho" et du clan qui se forma rapidement autour de lui [...]

«Partant de la possession de la terre, dans notre bref schéma sur cette influence seigneuriale, nous arrivons rapidement à la constitution de l'exploitation agricole de la canne à sucre, réalisée directement par les propriétaires ou par le système du partenariat. Nous voyons donc apparaître d'abord les propriétés concédées par le roi, puis l'effort solidaire des voisins pauvres, "aides volontaires" et "secours" de la véritable occupation des sols, les uns et les autres se basant sur l'institution servile. Les facteurs se compliquent ensuite avec la fondation de la fabrique: approvisionnement en bois pour le feu et les emballages; navigation pour le transport, à l'intérieur des baies, ou bien fluviale et maritime; liens avec les négociants, intermédiaires et, bien souvent, financiers internationaux. Une fois le centre de production et de population établi, avec sa tête naturelle et le rassemblement qui en découle, viennent les conséquences que sont le mélange des races, la toute-puissance seigneuriale, l'opulence ou, tout au moins l'aisance matérielle, qui est une caractéristique générale du régime. [...]

«Voilà, en lignes générales, ce que signifie pour la formation brésilienne son cycle du sucre qui, en tant que première activité agricole et industrielle, s'éleva rapidement comme dominante dans les deux premiers siècles de la vie nationale et qui caractérisa, sous l'Empire, toute une grande région du pays» (38).

(38) Helio VIANNA, Formação Brasileira, Livraria José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1935, p. 36, 38 et 39.

b) Moeurs des «seigneurs de engenho» et ambiance qui les entourait

"Engenhos" ( raffineries de sucre ) colonials de Pernambuco au Siécle XVII

La vie de cette classe noble était au commencement austère et comportait des risques que le «seigneur de engenho» devait affronter courageusement. Il ressemblait en cela aux premiers seigneurs de la féodalité européenne.

Une description de sa maison, qui tenait à la fois de la demeure et de la forteresse comme l'était aussi le château féodal, le prouve bien: «La casa-grande — désignation courante de la résidence du "seigneur de engenho" — avait encore l'allure d'une redoute militaire». L'inventaire de Mem de Sá la décrit ainsi: «"Maison-forteresse neuve, de pierre et de chaux, au toit neuf et au sol à moitié carrelé, toute entourée de grumes pour construire des vérandas qui seront aussi carrelées." Elle comprenait en outre: "un bastion couvert et entouré de pieux" (39).»

«"Dans les propriétés agricoles, on vivait comme sur un champ de bataille", écrit Theodoro Sampaio en faisant allusion au premier siècle de la formation du Brésil. "Les riches avaient l'habitude de protéger leur demeure et leur manoir au moyen de palissades doubles et fortes à la façon des païens, garnies de serviteurs, de partisans et d'esclaves indiens, et servant d'abri aux voisins poursuivis tout à coup par les barbares" (40).»

Le progrès économique de la phase suivante apporta aux «seigneurs de engenho» des demeures de meilleure apparence et de plus de confort. «De grandes maisons avec chapelle adjacente, dominant la tuilerie et le logement des esclaves, témoignaient de la solidité des fortunes qui s'étaient élevées ici. [...] Les générations successives surent les maintenir avec la prudence de la tranquillité agricole, à l'ombre d'institutions qui garantissaient la permanence de la fabrique et sa continuité vivante, dans un isolement défensif où s'élabora, discrètement et dignement, le sentiment de classe, de nationalité et d'autonomie des seigneurs (41).»

A l'autorité patriarcale, aux pouvoirs et aux biens des «seigneurs de engenho» correspondaient «une grandeur et une magnificence considérable qui, non seulement n'échappèrent pas aux chroniqueurs de l'époque, mais causèrent une impression profonde aux voyageurs étrangers. Tout, dans ces grandes et solides maisons de pierres et de chaux, ou en briques, prouvait — en plus de la richesse — la sagesse et l'hospitalité des anciennes familles à la vie patriarcale, dont l'esprit religieux était rappelé par des croix décoratives, dans les oratoires et les chapelles (42).»

La splendeur de ces résidences seigneuriales était telle que, quand Labatut (43) traversa les domaines de Recôncavo pour aller faire le siège de la ville de Salvador, il s'exclama d'admiration en les apercevant dans le lointain: «Elles ressemblent à des principautés (44).»

(39) Pedro CALMON, História do Brasil, vol. 2, p. 360.

(40) Gilberto FREYRE, Casa-Grande & Senzala, vol. I, p. 24.

(41) Pedro Calmon, ibid., vol. 3, p. 916.

(42) Fernando de AZEVEDO, Canaviais e Engenhos na Vida Política do Brasil, vol. XI, p. 80.

(43) Officier français engagé par le gouvernement du premier Empire brésilien afin de commander l'armée dans la guerre pour la consolidation de l'Indépendance.

(44) Id., ibid., vol. XI, p. 48.

Cette opulence était accompagnée d'une hospitalité appropriée et d'une libéralité en proportion. Le père Fernão Cardim en fut impressionné: «Je m'émerveillai d'une chose durant ce voyage: la grande facilité pour héberger les hôtes. A quelque heure du jour ou de la nuit que nous arrivions, nous recevions rapidement un repas pour les cinq personnes de la Compagnie (les domestiques en plus). [...] La maison est si pleine de tout que dans cette largesse ils paraissent des comtes (45).»

L'embellissement des demeures allait de pair avec celui des vêtements des dames et gentilshommes, comme avec l'éclat de leurs distractions.

«Dans la noblesse du Pernambouc, aux commencements du XVIIe siècle, raconte l'auteur du Valeroso Lucideno (46), celui qui n'a pas de vaisselle d'argent est considéré comme miséreux, les dames ont des vêtements et des parures si riches qu'il semble que "sur leurs cheveux et leurs gorges, il ait plu des perles, des rubis, des émeraudes et des diamants" (47).»

Ce même historien ajoute peu après: «Ces aristocrates du Pernambouc gardaient encore les traditions hippiques de l'époque de dom Duarte, le Roi Chevalier; [...] il fallait voir alors leur amour de la corrida, des courses, des tournois. Excellents cavaliers, pleins de distinction et d'audace, ils dépassent tout le monde par l'élégance et la grâce de leur monture richement harnachée, couverte d'argent, par la dextérité avec laquelle ils pratiquent la tauromachie, leur allure dans les jeux de bague, de boules, et de cannes (48).» Traditions et divertissements de ce genre sont bien du goût de la noblesse portugaise.

João Alfredo Corrêa de Oliveira apporte aussi son témoignage significatif: «Les "seigneurs de engenho" formaient une classe grave, unie, bienfaisante et hospitalière, avaient de bonnes manières, montaient des chevaux forts et bien harnachés, se faisaient accompagner de pages aux uniformes galonnés; le peuple les estimait et les saluait avec respect; en ville, ils portaient l'habit aux fêtes religieuses, au conseil municipal, au tribunal et aux élections (49).»

(45) Tratados da Terra e Gente do Brasil, Livraria Itatiaia Editora, Belo Horizonte, pp. 157-158.

(46) Valeroso Lucideno: oeuvre publiée à Lisbonne en 1648, racontant le soulèvement épique du Pernambouc contre les hérétiques hollandais et écrite en pleine lutte par le frère Manuel Calado, appelé aussi frère Manuel de Salvador, un des responsables de ce soulèvement.

(47) F. J. OLIVEIRA VIANNA, Populações Meridionais do Brasil, vol. I, p. 7.

(48) Id., ibid., p. 9.

(49) J.A. CORRÊA DE OLIVEIRA, «O Bardo de Goiana e sua Época Genealógica», in Minha Meninice & outros ensaios, P. 71.

c) Activités militaires des «seigneurs de engenho»

Bataille de Guararapes: victoire remportée par João Fernandes Vieira, André Vidal de Negreiros, Henrique Dias et Filipe Camarão sur les protestants hollandais.

À droite João Fernandes Vieira, qui a refusé l'or par lequel les Hollandais tentèrent d'acheter son honneur.

La vie des gentilshommes au Moyen Age et sous l'Ancien Régime était loin de se limiter à la jouissance de leur luxe domestique et à l'éclat de leurs distractions sociales. La guerre, imposée par les circonstances, y occupait une place de choix.

Il en allait de même pour les «hommes bons» et les nobles du Brésil d'autrefois. Les «seigneurs de engenho» constituèrent la grande force qui s'opposa aux invasions hollandaises, françaises ou anglaises, aux ennemis de la foi et du roi, et qui repoussa les attaques des sauvages rebelles à l'action évangélisatrice des missionnaires. Cette aristocratie rurale renforçait son cachet noble par l'héroïsme militaire, caractère le plus essentiel de la classe nobiliaire et en même temps archétype pour les autres variantes de la noblesse.

«L'organisation de la raffinerie, à la fois fabrique et forteresse, [...] participa notablement à la défense de la terre tout le long du littoral. Fabrique et forteresse à la nombreuse population d'esclaves et d'ouvriers agricoles, voilà la demeure du "seigneur de engenho" dans les sucreries, qui oppose la résistance la plus tenace à l'invasion batave, reste intimement liée à l'histoire du cycle de l'exploitation sucrière et pose la première pierre de notre civilisation. Les plantations maintenaient, aux abords immédiats du littoral, les sucreries, dont les casas-grandes étaient entourées de murailles et construites comme des forteresses pour résister aux agressions des tribus indigènes. C'est là aussi qu'étaient forgées, avec organisation et discipline, les armes nécessaires à la défense du territoire contre les incursions de navires corsaires et les invasions hollandaises (49).»

Gilberto Freyre aborde d'ailleurs rapidement le caractère fondamentalement religieux de ces actions militaires.

«En Amérique se répéta, avec les Portugais disséminés sur un vaste territoire, le même processus d'unification que dans la péninsule: chrétiens contre infidèles. Nos guerres contre les indiens ne furent jamais des guerres de blancs contre des peaux-rouges, mais de chrétiens contre des sauvages. Notre hostilité contre les Anglais, Français, Hollandais, eut toujours un caractère de prophylaxie religieuse: catholiques contre hérétiques. [...] C'est le péché, l'hérésie, l'infidélité que l'on ne laisse pas entrer dans le domaine de la Couronne, et non l'étranger. Dans l'indigène, c'est l'infidèle qui est traité d'ennemi, non l'individu de race et de couleur différentes (50).»

(49) Fernando de AZEVEDO, A Cultura Brasileira — Introdução ao Estudo da Cultura no Brasil, Editora Melhoramentos, São Paulo, 3e éd., p. 154.

(50) Casa-Grande & Senzala, vol. I, p. 350-351.

3. Cycle de l'or et des pierres précieuses

Une fois réalisée l'implantation sur le littoral, la conquête de l'intérieur du pays est entreprise. Le cycle de l'or et des pierres précieuses, profondément marqué par l'action des explorateurs, est alors entamé. Avec eux, un nouvel aspect de l'aristocratie rurale s'ébauche.

a) Les grandes expéditions

À droite le "bandeirante" Antonio Raposo Tavares ( Musée Paulista, São Paulo ).

 

Ci-dessous la partie des "Monções" ( expéditions colonisatrices dans l'arrière-pays brésilien par vie fluviale - Almeida Júnior, Palace des Bandeirantes, São Paulo )

Pour comprendre l'importance et la grande opportunité des troupes d'explorateurs, il faut relever que la mise en valeur portugaise du territoire brésilien avait un caractère côtier, c'est-à-dire qu'elle s'était fixée plus ou moins tout au long de l'immense frontière maritime. Il restait à défricher, connaître et mettre à profit l'immense hinterland qui s'étendait au-delà de ces rivages.

L'initiative de l'Etat, c'est-à-dire de la Couronne, et l'initiative privée se mobilisèrent dans ce but.

On appelait en général entradas les opérations de défrichage réalisées sur l'initiative de la Couronne, représentée par les autorités locales, et bandeiras celles entreprises par des particuliers. Ces dernières eurent dès le début la plus grande efficacité, un rayon d'action plus étendu et des résultats bien supérieurs.

Les premières expéditions ayant le caractère de bandeiras furent, selon Rocha Pombo, celles «dirigées par Martim de S à, par Dias Adorno et par Nicolas Barreto». D'après cet historien, «la fonction de ces premières expéditions est d'ouvrir à l'intérieur du continent les grandes voies qui seront largement empruntées et devront toujours rester les valves permettant d'amener, jusqu'au plus profond des zones sauvages de l'intérieur, la vigueur renaissante des noyaux de la zone maritime (51).»

Un autre auteur relève le côté conquérant et défricheur des explorateurs: «Par leur caractère aventurier, ils cherchaient plus à étendre qu'à fixer, à conquérir qu'à établir, à explorer qu'à produire. Ils furent le bras conquérant qui élargit les frontières — et non l'ouvrier infatigable, préoccupé du pain quotidien, qui du lever au coucher du soleil fit plus tard se dresser la structure sociale du pays. Celle-ci viendra du nord, grâce à l'irradiation des noyaux culturels de Bahia et Pernambouc (52).»

Le côté lucratif était sans aucun doute un des éléments de l'élan des bandeiras. Supposer pourtant que là résidait leur unique objectif serait une lourde erreur.

«La motivation du système des expéditions privées est essentiellement morale: un peu attachée à l'ambition individuelle de trésors à découvrir, un peu attachée aussi au rêve grandiose de conquérir pour son roi [...] un immense empire, qui aurait pour frontières les limites naturelles les plus évidentes — l'Atlantique, le Rio de la Plata, le Paranà, le Paraguay, les Andes et l'Amazone (53).»

(51) ROCHA POMBO, História do Brasil, vol. II, p. 293.

(52) Almir de ANDRADE, Formação da Sociologia Brasileira, vol. I, «Os Primeiros Estudos Sociais no Brasil», Livraria José Olympio Editora, Rio de Janeiro, 1941, p. 100.

(53) F. CONTREIRAS RODRIGUES, Traços da Economia Social e Política do Brasil Colonial, Ariel Editora, 1935, p. 181.

On ne peut affirmer que la plupart des bandeirantes aient été indifférents au désir de propager la foi. Celle-ci était la conséquence obligatoire du défrichage et de l'installation de populations baptisées sur des territoires où commençait à s'exercer effectivement l'autorité royale. Les monarques portugais firent toujours en effet de cette propagation un des objectifs principaux de l'épopée des navigations, et considéraient d'un même oeil entradas et bandeiras.

«La chapelle rustique, construite de bois et d'argile, couverte de chaume, était le premier édifice public à surgir dans la confusion des campements. Elle s 'élevait partout, parfois au sommet des collines, flanquée d'une croix de bois grossier, dominant un paysage sévère, ou au fond des vallées. [...]

«Si les espérances se confirmaient, si dans le voisinage de ce cours d'eau l'or se montrait abondant, alors le camp primitif augmentait en population, les chaumières se multipliaient, des semblants de rue apparaissaient, et la petite chapelle se voyait agrandie, consolidée, quand elle n'était pas tout simplement reconstruite. Plusieurs de ces premières petites églises, certaines remontant même aux dernières années du XVIIe siècle, existent encore aujourd'hui, plus ou moins défigurées, dans les alentours actuels des villes et villages du Minas Gerais, rappelant par leur présence les premières tentatives de vie spirituelle sur cette terre brésilienne (54).»

Les habitants de la bourgade São Paulo de Piratininga (les paulistes) ont témoigné l'élévation d'âme régnant durant cette période car «combien et combien d'habitants de Piratininga, des meilleures familles, abandonnèrent leurs foyers et leurs biens pour porter secours aux habitants du Nordeste, que ce soit contre les Hollandais, ou les indiens Cariris et Guerens, ou enfin contre les Noirs de Palmares. [...] C'est à São Paulo que nous devons cette première ébauche de la nationalité, car elle n'a jamais marchandé sa protection à ceux qui, partout sur le territoire, avaient besoin d'elle (55).»

(54) Afonso Arinos de MELO FRANCO, «A Sociedade Bandeirante das Minas» in Curso de Bandeirologia, Departamento Estadual de Informações, 1946, p. 90.

(55) F. CONTREIRAS RODRIGUES, Traços da Economia Social e Política do Brasil Colonial, p. 190.

b) Expéditions privées et «noblesse de la terre»

Il faut maintenant rappeler le rôle joué par les bandeiras dans la formation de la noblesse territoriale.

En un temps où, selon l'expression de Jaime Cortesão, «São Paulo avait pour faubourgs l'Atlantique et les Andes, pour avenues le Rio de La Plata et l'Amazone (56),» les bandeirantes se recrutèrent surtout parmi les «hommes bons». Et beaucoup de ceux qui n'appartenaient pas à cette catégorie s'y assimilèrent en raison de leur intrépidité car la «bravoure était le critère de prestige social de cette époque (56).»

Aussi Oliveira Vianna affirme-t-il que «la noblesse pauliste était, avant tout, une noblesse guerrière. [...] Les titres à l'anoblissement étaient les faits de défrichement. [...]

«Il faut bien comprendre cet aspect du système des expéditions privées et de la société pauliste des Ier et IIe siècles de la découverte. Ce qui se produit là est parfaitement identique à ce qui se produisit [pendant] la première phase de la période médiévale. [...] Nous savons que, dans les premiers siècles du Moyen Age, la valeur sociale des hommes dépendait de la bravoure, c'est-à-dire du mérite guerrier. [...] C'est lui qui permettait l'entrée dans la classe aristocratique (57).»

(55) Raposo Tavares e a Formação Territorial do Brasil, Imprensa Nacional, Rio de Janeiro, 1958, p. 135.

(56) F. J. OLIVEIRA VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, 2e éd., vol. I, p. 170.

(57) Id., ibid., p. 170- 171.

4. La «noblesse de la terre» dans ses rapports avec le roi et la noblesse de la métropole

Une question se pose maintenant: quelle attitude prirent les rois de Portugal, la Cour ou là noblesse portugaise vis à vis des «hommes bons» et de la «noblesse de la terre» qui se constituait sur ces nouveaux rivages ? Les accueillirent-ils sans réserve ? Rechercha-t-on une complète assimilation, même lorsque l'appartenance à ces catégories ne provenait pas d'actes d'héroïsme ?

a) «Seigneur de engenho»: une condition au contenu nobiliaire

Citant les Diálogos das Grandezas do Brasil, Pedro Calmon raconte: «Les plus riches possèdent des raffineries de sucre avec le titre de seigneur qui leur est attaché, nom que leur concède Sa Majesté dans ses lettres et provisions; les autres disposent de simples exploitations de cannes à sucre. [...] "Seigneur de engenho" — continue Calmon — implique donc "seigneurie" avec un contenu nobiliaire à la façon féodale: ce qui comportait la magnificence. Voilà les gentilshommes du Brésil; d'ailleurs, Fernão Cardim reconnaît qu'ils "vivaient comme des comtes [...] " (58).»

Fernando de Azevedo affirme catégoriquement: «"Seigneur de engenho" était un titre de noblesse parmi les gentilshommes du Royaume (59).»

Luis Palacin ajoute: «Le titre de "seigneur de engenho" introduisait de lui-même dans les cadres de la noblesse et du pouvoir. [...] Antonil (60) comparait la sucrerie à la seigneurie européenne: "Etre "seigneur de engenho" est un titre auquel beaucoup aspirent. [...] Au Brésil, on estime les "seigneurs de engenho" autant que les gentilshommes du Royaume estiment les personnes titrées " (61).»

(58) Pedro CALMON, História do Brasil, vol. 2, p. 358.

(59) Canaviais e Engenhos na Vida Política do Brasil, p. 88.

(60) Pseudonyme du jésuite João Antonio Andreoni, qui vint au Brésil en 1711 et écrivit Cultura e Opulência do Brasil por suas Drogas e Minas.

(61) Luis PALACIN, Sociedade Colonial — 1549 a 1599, p. 181-182.

Et le père Serafim Leite, historiographe de renom dans la Compagnie de Jésus au Brésil, reprend une lettre écrite en 1614 par le jésuite Henrique Gomes, de Bahia: «"Seigneurs de engenho", "titre allégué en certaines occasions pour paraître noble, car ceux-ci sont en effet, pour la plupart, les grands du Brésil». Puis il commente: «Le caractère anoblissant de la raffinerie et de la culture de canne est signalé par tous les auteurs modernes qui traitent de la vie sociale brésilienne. L'observation du jésuite de 1614 est un bon témoignage par son ton catégorique et par l'époque où elle a été faite (62).»

C'est ce qui amène C. X. Paes Barreto à déclarer à propos des «seigneurs de engenho» «La condition de gentilhomme était attachée au sol. [...] Les planteurs n'avaient pas, comme à Rome, leurs noms inscrits sur les plaques de marbre des amphithéâtres mais possédaient toutes les prérogatives de la noblesse (63).»

(62) Père S. LEITE, História da Companhia de Jesus no Brasil, Instituto Nacional do Livro, Rio de Janeiro, 1945, t. V, p. 452.

(63) C.X. PAES BARRETO, Os Primitivos Colonizadores Nordestinos e seus Descendentes, Editora Melso, Rio de Janeiro, 1960, p. 127.

L'affirmation de ces illustres auteurs semble réclamer quelque nuance. Le lecteur ne doit pas en déduire en effet que le «seigneur de engenho» était doté, du point de vue nobiliaire, d'une situation aussi précise et déterminée, ou chargé de fonctions publiques aussi définies que la noblesse proprement dite du Portugal.

b) «Hommes d'honneur», «hommes bons»

Luis Palacin relève qu'on trouve bien sûr, dans les documents de l'époque «les expressions de noblesse consacrées pour qualifier des personnages: "gentilhomme", "chevalier", "noble". Mais ce sont des titres qui apparaissent rarement; on englobe en général dans un titre plus générique tous ceux que la richesse, le pouvoir et le prestige social tendent à égaler dans une classe unique: "principaux de la terre", "hommes puissants", "hommes très forts" sont certaines des expressions utilisées. Cependant la formule employée continuellement, et qui marque l'intention nobiliaire du pouvoir et de l'argent dans la société coloniale, est "homme d'honneur".

«Il n'est pas facile de définir précisément les contours de cet idéal de vie d'honneur. Celui-ci s'enracine certainement dans les aspirations chevaleresques de la noblesse médiévale (64).»

L'expression «hommes bons» embrassait non seulement la «noblesse de la terre» dans toute sa variété, mais aussi les catégories jouissant d'un certain prestige dans la vie sociale d'outre-mer. Alfredo Ellis Jr. explique: «Chaque bourg possédait un corps d'hommes bons": c'étaient les principaux personnages de la terre par leur naissance, la richesse de leurs biens, leur nom engagé dans de nombreuses luttes contre les sauvages, les ennemis externes ou les difficultés du milieu physique, etc (65).»

«Ces "hommes bons" — selon Oliveira Vianna — avaient leur nom inscrit sur les "Livres de la Noblesse" déposés dans les Chambres. [...] Le fait de participer à l'administration municipale — d'être inscrit sur le livre des Chambres en tant qu'homme bon" — était un signe révélateur de noblesse: attestation des "lettres de lignage" qu'on avait l'habitude de dresser à la demande des intéressés (66).»

(64) Luis PALACIN, Sociedade Colonial — 1549 a 1599, p. 184.

(65) Resumo da História de São Paulo, Tipografia Brasil, São Paulo, 1942, p. 109.

(66) Oliveira VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, vol. I, p. 162.

c) Privilèges de la «noblesse de la terre» — Gouvernement des communes

Ainsi qu'il a été vu, les élites composant la «noblesse de la terre» prouvèrent abondamment leur courage, soit en défendant le littoral brésilien contre les expéditions de pays étrangers comme la France et la Hollande, soit en défrichant et en luttant pour permettre à la population de s'installer dans l'hinterland.

Passage de l'empereur par la rue Direita, à Rio de Janeiro ( Gravure de Rugendas ).

En rétribution de leurs éminents services, le monarque concéda à ces élites de remarquables privilèges, des récompenses et des honneurs; on trouve parmi eux celui de la direction des chambres municipales. Cette attitude bienveillante de la Couronne envers la société et l'Etat du Brésil, qui commençaient à se structurer, ne se manifesta d'ailleurs pas uniquement à propos de l'héroïsme militaire.

Rocha Pombo raconte que l'aristocratie de Pernambouc, couverte de gloire après ses luttes contre les protestants hollandais, réclama certains privilèges et que «la métropole se montra extrêmement désireuse de satisfaire cette attitude du peuple de Pernambouc, faisant toutes les concessions souhaitées, acceptant toutes les demandes et confiant l'administration comme le gouvernement de la terre aux propres héros qui l'avaient libérée (67).»

La rue du Rosaire, à São Paulo ( José Wasth Rodrigues  )

Alfredo Ellis Jr. confirme: «Les pouvoirs municipaux étaient exercés par les conquistadors légitimes et par ceux qui avaient défendu la terre contre ses ennemis externes et internes (68).»

La métropole en effet chercha toujours à favoriser les autonomies légitimes des populations brésiliennes. Les membres des chambres municipales, par exemple, étaient élus. Mais cette élection ne correspondait pas à ce que l'on entend par là aujourd'hui:

«Le gouvernement de nos chambres, pendant la période coloniale, n'était pas démocratique au sens moderne du mot. Les candidats et électeurs de cette époque, personnes jouissant du droit d'éligibilité active et passive, constituaient une classe sélectionnée, une noblesse — la noblesse des "hommes bons". C'était une véritable aristocratie où figuraient exclusivement les nobles de bon lignage récemment arrivés; les descendants de ceux qui s'étaient fixés ici après leur immigration; les riches "seigneurs de engenho"; les hauts fonctionnaires civils et militaires avec leurs descendants. A cette noblesse, se juxtaposaient les membres d'une autre classe, les "hommes neufs": bourgeois enrichis dans le commerce qui avaient pénétré dans les cercles sociaux de cette noblesse de race ou de charge par leur conduite, leur façon de vivre et leur fortune, par les services rendus à la communauté locale ou à la ville (69).»

(67) ROCHA POMBO, História do Brasil, vol. III, p. 179-180.

(68) Amador Bueno e seu Tempo, p. 66.

(69) F. J. OLIVEIRA VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, vol. I, p. 162.

Alfredo Ellis Jr. confirme aussi ce privilège: «Les pouvoirs municipaux étaient exercés par les "hommes bons", c'est-à-dire ceux de la "noblesse de la terre" (70).»

C'est le communiste brésilien Caio Prado Jr., source peu suspecte, qui met aussi en évidence le privilège que représentait pour l'aristocratie rurale la direction des Chambres: «Pour octroyer les charges de l'administration municipale ne votent que les "hommes bons": la noblesse, comme on disait des propriétaires. Ils défendent soigneusement leur privilège (71).»

Manoel Rodrigues Ferreira déclare à son tour que les «noms [des élus] étaient portés à la connaissance de l'auditeur général qui les examinait et envoyait à chacun un document appelé "lettre de confirmation d'usages", ou simplement "lettre de confirmation", ratifiant le choix; les élus pouvaient alors entrer en possession de leur siège. [...]

«Les "lettres de confirmation d'usages" [...] se justifiaient car, on l'a vu, seuls les "hommes bons" du bourg (ou de la ville), qui constituaient la noblesse locale, pouvaient être élus (72).»

(70) Resumo da História de São Paulo, p. 107.

(71) Evolução Política do Brasil e outros estudos, Editora Brasiliense, São Paulo, 7e éd., 1971, p.29.

(72) As Repúblicas Municipais no Brasil, Prefeitura do Município de São Paulo, São Paulo, 1980, p. 45 et 46.

5. Une «féodalité brésilienne»

Cet exposé a décrit jusqu'à présent l'origine ainsi que le développement des pouvoirs et des élites locales dans un Brésil dépendant encore de la Couronne portugaise; de nombreux aspects de féodalité y ont déjà été relevés.

Il faut pourtant tenir compte d'une idée très répandue aujourd'hui: l'Amérique serait un continent entièrement démocratique dont le sol ne permettrait pas aux plantes «monarchie» et «aristocratie» de se développer (ce fut d'ailleurs le leitmotiv de la propagande républicaine qui renversa le trône des Bragance au Brésil). Avant de raconter ici le déclin de la «féodalité» dans le Brésil en formation, il semble donc nécessaire de mentionner certains textes d'historiens confirmant le caractère féodal de cette société brésilienne: ressemblant au modèle féodal européen, celle-ci pourrait porter le nom de «féodalité brésilienne».

Gilberto Freyre déclare: «Le peuple [portugais] qui, selon Herculano, connut à peine la féodalité, revint au cours du XVIe siècle à l'ère féodale, faisant revivre ses méthodes aristocratiques dans le peuplement de l'Amérique: une sorte de compensation ou de rectification de sa propre histoire (73).»

«Silvio Romero appela le premier siècle de notre pays: notre siècle féodal, notre Moyen Age. Martins Junior rectifie avec sagesse et esprit critique cette idée et affirme que ce Moyen Age, ou plutôt cette féodalité, existait aussi pendant les deuxième et troisième siècles (74).»

Et Charles Morazé (75) ajoute: «Ces puissants propriétaires terriens s'organisent dans une autorité toute féodale. Ils s'appuient sur une famille de type patriarcal dont la tradition est encore vivante dans le Brésil moderne (76).»

(73) Gilberto FREYRE, Casa-Grande & Senzala, vol. I, p. 347.

(74) Nestor DUARTE, A Ordem Privada e a Organização Política Nacional, p. 82.

(75) Ancien professeur de Politique à la faculté de Philosophie, Sciences et Lettres de l'Université de São Paulo. Professeur à l'Institut d'études politiques de l'Université de Paris.

(76) Les trois Ages du Brésil — Essai de Politique, Librairie Armand Colin, Paris, 1954, p. 65.

Rappelant que la famille était la base de l'ordonnance féodale, Nestor Duarte déclare que «l'organisation familiale se transplante avec le caractère propre de l'organisation portugaise et renaît ici dans des circonstances hautement propices à son prestige initial et à sa force dans les origines des sociétés humaines. Véritable résurgence des temps héroïques ou, plutôt, des temps féodaux (77).»

Ces ressemblances entre féodalités de part et d'autre de l'Atlantique doivent être soulignées, sans toutefois minimiser ni oublier ce que la structure du Brésil avait d' original.

L'importance considérable que possédaient les communes grâce à leurs libertés spécifiques était un des aspects les plus marqués de cette originalité. En effet comme cela a déjà été vu, leur organisation était éminemment aristocratique.

Charles Morazé remarque que «l'autorité municipale, vers la période où déjà, en France, régnait la centralisation de Louis XIV, maintenait dans l'ensemble du Brésil un système étroitement féodal».

Et il ajoute que la vie politique municipale du Brésil présente «une originalité assez forte qui la distingue absolument de la vie politique municipale des pays d'Europe dans la même période (78).»

Nestor Duarte déclare encore: «Dans cette commune féodalisée, ce sont les "seigneurs de engenho", — nobles de la terre revendiquant le véritable privilège d'être les uniques élus — qui composent les chambres ou le Sénat (79).»

Enfin Oliveira Vianna affirme vigoureusement de son côté: «Dans la période r initiale surtout, le service public du gouvernement municipal [...] ne pouvait être exercé que par des nobles ou des personnes qualifiées.» Quant à l'importance de ces «personnes qualifiées», elle pouvait «être estimée à leur ascendance noble, de sang (lignage) ou de charge, ou bien à leur fortune dans le cas des commerçants (à condition qu'ils vivent selon la "loi de la noblesse", comme l'on disait alors, c'est-à-dire à la façon des anciens gentilshommes de la péninsule) (80).»

(77) Nestor DUARTE, ibid., p. 126.

(78) Charles MORAZÉ, Les trois âges du Brésil — Essai de politique, pp. 65-66.

(79) Nestor DUARTE, A Ordem Privada e a Organização Política Nacional, p. 143.

(80) OLIVEIRA VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, vol. I, p. 165.

6. Centralisation du pouvoir et réduction des privilèges de la «noblesse de la terre»

a) Offensive des légistes et perte d'autonomie des communes

Toute cette structure, formée en grande partie par la coutume mais avec l'aval de la Couronne portugaise, commença à subir, vers la fin du XVIIe siècle, une forte offensive exercée depuis l'extérieur du territoire et qui provoqua peu à peu son déclin:

«L'évolution administrative et politique de la métropole se répète en Amérique. A la phase martiale des capitaines-généraux, des capitaines-majors autoritaires, succède celle, civile et lettrée, des magistrats nommés par Lisbonne et des juges administratifs. C'est le licencié en droit qui vient (ou revient) de Coimbra avec la supériorité dont il jouissait dans le royaume, sa juridiction dépassant les limites du tribunal pour englober le gouvernement municipal. [...] Il dissout ce qu'il restait de privilèges à la noblesse (c'est-à-dire aux potentats locaux) comme autrefois les juges de dom João II au Portugal avaient maîtrisé les résistances des grandes familles: avec l'arme inflexible de leur magistrature.»

Ce juge envoyé par la métropole «est enfin un légiste. [...] Il n'est pas seulement (c'est à noter) un agent du droit dogmatique: il est surtout un fonctionnaire de l'unification de l'Etat.

«La tendance centralisatrice et paternaliste de la monarchie commence par l'intervention dans les Chambres (81).»

(81) Pedro CALMON, História do Brasil, vol. 3, p. 892-893.

b) Reflux de la «noblesse de la terre» des villes vers leurs propriétés agricoles

Débarquement solennel de l'archiduchesse Léopoldine de Habsbourg-Lorraine à rio de Janeiro, le 6 novembre 1817, femme du Prince Royal, futur empereur du Brésil ( Gravure de J. B. Debret ).

Cérémonie de couronnement de Pedro Ier ( 1798-1834 ), empereur du Brésil, le 1er décembre 1822 ( Gravure de J. B. Debret ).

En se développant, les principales agglomérations s'étaient ornées d'églises, souvent d'excellente valeur artistique, de monuments imposants, d'hôtels de ville ou autres édifices publics, et de résidences de luxe. Elles présentaient de plus en plus d'attrait pour les familles des «hommes bons» et de la «noblesse de la terre». Les distractions familiales et les solennités religieuses, fréquemment revêtues de splendeur, favorisaient les relations sociales entre personnes de même catégorie; et ces relations, à leur tour, favorisaient fiançailles et mariages.

Mais sous l'influence des légistes, la «noblesse de la terre» et les «hommes bons» qui avaient gouverné jusque-là les communes avec une appréciable autonomie furent souvent mis en marge de la vie politique. Ils eurent alors tendance à refluer des villes vers leurs propriétés agricoles où ils trouvaient des étendues illimitées pour l'agriculture et l'élevage.

Cette existence tranquille et digne leur permettait de servir encore considérablement le bien commun. Oliveira Vianna explique: «Eloignée des charges supérieures du gouvernement territorial, la noblesse se replie modestement dans la pénombre rurale et élève son bétail, fabrique son sucre, exploite son or, amplifie ainsi le peuplement et la mise en valeur de l'intérieur en intensifiant ses défrichages et multipliant ses étables (82).»

(82) Populações Meridionais do Brasil, vol. I, p. 34.

Les élites rurales accroissaient ainsi leurs patrimoines et se trouvaient en état d'augmenter le faste de leur existence, non dans la vie quotidienne à la campagne, isolée et sans prétention, mais en ville dans toutes les occasions où les différentes composantes de la meilleure société se retrouvaient.

Ce que la classe aristocratique perdit en pouvoir politique, elle le récupéra donc, au moins pendant un certain temps, en prestige social.

c) Décadence de l'influence aristocratique

Mais il ne faut pas se nourrir d'illusion. Loin du littoral — auquel le commerce apportait les marchandises inspirées des dernières modes européennes ainsi que le mobilier et les objets d'usage personnel au goût du jour — la vie et les manières de la «noblesse de la terre» commençaient à stagner. Cette stagnation y favorisa inévitablement une certaine assimilation de moeurs et de façons d'être locales. En un mot, quelque rusticité se mêla à la physionomie aristocratique de ces élites de la campagne.

C'est encore Oliveira Vianna qui souligne le dilemme auquel sont confrontées nos élites: «Elles optent pour la campagne où résident leurs principaux intérêts; ou pour la ville, uniquement centre de distraction et de dissipation. Au cours des temps, elles (missent par opter pour la campagne, comme c'est naturel, puis se retirent peu à peu dans l'obscurité et le silence de la vie agricole.

«De ce recul, de cette retraite, de cette sorte de transhumance de la noblesse d'outre-mer vers l'intérieur du territoire, le comte de Cunha, notre premier vice-roi, donne un témoignage révélateur. Dans une lettre qu'il adresse au roi en 1767, il déclare: [...]

«"Ces personnes qui avaient de quoi briller et figurer dans les villes et anoblissaient celles-ci sont aujourd'hui dispersées dans les districts les plus éloignés, à une grande distance les unes des autres, sans relations avec qui que ce soit. Beaucoup d'entre elles se marient mal, certaines ne laissent même comme héritiers que des enfants naturels et des mulâtres " (83).»

Le même auteur ajoute: «Durant le IVe siècle, notre noblesse territoriale se présente presque en totalité parfaitement rurale par ses habitudes, ses moeurs, mais surtout par son esprit et son caractère. Il ne lui reste rien des traditions de l'ancienne noblesse de la péninsule si ce n'est le culte chevaleresque de la famille et de l'honneur (84).»

(83) Populações Meridionais do Brasil, p. 18.

(84) ibid., p. 23.

7. Arrivée de la Cour portugaise au Brésil

Le gouvernement des Chambres constituait un previlège de l'aristocratie rurale ( Chambre municipale d'Ouro Preto, Minas Gerais ).

Cette période de tranquillité bucolique fut interrompue par une conséquence inattendue des grandes guerres et des révolutions qui secouaient l'Europe depuis déjà 20 ans: l'arrivée dans ses terres d'outre-mer de dom João, Prince Régent du Portugal, qui portait aussi le titre de Prince du Brésil en tant qu'héritier du trône portugais. Sa mère, la reine Maria e, étant atteinte de démence, il exerçait tous les pouvoirs de monarque.

Oliveira Vianna décrit avec entrain cet événement: «Ce grand accident historique marque en effet une époque décisive et une transformation considérable dans la vie sociale et politique de notre noblesse territoriale.

«De Minas, de São Paulo, de l'intérieur du pays, notre brillant patriciat rural entame à cette époque son mouvement de descente vers Rio où se trouve la tête du nouvel Empire. Ses meilleurs éléments, la fleur de son aristocratie, commencent à fréquenter le Versailles tropical, le palais impérial de São Cristovão (85).»

A Rio de Janeiro, ils sont confrontés «d'un côté, à une bourgeoisie récente formée de commerçants enrichis par l'intensification commerciale due à la loi d'ouverture des ports; de l'autre, à une multitude aristocratique de gentilshommes portugais qui ont accompagné le roi (86).»

Cette rencontre d'éléments hétérogènes engendra bien sûr de fortes frictions. Oliveira Vianna raconte à ce propos: «Ces trois classes s'affrontaient et refusaient de fusionner, hostiles même dans l'intimité de la Cour, près du roi: les "nobles de la terre", riches de leurs raffineries sucrières et propriétés agricoles, avec leur dédain historique envers la piétaille et les marchands; les marchands, conscients de leur richesse et de leur force, rendus susceptibles par cet offensant dédain; et les Portugais en exil, avec l'orgueil de leur race de gentilshommes et le ton impertinent de civilisés se promenant en terres barbares (87).»

Pour conclure l'historique de la «noblesse de la terre», depuis la découverte du Brésil jusqu'à la constitution de l'Empire, on peut dire avec Oliveira Vianna: «Ainsi dans la vie publique, la vie privée, la vie administrative, ces organisations familiales — puissamment appuyées sur la masse de leurs clans féodaux — traversèrent les trois premiers siècles en arborant prestige et pouvoir (88).»

(85) Populações Meridionais do Brasil, p. 34-35.

(86) ibid., p. 35.

(87) ibid.

(88) Id, Instituições Políticas Brasileiras, 1re éd., 1949, vol. I, p. 270.

8. Titres de noblesse de l'Empire

La création de titres de noblesse par l'Empire eut-elle une incidence sur la «noblesse de la terre» ? Petite, presque nulle.

La constitution impériale brésilienne de 1824 ne reconnaissait pas les privilèges de naissance: «Sont abolis tous les privilèges qui n'ont pas été jugés essentiellement et entièrement liés aux charges d'utilité publique (89).»

Ce dispositif de la première constitution impériale entraînait la non- reconnaissance de l'hérédité des titres accordés par l'empereur.

Il reflétait l'individualisme et le libéralisme qui soufflèrent, en Europe comme en Amérique, au long du XIXe siècle et qui influence encore de nos jours de nombreuses institutions, lois et coutumes.

De là vint en effet l'idée que les titres de noblesse ne seraient compatibles avec les progrès de ces temps que s'ils récompensaient le mérite individuel. Les descendants ne devaient d'aucune façon tirer bénéfice des qualités de leurs ancêtres. Le titre ne pouvait donc être héréditaire.

N'étant plus qu'une récompense, il ne conférait de juridiction spécifique sur aucune parcelle de territoire national et encore moins sur des terres appartenant à la personne titrée. La dissociation scrupuleuse entre propriété privée et pouvoir politique était considérée comme essentielle pour qu'un régime désirant se conformer aux principes de la Révolution française ne se confondît pas avec la féodalité, contre laquelle les factions libérales soulevaient encore une vive campagne.

Le témoignage d'Oliveira Vianna est d'ailleurs concluant: «L'Empire brésilien lui-même fut plus démocratique que son étiquette à tel point qu'en organisant la noblesse, il ne la fit pas héréditaire, condition de perpétuité. La Constitution monarchique de 1824 ne reconnaît pas les privilèges de naissance: l'aristocratie qui se forma alors était récompensée pour ses mérites et ses services personnels; une partie d'entre elle représentait aussi la richesse, soutien de l'Etat et domaine où conviennent les activités individuelles (90).»

(89) Constituição Política do Império do Brasil, art. 179, n° XVI.

(90) Populações Meridionais do Brasil, p. 29-30.

Parmi les personnages titrés de l'Empire se trouvent parfois des pères et fils portant le même titre de noblesse, ou un titre se référant au même nom de lieu ou de famille mais avec une appellation différente. Cela ne signifie pourtant pas l'hérédité de ce titre: celui-ci était conféré au père et au fils individuellement, comme récompense de leurs mérites personnels.

Ce fut le cas du vicomte de Rio Branco, Premier ministre de l'Empire en 1871 et de son fils, le fameux baron de Rio Branco, diplomate consommé, qui se rendit célèbre par l'élaboration des traités fixant les frontières précises entre le Brésil et ses nombreux voisins.

Le baron de Rio Branco se distingua en tant que ministre des Affaires étrangères, sous la République, pendant la première décennie de ce siècle. Mais avant la chute de la monarchie, l'empereur lui avait concédé le titre de baron de Rio Branco, sans doute pour faire plaisir à son père.

D'autre part, les descendants de certains personnages dont le titre était lié à un lieu (vicomte d'Ouro Preto, marquis de Paranaguá) adoptèrent, sans utiliser le titre proprement dit, le nom même de ce lieu à la place de leur nom de famille (par exemple, N. d'Ouro Preto ou V. de Paranaguá). Cette façon de procéder, qui n'était peut-être pas tout à fait légale, n'impliquait pas non plus l'hérédité du titre.

Des titres concédés personnellement en excluant les descendances ne pouvaient bien évidemment pas être à l'origine d'une classe sociale au sens strict du terme. Car, pour subsister normalement, toute classe doit être constituée de familles et non uniquement d'individus.

Voilà qui explique pourquoi, comme il a été dit plus haut, la répercussion de ces titres sur la «noblesse de la terre» fut presque nulle.

Lorsqu'un titre, manquant de tout contenu historique, était conféré à un «noble de la terre», il n'avait pas beaucoup plus d'importance qu'une simple décoration. Il pouvait alors rehausser la personne récompensée à l'intérieur de sa propre classe sociale. Mais l'effet en était bien moindre que l'octroi de la seigneurie de la terre par les rois de Portugal. D'autant plus que les empereurs dom Pedro Ier et dom Pedro II n'ont pas limité aux propriétaires terriens les concessions de titres, ils en accordèrent aussi à des Brésiliens de toute extraction sociale lorsqu'ils considéraient que leurs services envers le pays les méritaient.

9. Monarchie parlementaire et «noblesse de la terre»

a) Les clans électoraux

En 1822, la déclaration d'indépendance amena une monarchie parlementaire et donc un régime électoral représentatif. La scène politique se transforma profondément.

En raison du caractère personnel des titres de l'Empire, octroyés occasionnellement à des membres de la «noblesse de la terre», cette classe semblait devoir s'effacer, dans ce nouveau cadre politique, comme une réminiscence historique sans plus de lien avec le présent.

Il en alla autrement. Devant ces changements, la «noblesse de la terre» ne resta pas inerte. Elle chercha au contraire à maintenir son pouvoir politique dans la nouvelle démocratie couronnée.

Dans un système démocratique, l'électorat est détenteur de la souveraineté, dans sa quasi-totalité pour le moins. Qui réussit à l'influencer, gouverne donc. Or, à l'exception de certaines grosses agglomérations où la situation était plus nuancée, cette influence appartenait aux propriétaires terriens. La majeure partie des voix dépendait ainsi des nobles locaux qui exerçaient leur pouvoir à travers les partis politiques. Ces derniers en effet ne vivent que de leur force électorale qui se trouvait, en l'occurrence, dans les mains des «nobles de la terre».

L'organisation élaborée par ces élites pour conserver leur ancien prestige présentait des caractères inattendus et pittoresques.

Oliveira Vianna en donne un exemple: «Ces seigneurs ruraux — jusque là dispersés et autonomes, vivant en petites autarcies — se montraient maintenant unis et enrégimentés. [...] Ils forment deux groupes compacts, chacun possédant son chef visible, qui gouverne avec autorité tout le territoire municipal et à qui tous obéissent. [...] Ils se rassemblent tous aujourd'hui sous une étiquette; [...] ils sont conservateurs ou libéraux (91).»

(91) Instituições Políticas Brasileiras, vol. I, p. 279.

Le même auteur montre que ces nouveaux groupes électoraux, dont la base était municipale, et la structure organisée par l'aristocratie rurale, se constituèrent de manière visible et définie à partir de la loi de 1828 qui réordonnait les communes et, plus encore, après la promulgation du Code de procédure en 1832.

«Ce code, fondé sur l'idée d'une démocratie municipale, obligeait — forçait même — les seigneurs ruraux à agir de concert pour élire les autorités locales: les juges de paix (aux fonctions policières); les juges municipaux (juges d'instruction possédant quelques fonctions de police); les conseillers municipaux et les officiers de la Garde nationale. Ces charges étaient alors électives. Leur étaient aussi attribués des pouvoirs de police et le maintien de l'ordre» (ibid., p. 281).

Il n'est pas étonnant que la scène politique se soit modifiée de façon significative, surtout dans les premières décennies du régime impérial. Oliveira Vianna décrit ainsi ces transformations :

«Nous appelons "clans électoraux" les nouvelles et petites structures locales apparues au Die siècle. Car ce sont des clans au même titre que les "clans féodaux" ou "familiaux". [...] Ils possèdent la même structure, la même composition et la même finalité; leur base géographique est seulement plus large — puisqu'elle englobe toute la commune et non uniquement la surface restreinte de chaque fief (sucrerie ou propriété agricole). Plus tard, après 1832, ces petits groupes locaux s'affilièrent peu à peu à des associations plus vastes, les partis politiques, d'abord provinciaux puis nationaux. Les deux grands partis nationaux, le Parti conservateur et le Parti libéral, avaient leur siège dans la capitale de l'Empire et, comme chefs de région, les présidents de province (92).»

(92) Instituições Politicas Brasileiras, p. 280.

Oliveira Vianna décrit encore le regroupement des clans électoraux: «Ce regroupement se produit d'abord autour de l'autorité provinciale (provoqué par la tendance à la centralisation de l'Acte additionnel), s'accentue entre 1835 et 1840 et se poursuit jusqu'à l'adoption de la loi du 3 décembre 1841. Vient ensuite la grande centralisation, la centralisation de l'Empire, qui se poursuit jusqu'à la proclamation de la République en 1889: c'est alors la concentration nationale de ces clans qui s'opère. [...]

«Par la suite, les "clans électoraux" municipaux ne seront plus que des sections à l'intérieur des deux grands partis nationaux: le Parti conservateur et le Parti libéral» (ibid., p. 281- 282).

b) Garde nationale et «noblesse de la terre»

La loi du 18 août 1831 abolit les anciennes institutions militaires, les corps des milices, les gardes municipales, les ordonnances, et créa la Garde nationale.

Etant donné l'alternance des deux grands partis politiques au gouvernement de l'Empire, dès que le pouvoir central décida de nommer lui-même les autorités locales jusqu'alors électives, la classe aristocratique des chefs de clans électoraux désira ardemment conquérir la sympathie des présidents de province «qui indiquaient au sommet de décision les noms des bénéficiaires, non seulement des postes alors extrêmement importants de la Garde nationale mais aussi du nobiliaire de l'Empire (93).»

Il convient donc d'étudier maintenant les relations de la Garde nationale avec la «noblesse de la terre»: «En ce qui concerne la constitution des clans électoraux [...] on n'insistera jamais assez sur le rôle joué par l'institution de la Garde nationale. Toute la noblesse rurale se retrouvait parmi ses officiers.[...]

«Sous l'Empire, les officiers de la Garde nationale étaient des dignitaires locaux aussi prestigieux que l'étaient à l'époque coloniale les "juges métropolitains" ou les "capitaines-majors régents"; ils constituaient une noblesse locale de grande qualité.

«Les grades de "colonel" ou de "lieutenant-colonel" que la République a dévalorisés en les vulgarisant, étaient les plus hautes distinctions attribuées aux grands propriétaires agricoles. Le grade modeste d'aspirant n'était donné qu'aux hommes de poids dans la vie locale. [...]

«La fonction politique de la Garde nationale était justement celle-ci: permettre au seigneur possédant une certaine richesse et un certain pouvoir (grâce à la protection que lui accordait le gouverneur, il était chargé du recrutement, de la police civile et militaire, de la chambre municipale) de s'imposer aux autres clans féodaux et seigneuriaux (94).» Rui Vieira da Cunha raconte: «La Garde nationale s'étendit de telle façon qu'elle embrassa toute l'ossature sociale de l'Empire. A travers elle, s'écoulaient pouvoir et influence, ce qui l'anoblissait par opposition à la démocratisation des titres de noblesse, grâces honorifiques.

«L'interprétation systématique des articles de la loi créant les Gardes nationales [...] amenait à cette conclusion: "Les officiers des Gardes nationales sont égaux en noblesse à ceux des troupes de ligne " (95).»

(93) Id., ibid, p. 283.

(94) OLIVEIRA VIANNA, Instituições Políticas Brasileiras, pp. 284-285.

(95) Rui VIEIRA DA CUNHA, Estudo da Nobreza Brasileira (Cadetes), Archives nationales, Rio de Janeiro, 1966, p. 42.

10. Cycle du café

Au milieu du XVIIP siècle, débute le cycle du café qui transforme encore une fois la «noblesse de la terre». Apparaît alors une classe appelée «aristocratie du café» dont le prestige et l'influence marquèrent surtout l'Empire et, après la chute de celui-ci, la République pendant ses premières décennies.

Roger Bastide déclare à ce propos: «Après les civilisations du sucre et de l'or, la troisième grande civilisation qui se développa au Brésil fut celle du café.[...]

«Le café marque sa présence depuis les fastes de l'Empire jusqu'à la mort de Gettilio Vargas. Il crée une aristocratie (96) et détruit (ou au moins transforme) sa propre création. [...] Le café se confond avec l'histoire du XIXe siècle et du début du XXe.»

Rapportant l'opinion de Gilberto Freyre, Bastide ajoute: «C'est justement le café qui fait éclore dans la région de São Paulo une société patriarcale identique à celle de Bahia et de Pernambouc presque deux siècles plus tard. Les barons du café, dit-il [Gilberto Freyre], ont pris la suite de l'aristocratie du sucre et l'ont reproduite (97).»

(96) Le contexte montre clairement que ce mot est employé ici lato sensu: il ne désigne pas une classe sociale créée et reconnue par la loi, mais simplement surgie des événements, et aux contours indéfinis.

(97) Roger BASTIDE, Brasil Terra de Contrastes, Difusão Européia do livro, São Paulo, 4e éd., 1971, p. 127-128 et 129-130.

a) Proclamation de la République et aristocratie rurale

Après la proclamation de la république en 1889, les familles issues de l'ancienne "noblesse de la terre" ont continué à raffiner leurs façons d'être et leurs habitudes, assimilant les manières et la splendeur de la vie sociale des meilleurs milieux européens. Georges Clémenceau, lors de son voyage au Brésil en 1911, déclare à ce sujet que la ville de São Paulo sans perdre pour autant aucun trait de son caractère brésilien "et si curieusement française dans certains de ses aspects que pendant une semaine je n'y ai pas eu la sensation de me trouver à l'étranger."

"Dites-moi", poursuivait-il "s'il a déjà existé un seul français de manières plus polies, de conversation plus aimable et d'esprit plus aristocratique."

La proclamation de la République en 1889 n'effaça pas l'influence politique des familles issues de l'ancienne «noblesse de la terre».

Parallèlement, leur prestige social restait prépondérant. Leurs façons d'être et leurs habitudes se raffinaient. Elles assimilaient avec rapidité et ardeur les manières et la splendeur des meilleures sociétés européennes. Le témoignage rendu sur ce point par Georges Clémenceau lors de son voyage au Brésil en 1911 est significatif. Cet homme politique français, mondialement connu — président du Conseil des ministres en France pendant la Première Guerre mondiale — racontait:

«Pour "l'élite sociale", [...] nous sommes contraints toujours d'en revenir à ce point de départ d'une oligarchie féodale, centre de toute culture et de tout raffinement. [...] C'est dans sa plantation (Fazenda), au centre de son domaine, qu'il faut aller chercher le planteur (Fazendeiro). Féodal affiné, imbu de la pensée européenne, ouvert à tous les hauts sentiments de générosité sociale qui caractérisa un moment notre aristocratie du dix-huitième siècle, [...] il est infiniment supérieur à la généralité de ses similaires européens issus de la tradition ou surgis des hasards de la démocratie. [...] A Paris, vous passerez à côté de ce dominateur sans y prendre garde , tant il diffère du type de la satire par la modestie de sa parole et la simplicité de sa tenue. [...]

«La ville de Saint Paul (São Paulo) est si curieusement française dans certains de ses aspects qu'au cours de toute une semaine je ne me souviens pas d'avoir eu le sentiment que j'étais à l'étranger. [...] La société pauliste [...] présente le double phénomène de s'orienter résolument vers l'esprit français et de développer parallèlement tous les traits d'individualité brésilienne qui déterminent son caractère. Tenez pour assuré que le Pauliste est Pauliste jusqu'au plus profond de son âme, Pauliste au Brésil aussi bien qu'en France et partout ailleurs, et, ceci accordé, dites-moi s'il fût jamais, sous l'homme d'affaires à la fois prudent et audacieux, qui a fait la valorisation du café, Français de manières plus courtoises, de conversation plus aimable et d'esprit plus aristocratiquement léger (98).»

Cependant les transformations générales de la vie en Occident touchèrent inéluctablement la société brésilienne sous l'Empire comme au début de la République, au détriment des vieilles élites rurales. Le foisonnement des communications avec l'Europe et les Etats-Unis facilitait la diffusion de l'égalitarisme de plus en plus radical —opposé à toute idée d'aristocratie et d'élite sociale — qui soufflait sur le Vieux Continent ainsi que sur la jeune et vigoureuse fédération nord-américaine.

Les Brésiliens les plus cultivés se montraient en général sensibles aux mouvements des grands centres culturels mondiaux. Aussi l'antipathie avec laquelle ils percevaient la dissonance entre la démocratie de fiction qui était la leur et la démocratie résolue qui s'implantait dans des pays plus prestigieux, croissait-elle. Le pouvoir politique de la classe agricole leur semblait une imposture, une falsification du régime.

«Les idées libérales se disséminent avec l'instruction. [...] A l'époque du café, elles se multiplient dans les couloirs de la faculté de Droit de São Paulo parmi les fils de propriétaires terriens et font triompher tour à tour l'abolitionnisme, la république, la révolte contre le monopole politique des riches "colonels" (99).»

(98) Georges Clemenceau, « Notes de Voyage dans l’Amérique du Sud – XIII », in L’Illustration, 22-4-1911, p. 310 et 313.

(99) Roger BASTIDE, Brasil Terra de Contrastes, p. 139.

Des organes de presse, généralement favorables à l'instauration de ce que l'on appelait l'authenticité démocratique, se créaient partout dans le pays.

A côté du Parti républicain, défenseur discret mais puissant du statu quo, progressait le Parti démocrate, porte-parole du changement politique.

b) Crise du café

Une immense crise qui toucha notamment les Etats de Minas Gerais, Rio de Janeiro et São Paulo ébranla la culture du café à la fin des années vingt. La production dépassant la consommation mondiale, la République avait pris des mesures économiques malheureuses. Cette crise imprévue surprit grand nombre de planteurs qui s'étaient lourdement endettés, soit pour augmenter un rendement déjà excessif, soit pour bâtir ou améliorer leurs résidences en ville.

L'expansion du réseau ferroviaire et routier leur permettait en effet d'abandonner les bourgs proches de leurs propriétés et de faire construire des hôtels dans les grandes agglomérations désormais faciles d'accès. Ils y menaient une vie sociale brillante, et offraient à leurs enfants un enseignement secondaire de qualité dans des collèges tenus par des religieux provenant surtout d'Europe. Plus tard, les parents pouvaient aussi suivre de près la vie de leur progéniture dans les différentes facultés qui se créaient. Endettée non sans imprudence, appauvrie non sans imprévoyance, la classe des grands producteurs de café subit un coup qui affaiblit considérablement son prestige social et plus encore son prestige politique.

Tandis que cette crise secouait le sud du pays, la classe des «seigneurs de engenho» de Pernambouc et des autres états du Nordeste était déjà entrée depuis longtemps dans son déclin «à la suite du développement de l'industrie qui éliminait les petites fabriques et rassemblait leur main d'oeuvre agricole autour des grandes usines. Les "compagnies" (certaines, fondées en Angleterre, portaient des noms anglais) remplacèrent les "seigneurs" et portèrent le coup de grâce au cycle aristocratique des sucreries. Elles établirent un monopole dans la région et renversèrent l'initiative tenace des vieux propriétaires (100).»

(100) Pedro CALMON, História do Brasil, vol. 7, p. 2300.

La production des sucreries familiales tomba au point de ne suffire souvent qu'à la subsistance du propriétaire.

c) Révolution de 1930 et fin des élites rurales traditionnelles

Cependant le cours des événements préparait encore de nouvelles transformations dont les conséquences amèneraient l'extinction virtuelle de l'aristocratie rurale.

«Cette aristocratie rurale dirigea la société brésilienne durant des siècles et perdit fmalement le contrôle du pays en 1930 (101).»

La révolution de 1930 renversa en effet le président Washington Luiz, dont la figure symbolisait de façon éloquente l'ordre qui sombrait, et le remplaça par Getúlio Vargas.

La dictature établie alors se maintint presque sans interruption durant quinze ans. Bien que se réclamant de l'anticommunisme, elle soutenait les revendications sociales de la gauche. Le «gétulisme» inaugura le régime de la République populiste.

La classe des «seigneurs de la terre» fut réduite à des restes épars «rari nantes in gurgite vasto (102),» à de rares débris flottant sur un Brésil de plus en plus peuplé, urbanisé, industrialisé. Les enfants d'immigrants, issus des lieux les plus divers, obtenaient les places de choix et s'offraient les domaines agricoles que les anciens propriétaires, aux énergies épuisées et aux finances amaigries, ne pouvaient plus retenir.

(101) Robert J. HAVIGHURST et J. Roberto MOREIRA, Society and Education in Brazil, University of Pittsburgh Press, 1969, p. 42.

(102) VIRGILE, Enéide, I.

Ces derniers, constituant de moins en moins une classe définie, se perdirent, à quelques exceptions près, dans l'anonymat — ou le semi-anonymat — d'un tumultueux Brésil, toujours plus riche, toujours plus distant de ce qu'il avait été.