Plinio Corrêa de Oliveira
La différence entre vraies et fausses élites
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"C'est une erreur flagrante de penser que les élites ne sont constituées que par des groupes de privilégiés déconnectés des gens ordinaires."
Photo: Collection privée, photo © Christie's Images / The Bridgeman Art Library (*) Dans plus d'une publication d'inspiration progressive, j'ai trouvé l'adjectif « élitiste », inutile de le dire, employé dans un sens fortement péjoratif. En effet, cela a du sens parce que, du point de vue psychologique, la philosophie progressive est une fusion de toutes sortes de médiocrité, de trivialité et même de vulgarité. Ainsi, elle est viscéralement contraire à toute forme de raffinement ou d’élite. En utilisant cet adjectif - si discutable d'un point de vue linguistique - les progressistes les plus communs insinuent que chaque membre d'une élite est par définition un snob égoïste, contre-productif et médiocre, plein de vanité et seulement capable de rejoindre d'autres élitistes dans des coteries (cliques) parasites (nuisibles) qui conspirent les uns avec les autres sur la meilleure façon d’extirper les bénéfices du labeur de leurs voisins. À la lumière de ce concept (et quelle lumière !), les « élitistes » se rassembleraient soi-disant en petits groupes et victimiseraient le grand public. Qui peut nier l'existence d'élites telles que celles décrites par les progressistes ? Tout homme sensé ne devrait-il pas les rejeter ? Cependant, ces « élites » sont-elles vraiment des élites ? Ces « élites » ont abandonné tout ce qu'elles devaient croire, abandonné leur mission et se sont laissées infectées par la gangrène et la putréfaction. En cherchant à définir une étoile, est-ce qu’on peut donner l'exemple d'un corps céleste sombre qui ne dégage aucune lumière ? Ce serait comme présenter un cadavre en décomposition comme un exemple d'être humain. C'est précisément ce que font les progressistes avec les élites. Partant de leur concept péjoratif d’« élite », ils réalisent une sorte de tour de magie par lequel toutes les vraies élites se retrouvent « élitistes ». Ce faisant, ils ont réussi à qualifier tous les groupes privilégiés de travailleurs acharnés. Ainsi, aux yeux du public, se dessine une image d'ensemble parfaitement choquante qui incite à la lutte des classes. Cela répond parfaitement aux besoins de la propagande communiste. D'une part, les grandes masses ouvrières et, d'autre part, plusieurs groupes minoritaires sélectionnés qui -fusionnant avec malveillance avec les « élitistes » vains, paresseux, médiocres et impassibles susmentionnés-se distinguent légitimement par leur excellence en matière de culture, réalisations, talent, éducation, désintéressement au service de la nation ou de travaux caritatifs, etc. Le dénouement de l'affrontement entre ces groupes et les masses provoquées ne peut être que l’engloutissement de la souris « élitiste » par le chat communiste… Il va sans dire que le panorama « anti-élitiste » présenté par les progressistes pour promouvoir cette perspective communiste est faux dans presque tous ses aspects. Deux faux aspects se démarquent à première vue. La première erreur est que chaque élite est nécessairement un « élitiste » au sens péjoratif du terme. Nous avons déjà vu à quel point cette déclaration est arbitraire et injuste. L'autre est d'affirmer qu'il n'y a pas d'élite dans le grand public et en particulier parmi les grandes masses de travailleurs. Il est généralement admis que chaque peuple a le gouvernement qu’il mérite. Le corollaire est que chaque peuple a aussi les élites qu’il mérite (dans le sens authentique, pas dans le sens péjoratif). Ce qu’il faut affirmer au sujet des vraies élites, c’est que leur apparition, la bonne image qu’elles doivent projeter et la pleine diffusion de leurs actions bénéfiques sont largement rendues possibles par leur lien avec la population dans son ensemble. Les élites ne restent pas intactes et dynamiques sans être souvent enrichies des valeurs de la population en général. Parce que les foules offrent une interprétation correcte et un consensus communicatif au sein d'une culture, elles peuvent grandement contribuer à ce qu'une élite assume entièrement l'image et le rôle qu'elle devrait avoir. À l'inverse, les élites n'influencent qu'un peuple réceptif à son message. Il y a plus. Quand il y a une bonne relation élite-peuple, les gens apportent très souvent l'inspiration pour que les élites développent quelque chose de plus grand. Pour ne donner qu'un exemple sur mille, il suffirait de rappeler les chefs-d'œuvre musicaux de compositeurs brillants souvent inspirés par de simples chansons folkloriques. Le rôle de la population dans la formation de l’âme d’un pays, et donc de sa culture, des grands hommes et de l’action dans l’histoire, est si important que le peuple accomplit une mission particulièrement grande, même en rapport avec les fonctions normalement considérées comme réservées aux membres d’aristocraties (héréditaires ou autres). Il convient que nous établissions des distinctions entre les peuples. Il peut y avoir un peuple moyen, un grand peuple, un peuple ascendant, un peuple atteignant son apogée et des gens en stagnation ou en décadence. Il ne serait pas exagéré de dire que le mot élite peut s’appliquer à tout le monde dans un peuple en hausse ou à son zénith. Ils constitueraient une immense élite de l'intérieur, qui proviendrait, presque par distillation, d'élites plus petites et plus essentielles. En effet, chez un peuple excellent, une grandeur générale naît de l'union harmonieuse de la population qui devient un peuple d'élite (ou une majorité d'élite) avec la minorité d'élite. En effet, dans un certain sens, les classes populaires sont plus conservatrices que les classes supérieures. Ainsi, en Europe, par exemple, le costume traditionnel, les danses, les chants et les manières d'être - en bref, les coutumes régionales typiques - étaient maintenues beaucoup plus par les « paysans » que par les classes dirigeantes des grandes villes. Si les élites se dégradent, il leur est difficile de ne pas entraîner le peuple avec elles. Si le peuple décline, il me semble impossible de ne pas entraîner les élites avec lui. L'Angleterre n'aurait peut-être pas gagné la guerre sans la direction de ce grand homme (Winston Churchill) dont la version féminine était son illustre femme (Spencer-Churchill). Cependant, le Royaume-Uni aurait perdu la guerre s’il n’avait pas une véritable légion de personnalités d’élite placées de haut en bas dans sa hiérarchie politique, sociale, économique et militaire, qui reprenait les commandes de l’armée et de la résistance civile. N'est-il pas vrai que toute la constellation d'élites hautes, moyennes et petites n'aurait pu faire le bien qu'elles ont fait parce que le peuple anglais était un grand peuple ? En d’autres termes, n’est-il pas vrai qu’il s’agissait d’un peuple qui comptait nécessairement un nombre élevé de personnes moyennes et même inférieures à la moyenne, mais qui comptait peu de personnes médiocres ? Beaucoup étaient des héros sur le champ de bataille. Si au lieu de toutes ces élites et héros de si nombreux rangs et profils différents la Grande-Bretagne avait eu, de Buckingham Palace jusqu’au fond de ses mines de charbon, pas de grands hommes ni de moyen mais des hommes médiocres, pas d’hommes héroïques mais au contraire des hommes sans finesse, aujourd’hui elle ne serait plus qu’un souvenir historique. En dernière analyse, les progressistes cherchent à convaincre le public de l’idée d’un conflit entre les élites et le peuple. Ils le font en peignant une fausse image de la réalité qui place entre eux un gouffre sombre et béant. Une telle représentation est un simulacre. Un tel fossé n'existe que lorsque les gens et les élites sont plus ou moins déchirés et séparés les uns des autres avec de petits groupes artificiels choisis, d'un côté, et de grandes masses anonymes de l'autre. Ces considérations deviennent trop longues. Permettez-moi de les clore en citant un texte brillant de Pie XII sur les gens et les masses : « L’État ne contient pas en soi et ne réunit pas mécaniquement sur un territoire donné une masse informe d’individus. C’est et devrait être en pratique l’unité organique et organisatrice d’un peuple réel. « Le peuple et une multitude sans forme (ou, comme on l'appelle, « les masses ») sont deux concepts distincts. Le peuple vit et se déplace par sa propre énergie vitale ; les masses sont inertes d'elles-mêmes et ne peuvent être déplacées que de l'extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, chacun d'entre eux, à sa place et à sa manière, est une personne consciente de sa propre responsabilité et de ses propres points de vue. Les masses, au contraire, attendent l'impulsion de l'extérieur, un jeu facile entre les mains de quiconque exploite leurs instincts et leurs sensations ; prêts à suivre tour à tour, aujourd'hui ce drapeau, demain un autre. De la vie exubérante d’un vrai peuple, une vie riche et abondante se diffuse dans l’État et tous ses organes, leur insufflant avec une vigueur qui se renouvelle toujours, la conscience de leur responsabilité. «Le pouvoir élémentaire des masses, habilement géré et employé, l’État peut aussi l’utiliser: entre les mains ambitieuses d’un ou de plusieurs hommes réunis facticement à des fins égoïstes, l’État lui-même, avec le soutien des masses, réduites au minime statut de simples machines, peut imposer ses caprices à la plus grande partie du vrai peuple: l'intérêt commun demeure gravement et longtemps traumatisé par ce processus, et la blessure est souvent difficile à guérir » (Message radiophonique de Noël 1944 dans Discorsi e Radiomessaggi di Sua Santità Pio XII, volume VI, pages 238-239). Laissez le lecteur examiner attentivement ce que dit le très regretté pontife au sujet d’un peuple authentique. Il verra que, de haut en bas, un peuple n’est qu’une imbrication saine et magnifique d’élites, le plus brillant d’or et d’argent, le plus modeste de beau et noble bronze. Le conflit antagoniste entre les élites et le peuple, contenu dans le douloureux adjectif « élitiste » utilisé par les progressistes, est ainsi détruit. Source : L’article précédent a été initialement publié dans la Folha de S. Paulo, le 28 décembre 1977 [titre original Elitismo]. Il a été traduit et adapté pour publication sans révision par l’auteur. –Ed. (*) Ambiances, coutumes et civilisations : Devant le théâtre du Vaudeville, Jean Béraud (1845-1935). Le coin du boulevard des Capucines, devant la porte du théâtre du Vaudeville à Paris, est un endroit où des groupes d'amis se rencontrent. Ceux qui sortent de la représentation croisent ceux qui passent, on s'interpelle, on se reconnaît, on se salue. Les toilettes élégantes, les chapeaux, les manteaux de fourrure font partie de l'animation des grands boulevards, tout comme les représentants de différents métiers. À gauche, un livreur s'éloigne, un paquet sous le bras ; un boucher avance à grands pas, en tablier blanc et fusil d’affûtage à la ceinture ; un loueur de voitures hèle les éventuels clients qui sortent du théâtre alors que, dans son dos, on voit le cheval du fiacre qu'il a appelé traverser en diagonale la chaussée mouvementée pour aller se ranger le long du trottoir. Diversifié et respectueux de chacun, le nuancier des classes sociales forme alors une palette de couleurs pleine de vie. |