Plinio Corrêa de Oliveira

 

IVème Partie

 

Chapitre II

La tactique du « terrain d’entente »

 

 

 

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Titre original: Em Defesa da Ação Católica

Publié par Edições "Ave Maria", São Paulo, Brésil, 1943 (1ère édition)

En Défense de l’Action Catholique, préfacé par Son Excellence Mgr Benedetto Aloisi Masela, Nonce Apostolique au Brésil, 1943. La lettre d’éloges, adressée à l’auteur au nom du Pape Pie XII par Mgr Jean-Baptiste Montini, alors Substitut du secrétaire d’Etat et futur Paul VI, constitue une appréciation éloquente, de la part de l’autorité ecclésiastique suprême, des dénonciations faites par ce livre.

La tactique du « terrain d’entente » et l’indifférentisme religieux

On n'insistera jamais trop  sur le fait que la tactique ci-dessus décrite est louée et recommandée non seulement pour être utilisée dans les entretiens individuels, mais aussi dans les journaux, magazines, conférences, affiches, et en un mot, dans tous les moyens de promotion de l'Action Catholique. Certains milieux de l'Action Catholique s’inquiètent de manière exclusive de l'effet de leurs paroles sur les âmes situées en dehors du giron de l'Eglise, car ils sous-estiment, en faveur du soi-disant «apostolat de conquête», l'apostolat qui consiste à rendre les bons plus fervents et à mener un combat de prévention contre l’erreur dans les milieux qu’il n’a pas encore touchés. Dans le chapitre précédent, nous nous sommes placés dans le même camp pour les besoins du raisonnement, mais ne regardant que les effets menaçants qu'une telle stratégie pourrait entraîner si elle était hissée au niveau de méthode ordinaire d'apostolat. Cependant, la pratique de l'apostolat ne nous place uniquement en présence de personnes dont les âmes ont besoin d'être purifiées de quelque erreur pour y introduire une certaine vérité. Notre époque de superficialité, d'immédiateté, et de mépris pour tout ce qui ne produit pas de gain matériel, a vu se multiplier le nombre de personnes totalement indifférentes à tout et dépourvues de toute idée sur la religion. Ce sont des âmes en mesure d'écouter sans préjugé ou irritation la plupart des attaques vigoureuses contre certains ennemis de l'Eglise, et qui tiendront l'Eglise en plus haute estime si une apologétique vigoureuse dévoilait à leur yeux les raisons secondaires pour lesquelles l'Église est généralement attaquée. Nous ne voyons pas comment il serait possible d'aider une de ces âmes - par exemple, un libre-penseur ou une personne mondaine totalement indifférente – sans agir de cette manière franche et apostolique, qui ferait remonter l'Eglise dans leur estime et les immuniserait en même temps contre les attaques possibles des partisans du mal.

 

La tactique du « terrain d’entente » et les catholiques fervents

Alors, s'agissant des milieux qui sont déjà catholiques, le plus important est d’enseigner la vérité plutôt que de combattre l'erreur. En d'autres termes, il est préférable d'avoir une solide connaissance du catéchisme qu'une formation particulière dans les combats de l'apologétique. Toutefois, il est parfaitement possible de joindre l'une à l'autre, et il sera toujours louable de s'engager à montrer aux enfants de lumière toutes les sombres abjections intellectuelles et morales qui règnent dans le royaume des ténèbres. Combien de fils prodigues renonceraient à l'abandon criminel de leur maison, si un conseiller avisé les mettait en garde contre les innombrables risques auxquels ils s'exposent en laissant le domaine paternel ! L'abîme qui sépare l'Eglise de l'hérésie et l'état de grâce du péché mortel est immense, et ce sera toujours une œuvre pleine de miséricorde que de montrer aux catholiques imprudents l'ampleur effrayante de cet abîme, afin qu'ils ne plongent pas dans ses profondeurs de façon inconsidérée.

Compte tenu de tout cela, et puisque, comme nous l'avons montré, les intérêts supérieurs de l'Église et les obligations les plus graves de la charité conduisent à agir de préférence chez les frères dans la Foi, nous arrivons à la conclusion que c'est une grave erreur que de faire de la célèbre tactique du «terrain d’entente» la note dominante et exclusive de la promotion de l'Action Catholique.

Imaginez l'effet concret sur nos masses catholiques d'une campagne de promotion dont le leitmotiv exclusif et invariable serait que nous ne sommes séparés du protestantisme que par une barrière ténue, que nous sommes tous liés par la foi commune en Jésus-Christ, et que les liens qui nous unissent sont beaucoup plus grands que ne sont les barrières qui nous séparent. Celui qui aura réussi à faire prévaloir une telle tactique chez les catholiques mériterait certainement une grande décoration de la part des protestants.

On peut voir un curieux exemple du danger que trouve le Saint-Siège dans cette tactique d’insister constamment sur des analogies existantes entre la doctrine catholique et les fragments de vérité qui existent dans toutes les erreurs, dans l'interdiction expresse et radicale de l'expression «socialisme catholique» par Sa Sainteté le Pape Pie XI dans l'encyclique Quadragesimo Anno.

Comme chacun le sait, le terme «socialisme» a servi de dénominateur commun à tous les courants sociaux anti-individualistes, couvrant de la sorte une gamme complète qui allait de certaines nuances nettement conservatrices jusqu’au communisme. Ainsi, puisque Léon XIII s’était présenté lui-même comme radicalement anti-individualiste, l'expression «socialisme catholique» a ouvert un «terrain commun» à toutes les doctrines anti-individualistes et l'Eglise. En tant que compromis, cette expression a l'avantage de ne plus affecter les relations entre les catholiques et les individualistes, déjà irrémédiablement brisées à cause des attitudes précédentes du Saint-Siège. Néanmoins, Pie XI a surpris les nombreux partisans du compromis en rompant avec, et en proscrivant, ce terme ambigu, en raison du mauvais sens qui pourrait lui être attribué.

 

La vraie attitude

Dans ce domaine, comme dans tous les autres « oportet haec facere et illa non omitere ». Il faut d'abord et avant tout être objectif et véridique. Ne nous cachons pas l'abîme qui sépare tout ce qui est catholique de ce qui ne l'est pas, un abîme si immense et profond qu’il serait mortellement dangereux que de ne pas le voir. D'autre part, ne rejetons pas non plus les vestiges de vérité qui pourraient avoir survécu dans les erreurs de l'adversaire. Mais soyons toujours attentifs, dans nos discours, à ne jamais tenir des attitudes qui pourraient nuire à la persévérance des bons et à leur horreur de l'hérésie, sous prétexte de conquérir les méchants. D'ailleurs, la valeur de certains fragments de bien ou de vérité que les hérétiques auraient pu maintenir est beaucoup plus faible qu’on ne le pense. En ce sens, nous allons voir, par exemple, ce que saint Thomas enseigne sur la foi.

« Et les impies peuvent-ils faire cet acte de foi ?

Non, les impies ne peuvent pas faire cet acte de foi ; parce que, même s'ils tiennent pour certain ce que Dieu a révélé, en raison de l'autorité de Dieu, qui ne peut ni se tromper, ni nous tromper, l'adhésion de leur esprit n'est point l'effet d'une sympathie surnaturelle à l'endroit de la parole de Dieu, qu'ils détestent au contraire, bien que ne pouvant pas ne pas la subir (q. 5, a. 2, ad 2).

Y a-t-il des hommes qui puissent croire de la sorte, sans pourtant faire l'acte de foi de la vertu surnaturelle ?

Oui, et ils ne font en cela qu'imiter les démons (q. 5, a. 2).

Les hérétiques peuvent-ils faire l'acte de foi de la vertu surnaturelle ?

Non, les hérétiques ne peuvent pas faire l'acte de foi de la vertu surnaturelle ; parce que, même s'ils adhèrent, par leur esprit, à tel ou tel point de la doctrine révélée, ils n'y adhèrent point sur la parole de Dieu, mais sur leur propre jugement (q. 5, a. 3).

Ces hérétiques sont-ils encore plus en défaut, par rapport à l'acte de foi, que les impies ou les démons ?

Oui, parce que la parole de Dieu ou son autorité n'est même pas ce qui motive l'adhésion de leur esprit.

Et les apostats, peuvent-ils faire l'acte de foi ?

Non, les apostats ne peuvent pas faire l'acte de foi ; parce que leur esprit a complètement rejeté ce à quoi ils avaient cru d'abord sur la parole de Dieu (q. 12).

Les pécheurs peuvent-ils faire l'acte de foi, même comme acte de la vertu surnaturelle ?

Oui, les pécheurs peuvent faire l'acte de foi, même comme acte de la vertu surnaturelle, quand ils ont, en effet, cette vertu : et ils peuvent l'avoir, quoique dans un état imparfait, quand ils n'ont pas la charité ou qu'ils sont en état de péché mortel (q. 4, a. 1 et 4).

Tout péché mortel n'est donc pas un péché contre la foi ?

Non, tout péché mortel n'est pas un péché contre la foi (q. 10, a. 1 et 4) ». (1)

Dans une lettre à l'auteur, Sa Sainteté le Pape Benoît XV a écrit qu'il a su adapter les trésors de ce génie éminent (Saint Thomas d’Aquin) à la portée des savants et des ignorants, en faisant par des formules claires, brèves et concises, la synthèse de ce qu'il écrit plus largement et abondamment. C'est donc un résumé d'une grande autorité, qui nous excuse de citer saint Thomas plus avant.

* * *

Avant d'aborder un autre aspect de la question, nous tenons à souligner que le grand et très sage saint Ignace prescrit une règle de conduite qui est précisément le contraire du fameux et exclusif « terrain d'entente » tactique. Le saint dit en effet que lorsque, à une époque donnée, il existe une tendance à exagérer une certaine vérité, un apôtre diligent ne devrait pas trop parler de cette vérité, mais parler surtout de la vérité opposée. Les gens exagèrent-ils lorsqu’ils parlent de la grâce ? Parlons de libre arbitre. Et ainsi de suite. Cette manière de faire sera d’autant plus sûre et efficace qu’elle sera intelligente.

 

Une réserve importante

Cela ne signifie évidemment pas que la collaboration avec certains adversaires contre d'autres plus terribles devrait toujours être rejetée. Bien que l'histoire démontre l'inefficacité de cette conduite dans de nombreux cas, il y en a d'autres - bien que rares - dans lesquels elle est souhaitable. Ainsi, Sa Sainteté le Pape Pie XI recommanda et loua la coopération contre le communisme de tous ceux qui croient en Dieu. Mais cette coopération doit être mise en pratique avec le sens commun, en évitant l'enthousiasme exagéré et malsain, et surtout sans créer de confusion entre le camp de la vérité et celui de l'erreur, sous le prétexte de lutter contre des erreurs pires encore. En effet, dès que les catholiques sont gagnés par le sommeil au point d’accepter des formules de coopération plus ou moins ambiguës, cela sera exploité par leurs alliés et compromettra l'ensemble des travaux en commun. Pour montrer que nous ne nous trompons pas en avançant cette hypothèse, présentons le plus moderne des exemples : le nazisme, une grand hérésie contemporaine certainement plus importante pour l'Eglise à l'heure actuelle que le protestantisme, le spiritualisme, l'Eglise schismatique, etc.

Les dirigeants nazis en Allemagne ont été prompts à percevoir combien il leur conviendrait de présenter l'excuse d'un seul front uni contre le communisme ; et l'expression générique, «croyance en Dieu», présentée comme terrain d'entente entre les catholiques et les nazis, a fini par couvrir les mystifications les plus infâmes, à tel point qu'il est devenu nécessaire de mettre en garde les fidèles contre l'ambiguïté de certains documents nazis. Voici une traduction de l'un des tracts distribués à cet égard par le mouvement catholique allemand : « L'heure de la décision est venue. À tout le monde il sera demandé : Croyez-vous en Dieu, ou professez-vous la foi dans le Christ et son Église ? Dans le compte de nouvelles religions, croire en Dieu n'a pas le sens de notre premier article de foi. Aujourd'hui, croire en Dieu signifie croire en Lui comme le font les Turcs ou les Hottentotes, ce qui signifie aussi rejeter Jésus-Christ et Son Eglise. Celui qui accepte un tel Dieu a renié le Christ et s’est séparé de l'Eglise catholique. L'heure des choix a sonné. Ainsi, lorsqu'on vous demande individuellement si vous croyez en Dieu, l'heure sera venue pour vous de faire une profession de foi sans hésitation, sans subterfuges ou compromis : Je suis catholique, je ne crois pas seulement en Dieu, mais aussi en Jésus-Christ et son Eglise ». (2) Pour cette raison, dans son encyclique contre le nazisme Mit Brennender Sorge,  Sa Sainteté le Pape Pie XI énonce une longue argumentation pour prouver que tous ceux qui ne croient pas en Jésus-Christ Notre Seigneur n’ont pas une vraie croyance en Dieu ; et quiconque ne croit pas à l'Église, ne croit pas vraiment en Jésus-Christ.

 

Ne cachons pas l'austérité de notre religion

L'affirmation que l'Action Catholique devrait cacher, dans son apostolat, toutes les vérités qui pourraient peut-être détourner les âmes à cause de leur austérité morale, mérite la même réserve. Les termes ou expressions qui pourraient donner l'idée que la vie des fidèles est l'une de lutte devraient être soigneusement évités afin de masquer totalement sous des apparences joyeuses les souffrances imposées à ceux qui suivent Jésus Christ. Ce n'est pas la façon dont le Divin Sauveur a agi : Il déclara à plusieurs reprises que la Croix est le complément nécessaire de toute personne désireuse de le suivre. Ses apôtres n'ont pas agi différemment. Sa Sainteté le Pape Benoît XV ainsi loue saint Paul :

« Faire en sorte que les hommes connaissent de plus en plus Jésus-Christ et que par là ils sachent non seulement ce qu’il faut croire, mais encore comment il faut vivre, voilà ce à quoi saint Paul travailla avec toute l’ardeur de son cœur apostolique. C’est pourquoi il traitait des dogmes du Christ et de tous les préceptes, même des plus sévères, et il n’apportait ni réticence, ni adoucissements en parlant de l’humilité, de l’abnégation de soi-même, de la chasteté, du mépris des choses humaines, de l’obéissance, du pardon aux ennemis et autres sujets semblables. Il n’éprouvait aucune timidité à déclarer qu’entre Dieu et Bélial il faut choisir à qui l’on veut obéir, et qu’il n’est pas possible d’avoir l’un et l’autre pour maîtres ; qu’un jugement redoutable attend ceux qui doivent passer de vie à trépas ; qu’il n’est pas loisible de transiger avec Dieu ; qu’on doit espérer la vie éternelle si l’on accomplit toute la loi, et que le feu éternel attend ceux qui manquent à leurs devoirs en favorisant leurs convoitises. En effet, jamais le Prédicateur de la vérité n’eut l’idée de s’abstenir de traiter ces sortes de sujets, sous le prétexte que, vu la corruption de l’époque, de telles considérations auraient semblé trop dures à ceux à qui il s’adressait. Il apparaît donc qu’on ne doit pas approuver ces prédicateurs qui, de crainte d’ennuyer leurs auditeurs, n’osent traiter certains points de la doctrine chrétienne. Un médecin prescrit-il à son malade des remèdes inutiles parce que celui-ci a l’horreur de ce qui lui serait salutaire ? Au reste, l’orateur donnera la preuve de sa force et de son pouvoir si sa parole rend agréable ce qui ne l’est pas … Enfin, avec quel esprit saint Paul prêchait-il ? Non pour plaire aux hommes, mais au Christ : Si, dit-il, je plaisais aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ (Ga1, 10) ». (3)

Comme on peut le constater, cette règle de conduite précieuse pour les prédicateurs qui parlent au nom de l'Eglise ne pourrait pas ne pas s'appliquer à l’apôtre laïc, dissipant tout doute possible à cet égard. Il devrait, par conséquent, aspirer de tout son cœur à ce que  sa vie intérieure puisse inciter tous les hommes à faire pénitence, avec ces mots magnifiques : « Avec le Christ j'ai été cloué à la croix. Et ce n'est plus moi qui vis, mais c'est le Christ qui vit en moi » (Gal 2,19-20).

On pourrait objecter que, puisque l'art oratoire et l'apostolat sont faits pour attirer, ils ne devraient pas traiter de sujets qui repoussent par leur propre nature. Argument erroné, rejeté par la Sacrée Congrégation Consistoriale dans une résolution du 28 juin 1917 :

« Le prédicateur ne doit pas convoiter les applaudissements de ses auditeurs, mais s'efforcer exclusivement au le salut des âmes, l'approbation de Dieu et de l'Eglise. Saint-Jérôme avait coutume de dire que l'enseignement dans l'Église ne devrait pas soulever les acclamations du peuple, mais ses gémissements ; les larmes des auditeurs sont les louanges du prédicateur ».

Il nous semble que personne n’aurait pu s’exprimer plus clairement. Autrement dit, la Croix de Notre Seigneur Jésus-Christ « par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde » (Gal 6,14) ne devrait jamais être oubliée de la prédication.

 

N’idolâtrons pas la popularité

Quant à la crainte d'offenser les hérétiques par un discours audacieux, nous devons souligner que la doctrine catholique prescrit certainement d'agir avec charité et même de faire des sacrifices héroïques si nécessaire pour éviter tout ce qui pourrait déplaire à nos frères séparés. Mais, les intérêts de nos frères séparés eux-mêmes et les droits des âmes justes qui ont soif de la vérité ne doivent jamais être sacrifiés à cette crainte de déplaire aux autres. Des attitudes capables de les irriter sont souvent indispensables pour l'apostolat et sont donc franchement louables. Le sens commun le plus évident montre qu'il existe des occasions où il devient nécessaire de déplaire aux hommes, et parfois beaucoup d'hommes, de manière à servir Dieu, suivant l'exemple de saint Paul. C'est typiquement le cas présenté dans l'Evangile à l'égard de Notre Seigneur Jésus-Christ, comme nous l'avons démontré plus haut. Personne n'aurait pu assortir son apostolat de plus de délicate charité que le Divin Sauveur. Pourtant, il a été incapable de se faire aimer par tout le monde, et humainement parlant - à en juger seulement les apparences immédiates - son travail a échoué, puisqu'il est devenu tellement impopulaire qu’il a atteint l'extrême de la crucifixion. Barrabas a été préféré à celui dont l'Apôtre a pu écrire « pertransiit benefaciendo » (Ac 10,38). Si la popularité était la conséquence nécessaire de tout apostolat fécond, et si à l'inverse, l'impopularité était la note distinctive de l'échec d'une personne, Notre Seigneur aurait été le prototype parfait de l'apôtre inepte.

Dans l'Office des Ténèbres du Vendredi Saint, l'Eglise lit la leçon suivante de saint Augustin (vendredi, nocturne II, cinquième leçon) à propos de l'énergie avec laquelle notre adorable Sauveur stigmatisa les erreurs des Juifs, ne reculant pas devant l'immense l'hostilité qu’Il a causé, qu'Il avait d’ailleurs bien prévu :

« Il n'avait pas dissimulé leurs vices, voulant leur faire haïr ces vices mêmes, non le médecin qui venait les guérir. Ingrats, pour tous ces bienfaits, et comme sous le coup d'une frénésie, que causerait une fièvre violente, ils s'emportèrent en furieux contre le médecin qui venait les guérir, et formèrent le projet de le perdre ».

Nous pouvons donc voir comment est infondée et erronée l'idée que la popularité est la récompense nécessaire de tout apostolat réussi. Si cela était vrai, l'apostolat prendrait des airs démagogiques de manière à ne jamais déplaire à l'opinion publique. Or, ni Notre Seigneur ni les apôtres n’ont jamais reculé de peur de devenir impopulaires.

Et pourtant, non seulement son Église triompha sur toute impopularité, mais depuis les apôtres et jusqu'à ce jour, elle surmonte le torrent de calomnies, persécutions et blasphèmes qui ne cessent de se déverser à son encontre. Tout comme son divin Fondateur, la sainte Mère Eglise - véritable pierre de contradiction - a suscité un immense et terrible déluge de haine ; un déluge néanmoins beaucoup plus faible que le flot d'amour dont elle n'a pas cessé de remplir la terre.

 

L'Eglise ne méprise ni ne rejette la popularité

Cela ne signifie pas que l'Eglise, motivée par son cœur de mère, ne cherche pas à faire plaisir à ses enfants ou n’apprécie pas l'hommage d'amour qu’ils lui rendent. Loin de nous l'idée blasphématoire que l'Eglise devrait tendre à être impopulaire et garder avec dédain ses distances par rapport aux masses. Mais cela est loin de faire de la popularité un fruit exclusif de l'apostolat, une distance que le bon sens refuse de chevaucher. Que notre règle générale soit la belle devise dominicaine : « veritate charitati ». Disons la vérité dans la charité et faisons de la charité un meilleur moyen d'atteindre la vérité ; n’utilisons pas la charité comme excuse pour diminuer ou déformer la réalité en aucune façon, que ce soit pour obtenir des applaudissements, éviter des critiques, ou tenter inutilement de faire plaisir à tout le monde. Autrement, par la charité, nous atteindrons l'erreur plutôt que la vérité.

 

Ni ne fait-elle de la popularité la fin de ses efforts

Et si par hasard, la méchanceté des hommes sème la haine dans les sentiers foulés par notre innocence, consolons-nous avec les exemples des saints. Benoît XV a dit à propos de Saint-Jérôme,

« Un zèle si ardent à sauvegarder l'intégrité de la foi le jetait en des  polémiques très véhémentes contre les enfants rebelles de l'Eglise, qu'il considérait comme ses ennemis personnels: « Il me suffira de répondre que jamais je n'ai épargné les hérétiques et que j'ai mis tout mon zèle à faire des ennemis de l'Eglise mes ennemis personnels » ; et dans une lettre à Rufin il écrit : « Il est un point sur lequel je ne pourrai être d'accord avec toi : épargner les hérétiques, ne pas me montrer catholique. » Cependant, attristé de leur défection, il les suppliait de revenir à leur Mère éplorée, source unique de salut; et en faveur de ceux « qui étaient sortis de l'Eglise et avaient abandonné la doctrine de l'Esprit-Saint pour suivre leur propre jugement », il demandait la grâce de revenir à Dieu de toute leur âme. (...)

« Nous savons déjà, Vénérables Frères, quel profond respect, quel amour enthousiaste il portait à l'Eglise Romaine et à la Chaire de Pierre; Nous savons avec quelle vigueur il livrait bataille aux ennemis de l'Eglise. Applaudissant son jeune compagnon d'armes Augustin, qui soutenait les mêmes combats, et se félicitant de s'être comme lui attiré la fureur des hérétiques, il lui écrit: « Honneur à ta bravoure ! Le monde entier a les yeux sur toi. Les catholiques vénèrent et reconnaissent en toi le restaurateur de la foi des premiers jours, et, signe plus glorieux encore, tous les hérétiques te maudissent et me poursuivent avec toi d'une haine égale, jusqu'à nous tuer en désir, dans leur impuissance à nous immoler sous le glaive. » Ce témoignage se trouve excellemment confirmé dans Sulpice-Sévère par Postumianus: « Une lutte de tous les instants et un duel ininterrompu avec les méchants ont concentré sur Jérôme les haines des pervers. En lui, les hérétiques haïssent celui qui ne cesse de les attaquer; les clercs, celui qui leur reproche leur vie et leurs crimes. Mais tous les hommes vertueux sans exception l'aiment et l'admirent.»

« Cette haine des hérétiques et des méchants fit endurer à Jérôme bien de  pénibles souffrances, surtout quand les Pélagiens se ruèrent sur le monastère de Bethléem et le mirent à sac; mais il supporta d'une âme égale tous les  mauvais traitements et tous les outrages et ne fut point découragé, prêt qu'il était à mourir pour la défense de la foi chrétienne ». (4)

 

Conclusion

Nous venons de voir loué par un pontife le comportement d'un Docteur de l'Église et un des plus grands saints de l'histoire. Donc, il ne saurait pas y avoir de plus grande garantie que ce comportement est non seulement licite, mais souvent exigé par les principes les plus hauts et les intérêts les plus nobles de l'Église.

Résumons notre façon de penser en la condensant en quelques articles qui rendront notre pensée plus précise et montreront que ni la douceur, ni l'énergie, ne devraient avoir une place exclusive dans l'apostolat :

1. Étant donné l'immense variété des âmes et des situations multiples et complexes dans lesquelles elles peuvent se trouver, les mêmes mots et le même langage ne devrait pas être utilisé indistinctement pour tous, même dans des situations identiques. Léon XIII disait positivement que l'apôtre ne peut jamais utiliser une seule méthode d'action. Au contraire, il a affirmé que les méthodes d'apostolat sont nombreuses, et un apôtre qui ne sait pas comment les utiliser tous est inefficace:

« Il est donc besoin que celui qui doit se mesurer avec tous connaisse les manœuvres et les procédés de tous, que le même manie les flèches et la fronde, qu'il soit tribun et chef de cohorte, général et soldat, fantassin et cavalier, apte à lutter sur mer et à renverser les remparts. Si le défenseur ne connaît pas, en effet, toutes les manières de combattre, le diable sait faire entrer ses ravisseurs par un seul côté, au cas où un seul est laissé sans garde, et enlever les brebis ». (5)

Par ailleurs, Saint Paul nous avertit que nous devons nous battre « par les armes de la justice à droite et à gauche » (2 Cor 6,7).

Cette variété solide et virile est bien loin de l'ennuyeux « sourire apostolique » désormais imposé comme la seule (ou presque) arme de l'apostolat ! Combien cet apostolat mutilé et édulcoré à la saccharine est différent de ce que décrit saint Paul :

« Nos armes de guerre ne sont point charnelles, mais puissantes en Dieu, pour renverser les forteresses, pour détruire les raisonnements, en toute hauteur qui s'élève contre la science de Dieu, et pour réduire toute intelligence en servitude, sous l'obéissance du Christ » (2 Cor 10,4-6).

2. Pour cette raison, Dieu suscite dans la sainte Église des saints doués de tempéraments différents et guidés par la grâce sur des voies spirituelles différentes. Cette diversité - expression légitime de la fécondité de l'Église - est providentielle. Chercher à réduire ces manifestations variées à une uniformité essentielle serait travailler contre l'Esprit Saint et porter atteinte à la fécondité de l'Action Catholique.

3. Il convient de garder cette variété à l'esprit en préparant la «technique d'apostolat», en ne cherchant pas à former des apôtres selon un seul moule, mais en enseignant à tous les véritables limites dans lesquels règne la charité, afin que la Fortitude n’empiète pas et n’endommage pas la Bonté. Pour sa part, la Bonté ne doit pas transgresser ces limites, de peur qu'elle ne devienne une faiblesse dangereuse et répréhensible. Dans ces limites, il est bon pour tout le monde d’agir conformément à la sainte liberté des enfants de Dieu, sans être obligé de mouler sa personnalité sur celle des autres. En ce sens, tous devraient avoir une compréhension fraternelle et coopérer pour mieux servir l'Eglise dans la diversité de leurs tempéraments, évitant soigneusement que cette variété providentielle ne donne lieu à des frictions qui, en définitive, porteraient préjudice à la Sainte Eglise. (6)

 

La charité ne peut occulter la vérité

Pour confirmer tout ce que nous avons dit, citons enfin les conseils de Pie XI dans sa magistrale encyclique sur saint François de Sales :

« L'exemple du saint docteur leur trace clairement leur ligne de conduite; étudier avec le plus grand soin la doctrine catholique et la posséder dans la mesure de leurs forces; éviter soit d'altérer la vérité, soit de l'atténuer ou de la dissimuler, sous prétexte de ne pas blesser les adversaires; (...) savoir, quand une attaque s'impose, réfuter les erreurs et s'opposer à la malice des ouvriers du mal ». (7)

Depuis les premiers temps de l'Eglise, tel a été son langage. (8) Si un journal catholique disait que les hérétiques sont « comme des animaux sans raison, qui ne suivent que la nature et sont nés pour être pris et détruits » l'indignation dans certains de nos milieux serait immense. C’est saint Pierre, pourtant, qui l’a dit (2 Pierre 2,12). Si un journal catholique écrivait à propos des socialistes, des libéraux ou des nazis

« Ce sont des fontaines sans eau, des nuées agitées par des tourbillons ; l'obscurité des ténèbres leur est réservée. Car tenant des discours enflés de vanité, ils séduisent, par les convoitises de la chair, par les dissolutions, ceux qui s'étaient retirés quelque peu des hommes qui vivent dans l'erreur. Ils leur promettent la liberté, quand ils sont eux-mêmes esclaves de la corruption ; car on est esclave de celui par qui on a été vaincu. En effet, si après s'être retirés des souillures du monde par la connaissance de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, ils sont vaincus en s'y engageant de nouveau, leur dernière condition devient pire que la première. Car il eût été meilleur pour eux de n'avoir pas connu la voie de la justice, que de se détourner, après l'avoir connue, du saint commandement qui leur avait été transmis. Mais il leur est arrivé ce que dit un proverbe très vrai : Le chien est retourné à ce qu'il avait vomi ; et : La truie, après avoir été lavée, s'est vautrée dans la boue » (2 Pierre 2,17-22).

Si un journal catholique, répétons-le, devrait écrire de telles choses, que se passerait-t-il ?

On trouve des expressions identiques dans la bouche des saints. Saint Ignace d'Antioche, martyr du IIe siècle, écrit plusieurs lettres à diverses églises avant son martyre. Nous y lisons les expressions suivantes sur les hérétiques : «bêtes féroces» (Éphésiens, 7), «loups rapaces» (Phil. 2,2), « chiens hydrophobes qui attaquent par traîtrise » (Eph 7), « bêtes à face humaine » (Smirn. 4,1), « herbe du diable » (Eph 10,1) « plantes parasites que le père n’a pas plantées » (Tral 11), «plantes destinés au feu éternel» (Ph 16, 2).

Saint Polycarpe était sans aucun doute l'un des disciples les plus chers de saint Jean, l'apôtre de l'Amour. Saint Irénée apprit de saint Polycarpe qu'une fois l'Apôtre allait aux bains, mais en est reparti sans s'être baigné, parce qu'il y avait vu Cerintus, un hérétique, qui niait la divinité de Jésus-Christ. Il s'en est allé « par peur, dit-il, que le bâtiment pourrait s'effondrer, puisque Cerintus, l'ennemi de la vérité, y était ». On peut très bien imaginer que Cerintus n'aurait pas été très heureux de le savoir ! Un jour, saint Polycarpe rencontra Marcien, un hérétique docétiste ; ce dernier lui demanda s'il le connaissait, et donc il lui répondu :

« Certes, vous êtes le premier-né de Satan ». En outre, en ce faisant, il a suivi le conseil de saint Paul : «Pour ce qui est de l'hérétique, après un premier et un second avertissement, romps avec lui : un tel homme est un dévoyé, un pécheur qui se condamne lui-même » (Tite 3,10).

Quand il arrivait à saint Polycarpe lui-même de rencontrer des hérétiques, il couvrait ses oreilles en disant : « Dieu de miséricorde, pourquoi m’avez-vous gardé sur terre pour que j’eusse à endurer de telles choses ? » Et immédiatement il s'enfuyait pour éviter une telle compagnie.

Au quatrième siècle, saint Athanase dit que saint Antoine l'Ermite appela les discours des hérétiques un poison pire que celui des serpents. Saint Thomas d’Aquin, le placide Docteur angélique, appela Guillaume du Saint amour et ses disciples : « des ennemis de Dieu, ministres du diable, membres de l'antéchrist, ennemis du salut de l'humanité, détracteurs, réprouvés, pervers, ignorants, égaux au Pharaon, pire que Jovinianus et Vigilantia », hérétiques opposés à la virginité de Notre Dame. Saint Bonaventure, le docteur séraphique, appela Gerald, son contemporain, « pervers, calomniateur, fou, empoisonneur, ignorant, menteur, méchant, idiot, perfide ». Saint Bernard, le docteur mélodieux, dit à propos d’Arnaud de Brescia qu’il était

« désordonné, vagabond, imposteur, vase d'ignominie, scorpion vomi par Brescia, vu avec horreur à Rome et avec abomination en Allemagne … dédaigné du Souverain Pontife, glorifié par le diable, ouvrier d'iniquité, mangeur de peuple, bouche pleine de malédictions, semeur de discorde, fabricant de schismes, loup féroce ».

Saint Grégoire le Grand, dans sa réprimande à Jean, évêque de Constantinople, lui jeta à la face « son profane et criminel orgueil, sa superbe de Lucifer, ses sottes paroles, sa vanité, son esprit borné ». Ce n'est pas autrement que s'exprimèrent les saints Fulgence, Prosper, Jérôme, le pape saint Sirice, Jean Chrysostome, Ambroise, Grégoire de Nazianze, Basile, Hilaire, Athanase, Alexandre, évêque d'Alexandrie, les martyrs Corneille et Cyprien, Justin, Athénagore, Irénée, Polycarpe, Ignace d'Antioche, Clément, tous les Pères enfin, qui dans les plus beaux temps de l'Église, se distinguèrent par leur héroïque charité.

L'évêque très suave de Genève, Saint François de Sales, a résumé d'une façon admirable le principe qui inspira ce comportement chez nombreux saints : « les ennemis déclarés de Dieu et de son Église, lesquels doivent être diffamés autant que possible (bien entendu, sans blesser la vérité) : c'est une œuvre de grande charité que de crier « au loup » quand il est au milieu du troupeau ou en tout autre endroit qu'on l'aperçoive » (Philotea, chap. 20, 2e partie). Evidemment, nous ne recommandons pas que seul ce langage soit utilisé. Mais il ne nous paraît juste non plus qu’il soit étiqueté comme étant contraire à la charité de Notre Seigneur Jésus-Christ.

 

L'exemple de Mgr Vital

Dans un autre chapitre de ce livre, nous avons souligné les similitudes entre les concepts des membres de certaines confréries de l'époque de Mgr Vital en ce qui concerne le respect dû à l'autorité ecclésiastique, et ceux de certains théoriciens de l'Action Catholique. La similitude est tout aussi importante s'agissant de la stratégie apostolique. Dans un de ses sermons au peuple d'Olinda, le remarquable Mgr Vital a estimé nécessaire de dire :

« De nos jours, il ya toutes sortes d'hommes qui, refusant le principe d'autorité... prétendent enseigner aux évêques qu'ils devraient être toute douceur et conciliation et ne jamais faire usage d'une paternelle sévérité. Or, si l'on regarde les premières pages de l'histoire de l'Église, que voyons-nous ? Saint Paul, dont les épîtres respirent la plus douce charité du Seigneur, dit aux coupables chrétiens de Corinthe : «Je vais aller chez vous avec un fouet dans ma main ». Et il a émis à leur encontre la peine d'excommunication ». (9)

Le Brésil a été en mesure de surmonter l'une des crises religieuses les plus graves de son histoire grâce au fait que l'illustre évêque n’a pas permis qu’une vision aussi unilatérale des méthodes d’apostolat ne s'enracine dans son esprit.

 

Adaptons nos méthodes à la mentalité actuelle

Il est bien de préciser que, si les deux langages apostoliques, celui imprégné d'amour et de douceur et celui qui inspire la crainte et vibre d'une sainte énergie, sont également justes et peuvent être utilisés à n'importe quel moment, il est certain aussi que, à certaines époques, il y a une plus grande nécessité à mettre davantage l'accent sur l'austérité, et alors qu'à d'autres, il faut le mettre sur la douceur. Toutefois, ce souci ne doit jamais conduire à employer de manière exclusive un seul langage au détriment de l'autre - ce qui serait un manque d'équilibre.

Alors, de quel type de langage notre temps a-t-il besoin ? Les oreilles de l'homme contemporain sont évidemment pleines de douceur exagérée, de sentimentalité et de l'esprit frivole des générations précédentes. Mais les plus grands mouvements de masse de notre temps n’ont pas démarré par le biais d'un mirage d’idéaux faciles. Au contraire, c’était au nom des principes les plus radicaux, en faisant appel au dévouement le plus absolu et en rappelant les sentiers rudes et escarpés de l'héroïsme, que les principaux dirigeants politiques ont séduit les masses jusqu’au délire.

La grandeur de notre époque réside précisément dans cette soif d'absolu et d'héroïsme. Pourquoi ne pas étancher cette soif louable en prêchant hardiment la vérité absolue et la moralité surnaturellement héroïque de Notre Seigneur Jésus-Christ ?

L'esprit des masses a changé, et nous devons ouvrir nos yeux à cette réalité. Ne tombons pas dans l'erreur de vouloir les chasser loin de nous - ce qui inévitablement se passerait s'ils ne trouvaient dans nos milieux que des idées diluées de l'homéopathie doctrinale du 19e siècle.

Peu de temps avant sa mort, l'illustre Cardinal Baudrillart a écrit un article montrant que la piété des fidèles les menait de plus en plus à vénérer, dans sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, l'héroïsme de sa mort expiatoire en holocauste à l'Amour Miséricordieux, plutôt que de nourrir leur dévotion en méditant seulement sur la douceur, si admirable, de la sainte de Lisieux. Et Son Eminence a conclu que c'est par la prédication de l'héroïsme que l'Eglise peut aujourd'hui, plus que jamais, attirer les masses à Jésus-Christ.

Nous ne devons pas oublier ce très sérieux avertissement. Donnons aux âmes le pain fort qu'elles demandent, plutôt que l'eau de rose dont elles ne veulent plus. 

*  *  *

Il ne serait pas superflu de traiter ici un autre sujet. Certains prétendent qu’un apôtre laïc doit toujours et nécessairement afficher un regard débordant de joie et de bonheur, de peur qu'il ne mettre les âmes en fuite.

En ce sens, la pensée la plus belle de saint François de Sales – « un saint triste est un triste saint » - a été très abusée.

Comme saint Thomas d'Aquin l’enseigne justement, et saint François lui-même le confirme, «la tristesse peut-être bonne ou mauvaise, selon les effets qu'elle produit en nous». (10) Ainsi, il est bon pour l'âme vertueuse de vivre la bonne tristesse et même de la laisser paraître sur son visage sans crainte d'effrayer quiconque qui serait loin de l'Eglise. En fait, c'est là la tristesse édifiante que Notre Seigneur a soufferte quand il a dit : « Mon âme est triste à mourir». Et de même que la douleur très sainte de Notre Seigneur convertit des âmes innombrables, lorsque la même douleur est perçue sur le visage d'une âme pieuse, elle ne peut qu’attirer et édifier. C'est de cette tristesse que l'Esprit Saint dit : «le cœur de celui qui pèche est corrigé par le visage triste» (Eccl 7,4). Et encore : « Le cœur des sages est là où se trouve la tristesse, et le cœur des insensés là où se trouve la joie » (Eccl. 7,5).

En effet, il ya une joie sainte qui édifie, et une joie mondaine qui scandalise. Ce fut de cette dernière que l'Esprit-Saint a véritablement parlé quand il a dit : «car comme le bruit des épines qui brûlent sous une chaudière, ainsi est le rire de l'insensé ; mais cela aussi est une vanité» (Eccl 7,7).

«Bonum ex integra causa» : Ainsi, l'édification du prochain peut provenir d’une sainte tristesse autant que de la sainte joie chez ceux qui font l'apostolat. «Malum ex quocumque defectu» : seul le contraire de l'édification peut résulter de la joie et de la tristesse mondaine.

Par conséquent, il ne faut pas croire qu’on doive être toujours heureux pour faire de l’apostolat. Ce qui est vraiment nécessaire, c'est que nous restons toujours unis à Dieu, que notre apparence soit triste ou joyeuse.

*  *  *

Les gens qui tombent dans ces erreurs professent également un enthousiasme délirant pour la vertu de simplicité. Mais ils la comprennent de façon très erronée !

Selon eux, un catholique doit croire tout ce qu'on lui dit et doit être « aussi innocent qu’une colombe ».

Alors, l'innocence de la colombe, lorsqu'elle n'est pas accompagnée d'un autre caractère  tout aussi élevé, évangélique et noble - la ruse du serpent - se transforme facilement en folie.

A propos de ces «colombes», le Saint-Esprit dit qu’elles sont des  « colombes facile à séduire, sans intelligence » (Osée 7,11).

En effet, «L'imprudent croit tout ce qu'on lui dit ; l'homme habile considère ses pas» (Pr 14,15). De ce fait, un chrétien bien formé « Quand il (l’ennemi) te parlerait d'une voix humble, ne le crois point, car il y a sept méchancetés dans son cœur» (Pr 26,25). En effet, « l'ennemi se fait connaître par ses lèvres, lorsqu'au fond du cœur il médite la tromperie » (Pr 27,4).

Ainsi, l'apôtre bien formé sait placer sa perspicacité au service de l'Eglise, suivant l'avis de l'Écriture : « Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes ; car notre vigne est en fleur » (Cant 2,15).

Selon un commentaire du Père Matos Soares (Porto, 1934), ce conseil veut dire : « Les renards symbolisent les hérétiques, qui sont tout aussi rusés. Il est nécessaire de les arrêter dès le début, quand ils sont encore petits (petits renards), sinon plus tard, ils seront la désolation de l'Eglise ».

C'est la même sainte ruse que nous devrions développer pour avoir « beaucoup d'amis, mais [n'aie] qu'un seul conseiller sur mille. Si tu veux posséder un ami, possède-le après l'avoir éprouvé, et ne te fie pas facilement à lui » (Eccl 6,6-7). Ce même livre nous commande : « Sépare-toi de tes ennemis, et prends garde à tes amis » (6,13). Et c’est une preuve de faiblesse que de trouver difficile l'observation de ce conseil: «Que la sagesse est extrêmement amère aux ignorants ! L'insensé ne demeurera point avec elle. Elle sera pour eux comme une pierre pesante qui sert à éprouver, et ils ne tarderont pas à s'en décharger» (ibid. 6,21-22). Remplis de sentimentalisme, ils ne sauront pas comment mettre en pratique ces conseils : «Autant que tu le pourras, tiens-toi sur tes gardes avec ton prochain» (Eccl. 9,21), ou cet autre conseil : «Ne raconte tes pensées ni à ton ami ni à ton ennemi » (ibid. 19 :8). Pour cette raison, ils ne savent pas que «On connaît l'homme au visage» (ibid. 19,26). Pas plus qu'ils ne savent discerner avec un cœur sensible les paroles trompeuses de quelqu'un par son visage, comme on discerne le goût d'un plat de gibier.

On doit faire à cet égard une observation très importante. Nous avons déjà entendu dans certains milieux - bien évidemment ceux dans lesquels les effets du péché originel ont été oubliés, en la pratique sinon en théorie - que l'Action Catholique agit très sagement lorsqu’elle confie des postes de responsabilité et de leadership à des personnes non encore éprouvées du point de vue de la doctrine ou de la fidélité. Ce gage de confiance encourage le néophyte et accélère sa conversion complète d'idées et de vie.

Le problème avec cela comme avec bien d'autres erreurs que nous réfutons ici, c'est la formulation de règles générales fondées sur des situations possibles, mais exceptionnelles. En effet, dans certains cas concrets, il est possible que certaines personnes tirent de grands bénéfices spirituels d’un tel traitement. Toutefois, il est facile de voir comment la généralisation de cette règle conduirait à des abus. Une comparaison élucidera pleinement cette affaire. Nous savons qu'un voleur ou autre peut être converti à une vie de modération, si quelqu'un lui donne une preuve de confiance qui stimule son estime de lui-même et ouvre la voie de la régénération, qu'il voyait comme irrémédiablement perdue. Faut-il déduire de cet événement strictement possible mais très rare, que ce serait une sage règle générale de conduite que de confier à des voleurs la garde de ses coffres ? Alors, si nous jugeons cette règle dangereuse quand il s'agit de garder nos trésors périssables, pourquoi devrions-nous être moins prudent quand il s'agit de la garde des trésors impérissables de l'Eglise ?

Évidemment, cela ne signifie pas qu'un dirigeant de l'Action Catholique ne doive pas, lorsque cela est possible, encourager les débutants avec des mots affectueux et - dans les limites de la prudence - leur donner une affectation temporaire comme preuve de confiance. Mais il y a une distance énorme entre cela et un poste, en particulier un de responsabilité. En principe, et sauf dans un moment spécial et donc en des très rares circonstances, cette distance ne doit pas être franchie.

On doit dire la même chose des louanges faites en public. Une personne dans l'Action Catholique a fait une remarque juste disant qu'elle avait l'impression qu'aux yeux de beaucoup de gens, l'Eglise est comme la sœur de misère de tout le monde, qui doit se contenter de restes et de bagatelles, tandis que le meilleur est sauvé pour l'utilisation séculaire des simples institutions temporelles. Précisément à cause de cela, quand une personne de quelque importance s’approche des milieux catholiques, les manifestations de plaisir sont parfois si nombreuses et effusives que, même avant de subir les examens et les essais qu’impose la prudence, le néophyte est déjà canonisé ! Quelquefois, ce « rapprochement » est une pure illusion : un geste, un mot et même une insinuation sont considérés comme la preuve d'une conversion authentique et durable qui mérite des applaudissements immédiats et ardents et un sceau de catholicité totale et irrécusable.

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Notes :

(1) R.P. Tomás Pègues, O.P. – Catéchisme de la Somme Théologique : http://www.christ-roi.net/index.php?title=Catéchisme_de_la_Somme_th%C3%A9ologique_par_le_fr._Thomas_P%C3%A8gues_O.P.&redirect=no

(2) Christianity in the Third Reich, Testis Fidelis, 2e volume, p. 103.

(3) Benoît XV, Encyclique Humani Generis Redemptionem, 15 juin 1917.

(4) Encyclique Spiritus Paraclitus, 15 septembre 1920 : Actes de Benoit XV, tome II, pages 198, 217 et 218.

(5) Léon XIII, Encyclique Providentissimus Deus, 18 novembre 1893.

(6) Comme on le sait, le Saint-Siège a tenté, au début de ce siècle, d’utiliser tous les moyens de persuasion pour empêcher le mouvement Le Sillon, dirigé par Marc Sangnier, de tomber dans le libéralisme le plus cruel. L'un des défauts de ce mouvement, avant même de s'égarer, consistait précisément à essayer d'utiliser seulement les méthodes de ce qu'on appelle la persuasion douce, et de démarrer une violente campagne contre tous les catholiques ayant une vision personnelle différente. Ecoutons l'avertissement paternel que le Saint-Père Pie X adressa aux pèlerins du Sillon découragés par leur incapacité à imposer leurs méthodes sur tous les catholiques français :

          «Ne vous laissez pas décourager si tous ceux qui professent les mêmes principes catholiques ne s'unissent pas toujours avec vous dans l’emploi des méthodes qui visent un but commun à tous et que tous désirent atteindre. Les soldats d'une puissante armée n'emploient pas tous les mêmes armes ni la même tactique; tous, cependant, doivent être unis dans la même entreprise, maintenir un esprit de cordialité fraternelle et obéir promptement à l'autorité qui les dirige. Que la charité du Christ règne donc entre vous et les autres jeunes gens catholiques de la France! Ils sont vos frères; ils ne sont pas contre vous, mais avec vous. Quand vos forces se rencontrent sur le même terrain, soutenez-vous les uns les autres, et ne permettez jamais qu'une sainte rivalité dégénère en une opposition inspirée par les passions humaines ou par des vues personnelles et peu élevées. Il suffit que vous ayez tous une même foi, une même pensée, une même volonté, et la victoire vous sera donnée. Recevez-en comme gage la bénédiction apostolique (Allocution du 11 septembre 1904, Actes de S. S. Pie X, tome I, page 225)

(7) Encyclique Rerum Omnium du 26 janvier 1923 : Actes de S.S. Pie XI, tome I, page 198.

(8) À cet égard, lire le magnifique ouvrage de Sardá y Salvany, Le libéralisme est un péché, dont nous avons extrait la plupart des citations suivantes.

(9) Père Louis de Gonzague, O.M.C., Monseigneur Vital, p. 329.

(10) Saint François de Sales, Pensées consolantes, p. 178, édition de 1922.


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