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Plinio Corrêa de Oliveira
Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine |
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Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées : est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée. PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine GNP = Allocution à la Garde noble pontificale Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur. Titre original : Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993). Traduit du portugais par Catherine Goyard 1ère édition française : Editions Albatros, 1993. Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA). CHAPITRE VIIGenèse de la noblesseSa mission dans le passé et de nos joursLe point d'insistance de Pie XII
L’étude des allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine éveille aujourd'hui de nombreuses interrogations chez le commun des mortels, d'autant que celui-ci manque, de façon bien souvent étonnante, d'informations sur cette classe sociale, ses origines, sa mission, ses différentes caractéristiques au long des siècles ainsi que sur le rôle qu'elle doit jouer de nos jours et dans l'avenir. Ce pape mémorable n'avait cependant pas pour but, dans ses allocutions, d'épuiser le sujet « noblesse ». Le public auquel il s'adressait, appartenait en effet à la noblesse la plus raffinée et connaissait les nombreuses caractéristiques doctrinales et historiques de l'institution nobiliaire, aujourd'hui ignorées du grand public. Les lecteurs de cet ouvrage pourront faire partie du clergé, de la noblesse ou encore de la grande, moyenne et petite bourgeoisie. Aussi a-t-il été jugé nécessaire de répondre dans ce chapitre au désir de certains d'entre eux, perspicaces mais à demi informés, heureux de disposer de données sur la noblesse dans un seul recueil facile d'accès. Ce chapitre contient donc une vue d'ensemble, ou plutôt un ensemble de panoramas variés sur différents sujets d'un intérêt tout particulier pour le lecteur de cet ouvrage. Composé de nombreuses considérations touchant des thèmes différents, ce chapitre est le plus gros du livre. Afin de conserver des proportions raisonnables, il ne contiendra que les citations indispensables. 1. Domaine privé et bien communa) Les groupes humains — les chefsDans tout groupe humain à caractère privé, le détenteur de l’autorité est toujours revêtu d’éclat, parfois très grand, parfois moindre. Il en est ainsi d’un père de famille — et par participation, de sa femme — d'un président d'association, d'un professeur ou d'un directeur d'équipe sportive, etc. • Qualités intellectuelles requises pour celui qui détient l'autoritéCette autorité exige essentiellement de la part de son titulaire la notion ferme et claire de la finalité et du bien commun du groupe sur lequel elle s'exerce, ainsi qu'une connaissance lucide des moyens et des techniques d'action nécessaires à l'obtention de ce bien. Le détenteur du pouvoir — toujours dans la sphère privée — ne peut cependant se contenter de ces qualités qui appartiennent toutes au domaine de l'intelligence. Il doit avoir des connaissances, bien sûr, mais savoir aussi les communiquer et, autant que possible, convaincre ceux qui divergent de ses propres convictions. Aussi étendus que soient ses pouvoirs et drastiques les sanctions établies contre celui qui se soustrait aux règles du groupe social, aussi rémunératrices et honorifiques que soient les récompenses accordées à celui qui s'y soumet, tout cela ne permet pas au chef de se faire obéir. Entre ce dernier et ses subordonnés, doit exister nécessairement un consensus profond et stable sur les buts qu'il désire atteindre et les méthodes qu'il préfère. Ses capacités et son adresse à parvenir au bien commun doivent susciter une profonde confiance chez ses subordonnés. • Qualités de volonté et de sensibilitéIl ne lui suffit pas de convaincre par sa logique impeccable. Il lui faut en outre des dons de volonté et de sensibilité. Le chef, dirigeant ou leader — quel que soit le titre que le groupe lui attribue —doit posséder avant tout un sens psychologique pénétrant. Cette qualité requiert l'exercice simultané de l'intelligence, de la volonté et de la sensibilité. Car un homme particulièrement intelligent mais aboulique et insensible, manque en général de sens psychologique au point d'ignorer les données élémentaires de sa propre mentalité, et plus encore celles des autres : femme, enfants, élèves, employés etc. Il est ainsi difficile à un chef dénué de sens psychologique de convaincre et de rassembler non seulement les intelligences mais aussi les volontés en faveur d'une action commune. Ce sens psychologique ne suffit pourtant pas encore. Il faut que le détenteur de cette autorité dispose d'une richesse de sensibilité suffisante pour conférer à ce qu'il dit la saveur du réel, du sincère, de l'authentique, de l'intéressant, de l'attrayant, enfin de tout ce qui entraînera ceux qui lui doivent obéissance à le suivre avec plaisir. Voilà, très sommairement dressée, la liste des qualités sans lesquelles le dirigeant d'un groupe social se trouve dépourvu des conditions normales pour accomplir sa mission. • Le chef dans des circonstances exceptionnellesLe bon sens nous montre toutefois que, dans tout groupe privé, le bon ordre des choses est parfois altéré par des circonstances exceptionnelles, favorables ou défavorables. Un chef de valeur moyenne — incapable de s'élever au niveau d'occasions particulièrement propices — risque de les laisser passer : il ne les verra que partiellement ou pas du tout. Aussi ne s'en servira-t-il qu'en partie ou les laissera-t-il complètement échapper. Il risque d'autre part de nuire sérieusement au groupe qu'il dirige, et même de l'entraîner à la ruine, s'il ne discerne pas le danger qui pointe à l'horizon, s'il ne sait en mesurer la nocivité et l'éliminer rapidement. Un excellent chef est stimulé par les occasions exceptionnelles, favorables ou pas ; ses aptitudes en prennent la grandeur ; il se montre ainsi supérieur aux circonstances qu'il traverse. • Utilité et opportunité de cette systématisation de notionsRien de tout cela n'est nouveau. Mais à notre époque de confusion, cette systématisation sommaire de notions de bon sens est ensevelie dans de nombreux esprits : la rappeler était donc nécessaire pour comprendre plus facilement ce qui suit. b) Primauté et noblesse du bien commun des organisations privéesDans le domaine privé, le bien commun des groupes, associations ou organisations de toutes sortes, ne consiste pas seulement en ce qui est bon pour tel ou tel individu mais en ce qui est bon pour l'ensemble des personnes qui constituent le groupe. Ce bien est de toute évidence supérieur à celui du simple individu et, ipso facto, plus noble. • Importance des organisations du domaine privé pour le bien commun de la région, de la nation et de l'Etat.Il se présente des cas où le bien commun d'une organisation de droit privé n'est pas réduit à son propre bien mais s'élève au-dessus. Un exemple illustrera cette vérité. En Europe et en Amérique, ont existé et existent encore de nombreuses universités dépendant de fondations ou d'associations séculaires. Il s'y est développé un style de recherche, une façon de penser, d'exposer et d'enseigner, un ensemble de curiosités intellectuelles éveillées spécifiquement par ce style, une vitalité religieuse, patriotique, artistique et — dans le sens le plus ample du terme — culturelle, en somme une accumulation de valeurs que chaque génération de maîtres et d'élèves reçoit de la précédente, conserve, perfectionne et enfin transmet à la génération suivante. Cette tradition universitaire ainsi conservée constitue un bien très précieux pour l'âme des générations successives de maîtres et d'élèves. Elle marque toute la vie des anciens élèves. Elle forme un type humain spécifique qui, à son tour, peut marquer toute l'ambiance de la ville où l'université est installée. Pareille institution, n'agissant que dans le domaine privé, constitue évidemment un bien commun pour la région et, selon le cas, pour le pays même où elle se trouve. L'exemple de certaines institutions privées, comme une université, aide à comprendre plus facilement ce qu'est le bien commun régional ou national. Car le fait même d'exceller dans leur partie rapproche ces institutions du bien commun et leur confère une sorte de noblesse, qui ne doit pas être confondue avec la noblesse naturelle mais qui reste l'indéniable dignité des institutions du domaine exclusivement privé. • Une société très particulière du domaine privé : la familleParmi toutes ces organisations privées, aucune n'a bien sûr de caractère plus fondamental pour la nation et l'Etat, aucune n'est source de vie plus authentique et plus bouillonnante que la famille. Si elle n'a pas été évoquée jusqu'ici, c'était pour mieux la traiter au moment opportun (1). (1) Cf. Cap. VII, 2, a) Il est ainsi aisé de voir à quel point la force d'impact et l'influence des institutions privées peuvent marquer la vie politique d'un pays — voire la vie politique internationale — et empêcher de cette façon que celui-ci ne tombe aux mains de bandes d'aventuriers. Cette influence comme cette force d'impact résultent, en grande mesure, de l'intensité, de la vitalité, de la cohésion et de la tendance continuelle à l'amélioration qui les animent. c) La nation et l'Etat naissent dans le domaine privé —la plénitude du bien commun• Formation des nations et des régionsQuand un groupe de personnes physiques, de groupes sociaux et de personnes juridiques tournés vers le bien privé — ou cumulativement vers le bien privé et le bien commun — arrivent à former un ensemble radicalement à part, un grand circuit fermé, de caractère ethnique, culturel, social, économique, politique, et lorsque cet ensemble ne se laisse englober à son tour ou fédérer par aucun autre plus important, il constitue alors ipso facto une nation. Le bien commun de cette nation — dont l'organisation politique est un Etat — « plane » (2) sur le bien de chaque groupe qui la constitue, tout comme le bien de chaque groupe plane sur le bien de chaque individu. (2) Il faut préciser ce que l'on entend par « planer ». Ce mot indique une prééminence existant pour le bien de ceux qui appartiennent aux ordres inférieurs successifs : l'Etat se trouve au-dessus de la structure sociale, à la manière d'un toit qui pèse sur les murs mais en même temps les protège contre les intempéries destructrices ; ou bien comme la tour d'un sanctuaire ou d'un château qui, d'une certaine façon, « plane » sur l'ensemble des édifices dans lequel elle s'insère, accroît leur beauté et sert de trait d'union entre la terre et le ciel : motif d'enchantement et d'enthousiasme, elle entraîne vers le haut l'esprit des hommes sur lesquels elle "plane". Comme le toit ou la tour, la structure de l'Etat doit avoir toute la stabilité nécessaire, accompagnée de toute la légèreté possible : un poids insuffisant peut conduire à la ruine, un poids exagéré peut enlaidir ou écraser. La région peut faire l'objet d'une affirmation analogue puisqu'elle est composée à la fois d'un territoire et d'éléments semblables à ceux de la nation. Mais région et nation ne se confondent pas car la première n'englobe pas la totalité des éléments constitutifs de la seconde, mais seulement une partie importante. Les diverses régions d'une nation, quant à elles, se différencient par leurs éléments constitutifs. En d'autres termes, les régions se distinguent entre elles comme autant de bas-reliefs taillés dans un même bloc de pierre. A des blocs de pierre différents correspondent autant de nations. Aux nations revient la souveraineté, aux régions l'autonomie. Les Etats fédérés, souverains mais constitués d'unités fédérales autonomes, en sont un exemple. • L'Etat comme société parfaite — Sa souveraineté et sa majesté — Sa noblesse suprêmeAinsi compris, le bien commun d'une nation embrasse — sans les absorber et encore moins les opprimer — tous les biens subordonnés. De là résulte pour l'Etat une suprématie de mission, de pouvoir et donc de dignité intrinsèque que le mot « majesté » (3) exprime de façon adéquate. Un pays doit normalement constituer une société « parfaite » (4) et donc souveraine, majestueuse, quelle que soit la forme de son gouvernement. (3) Maiestas est dérivé de major, comparatif de magnus, qui signifie grand, au sens physique et moral, souvent avec un sens accessoire de force, de pouvoir, de noblesse, ce qui fait de magnus un épithète honorifique ou élogieux de la langue noble. Cette même signification s'étend à ses dérivés et composés (cf. A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine — Histoire des mots, Editions Klincksieck, Paris, 4e éd., 1979, p. 377). (4) Du latin perfecta, qui signifie fait à fond, accompli, terminé. Ce pouvoir de majesté est suprêmement noble. Le seul fait d'être souverain, ou plutôt suprême, lui donne une noblesse naturelle intrinsèque, supérieure à la noblesse des corps intermédiaires. C'est ce que démontrent ces développements. 2. Rapports de la famille avec l'individu, les groupes intermédiaires et l'EtatMais quelle est la relation entre la famille et les différents corps intermédiaires, de l'individu jusqu'à l'Etat ? Et plus particulièrement avec les corps concernés d'une façon ou d'une autre par le bien commun, surtout avec celui qui les englobe tous, les embrasse, les rassemble, les gouverne comme il gouverne la nation, l'Etat et son instrument suprême de direction qu'est le gouvernement du pays ? La famille fait partie des corps intermédiaires. Mais sa situation parmi eux est très particulière. Alors que les autres cherchent à se différencier entre eux, la famille, au contraire, tend à les pénétrer tous. En outre aucun d'eux, quel qu'il soit, n'a la capacité d'exercer sur la famille une influence égale à celle qu'elle exerce sur eux. a) De la famille à la naissance de l'EtatLa condition commune de l'homme est d'être marié ; c'est donc en faisant partie d'une famille, en tant que chef ou membre, qu'il s'insère dans l'immense tissu familial formant le corps social. Mais la société est aussi constituée d'autres groupes intermédiaires : l'insertion d'un individu dans un de ces groupes est une autre manière de l'y intégrer. Cela se vérifie, par exemple, pour les corporations d'artisans et de commerçants, pour les universités et les organismes de direction représentant le pouvoir municipal. Sa genèse montre que, d'une façon ou d'une autre, l'Etat est né d'organisations dont la « matière première » était la famille. Celle-ci a donné naissance à de grands ensembles familiaux que les Grecs appelaient genos et les Romains gens. A leur tour, ils formèrent de grands blocs au style encore familial, mais dont les liens généalogiques se perdaient dans la nuit des temps et tendaient à se diluer : c'étaient les phratries pour les Grecs et les curies pour les Romains. « L'association — dit Fustel de Coulanges — continua naturellement à grandir, et d'après le même mode. Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu (5). » Le rassemblement de tribus forma ensuite la ville, ou plutôt la civitas. De là vint l'Etat (6). (5) La Cité Antique, Librairie Hachette, Paris, livre III, p. 135 (6) Sur ce sujet, voir les textes de Fustel de COULANGES, de Frantz FUNCK-BRENTANO et de Mgr Henri DELASSUS dans les Documents VII, VIII et IX. b) Un petit monde: la famille nombreuse —une école de sagesse et d'expérienceL'expérience prouve que la vitalité et l'unité d'une famille dépendent directement de sa fécondité. Quand la descendance est nombreuse, père et mère apparaissent aux yeux de leurs enfants à la tête d'une collectivité humaine pondérable aussi bien par le nombre de ceux qui la composent que par les inestimables valeurs religieuses, morales, culturelles et matérielles qui caractérisent d'ordinaire la cellule familiale. L'autorité parentale en sort nimbée de prestige. Puisque les enfants trouvent en quelque sorte leur bien commun dans leurs parents, ils ne cherchent pas normalement à accaparer toutes les attentions et toute l'affection, ni à se servir des parents pour leur seul bien individuel. Le terrain est peu propice à la naissance de la jalousie entre frères et soeurs, contrairement à ce qui peut facilement survenir dans les familles restreintes où il n'est pas rare qu'une tension parent-enfant s'établisse, chacun ayant tendance à vaincre l'autre et le tyranniser. Les parents peuvent ainsi abuser de leur autorité en se dérobant à l'ambiance familiale pour s'adonner aux distractions de la vie mondaine : ils laissent leurs enfants entre les mains étrangères de baby-sitters ou dans l'atmosphère chaotique créé par tant de pensionnats turbulents, dénués d'une légitime sensibilité affective. Ils peuvent aussi les tyranniser — il est impossible de l'omettre — par différentes formes de violences familiales, si cruelles et si fréquentes dans notre société déchristianisée. Plus la famille est nombreuse, plus il lui est difficile d'établir une de ces tyrannies familiales. Les enfants comprennent davantage la charge qu'ils représentent pour leurs parents et leur en sont d'autant plus reconnaissants. Le moment venu, ils cherchent à les aider respectueusement dans la conduite des affaires familiales. D'autre part, des enfants nombreux communiquent à l'ambiance familiale une animation, une effervescence pleine de gaieté, une originalité sans cesse créative dans la façon d'être, d'agir, de sentir et d'analyser la réalité quotidienne à l'intérieur et à l'extérieur de la maison. La vie de famille devient une école de sagesse et d'expérience, basée sur la tradition transmise avec sollicitude par les parents, et sur la rénovation prudente et graduelle que les enfants y apportent avec respect et circonspection. La famille constitue ainsi un petit monde, en même temps ouvert et fermé à l'influence de l'extérieur. La cohésion de ce petit monde résulte de tous les facteurs mentionnés plus haut et s'appuie principalement sur la formation religieuse et morale donnée par les parents en accord avec le curé de leur paroisse, ainsi que sur l'harmonieuse convergence des différents caractères héréditaires physiques et moraux qui, à travers les parents, concourent à modeler la personnalité des enfants. Ce « petit monde » se distingue des autres « petits mondes » du même genre, les autres familles, par des notes caractéristiques qui rappellent en miniature les différences entre régions d'un même pays ou entre pays d'une même civilisation. La famille ainsi constituée a généralement un tempérament commun, des envies, des tendances et des aversions communes, les mêmes façons de vivre, de se reposer, de travailler, de résoudre les problèmes, d'affronter les adversités et de tirer profit des circonstances favorables. Les familles nombreuses ont, dans tous ces domaines, des règles de pensée et d'action corroborées par l'exemple des ancêtres, souvent rendus mythiques par la nostalgie et le recul du temps. c) La famille et le monde des activités professionnelles ou publiques — lignages et professionsOr cette grande et incomparable école de continuité — sans cesse enrichie de nouveaux aspects modelés selon une tradition admirée, respectée et chérie par tous les membres de la famille — influence beaucoup les individus dans le choix de leurs activités professionnelles ou des responsabilités qu'ils souhaitent exercer en faveur du bien commun. Ainsi une même branche familiale donne-t-elle souvent naissance à des lignages professionnels qui favorisent l'influence de la famille sur cette profession. D'un autre côté, cette alliance entre activité professionnelle ou publique et famille entraîne aussi une influence de la première sur la seconde. Une symbiose naturelle et hautement souhaitable s'établit. Mais il faut relever que, par la nature même des choses, l'influence de la famille sur les activités qui lui sont extrinsèques est en général plus importante que l'inverse. En d'autres termes, dans une famille authentiquement catholique qui, loin de compter sur sa seule force spontanée et naturelle de cohésion, s'appuie sur l'influence surnaturelle d'une charité mutuelle venue de la grâce, l'organisation familiale accède aux conditions optimales pour marquer de sa présence presque tous les corps intermédiaires entre l'individu et l'Etat, et enfin l'Etat lui-même. d) Les lignages forment des élites, même dans les groupes ou les ambiances professionnelles plus populaires
Il est facile de déduire des considérations précédentes que l'influence bienfaisante de lignages chargés de tradition et de force créative, à tous les degrés de la hiérarchie sociale — depuis les plus modestes jusqu'aux plus élevés — constitue un précieux et irremplaçable facteur d'ordre dans la vie individuelle, le secteur social privé ou la vie publique. Il est facile de comprendre aussi que la force seule des coutumes mette la direction effective des différents corps privés entre les mains de lignages particulièrement doués pour les connaître, les coordonner ainsi que leur donner le fondement d'une robuste tradition et l'élan vigoureux d'une amélioration continue. Dans cette perspective, il est légitime que se forme, parmi certains de ces groupes, une élite para-noble, un lignage prépondérant para-dynastique, etc. Ce processus contribue à la formation, dans les campagnes, de « dynasties » locales en quelque sorte analogues à la famille dotée de la majesté royale. e) Société hiérarchique, en soi participative —pères régnant et rois paternelsCe tableau présente la nation non comme un ensemble d'individus mais comme un ensemble de corps constitués eux-mêmes de corps plus petits, et ainsi de suite jusqu'à l'individu. Remontant en sens inverse, apparaît clairement le caractère graduel, et en tant que tel hiérarchique, des différents corps intermédiaires entre le simple individu et le plus haut gouvernement de l'Etat. Ce tissu social met en évidence que, considérée sous un certain angle, cette riche structure d'individus, de familles et de sociétés intermédiaires s'ordonne en un ensemble de hiérarchies aux natures et caractères divers qui coexistent, s'entraident et s'entrelacent, et sur lesquels planent (7) seulement, dans le domaine temporel, la majesté de la société parfaite, celle de l'Etat ; et dans le domaine spirituel — la plus haute — la majesté de l'autre société parfaite, la sainte Eglise de Dieu. (7) Pour le sens donné ici au mot « planer », voir note (2) de la page 108. Cette société d'élites se présente donc comme largement participative : de haut en bas, les corps participent de manière différente, selon leur échelon et leurs particularités, à l'élévation, l'influence, le prestige, la richesse et le pouvoir. C'est ainsi qu'autrefois on put dire que, même dans le foyer le plus modeste, le père était le roi des enfants ; et au sommet le roi était le père des pères (8). (8) Frantz FUNCK-BRENTANO (L'Ancien Régime, Arthème Fayard & Cie, Paris, 1926, p. 26) a recueilli une observation très éloquente à ce propos dans les mémoires — de grand intérêt — du paysan Rétif de la BRETONNE : « L'Etat est une grande famille, composé de toutes les familles particulières et le prince (c'est-à-dire le monarque) est le père des pères ». Sur le lien étroit existant entre la condition de roi et celle de père, saint Thomas d'Aquin déclarait : « Qui gouverne une maison ne s'appelle pas roi mais père de famille, bien qu'il ait une certaine ressemblance avec le roi ; d'où vient le fait que les rois soient parfois appelés pères des peuples » (El régimen politico, — Introducción, versión y comentarios de Victorino RODRIGUEZ, op., Fuerza Nueva Editorial S.A., Madrid, 1978, p. 34). Saint Paul, quant à lui, traitait magnifiquement du caractère sacré de l'autorité paternelle : « C'est pourquoi je fléchis le genou devant le Père, de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom » (Eph. 3, 14-15). Voir aussi à ce sujet le texte de Mgr Henri DELASSUS dans le Document IX. 3. Origines historiques de la noblesse féodale — Genèse de la féodalitéDans ce contexte, il est plus facile de comprendre ce qu'était devenue la noblesse, classe qui, contrairement à d'autres, ne possède pas seulement quelques traits de noblesse mais qui est pleinement noble, entièrement noble, la noblesse par excellence. Un bref commentaire sur ses origines historiques simplifiera l'explication. a) La classe des propriétaires se constitue en noblesse militaire et en autorité politiqueLorsque le grandiose empire carolingien tomba en ruines, se déchaînèrent les incursions nouvelles et dévastatrices des barbares, normands, hongrois et sarrasins. Le pouvoir central des rois, déjà très affaibli, ne pouvait être, dans de telles calamités, le seul soutien des populations assaillies de tous côtés. Celles-ci se tournèrent donc tout naturellement vers les propriétaires terriens, leur demandant de les commander et de les gouverner dans de si malheureuses circonstances. Les propriétaires acceptèrent et construisirent alors des forteresses pour eux et pour les leurs. Par « les leurs », l'esprit du temps, profondément chrétien, entendait paternellement non seulement les membres de la famille mais ceux qui formaient la société seigneuriale, c'est-à-dire aussi bien les domestiques que les travailleurs manuels et leurs familles. Derrière ces fortifications qui se transformèrent avec le temps en altiers châteaux seigneuriaux dont il reste tant d'exemples aujourd'hui, tous trouvaient refuge, alimentation, assistance religieuse et commandement militaire. Parfois prenaient même place, dans l'enceinte de ces châteaux, les biens et le bétail que chaque famille de paysan réussissait à soustraire à la cupidité des envahisseurs. Le propriétaire rural et ses familiers étaient les premiers concernés par l'action militaire. Leur devoir était de commander, d'être à l'avant-garde, de se charger des attaques les plus risquées ou des défenses les plus obstinées. La condition de propriétaire s'assimilait donc à celle de chef militaire et de héros. Dans les intervalles de paix, ces circonstances le revêtaient tout naturellement du pouvoir politique sur les terres environnantes ; elles faisaient du propriétaire un seigneur, un dominus au sens plein du mot, avec les fonctions de législateur comme de juge et, en tant que tel, un trait d'union avec le roi. b) La classe noble : participation subordonnée au pouvoir royalLa classe noble s'est ainsi formée comme une participation subordonnée au pouvoir royal. Pour résumer, elle était chargée du bien commun privé, c'est-à-dire de la conservation et du développement de l'agriculture et de l'élevage dont aussi bien la noblesse que le peuple vivaient. Comme représentante du roi dans la région, elle était aussi chargée du bien commun public, d'un ordre plus élevé, d'une nature plus universelle, et donc intrinsèquement noble. Enfin, elle participait en quelque chose de l'exercice du pouvoir central dont était titulaire le monarque, car les nobles des catégories supérieures étaient bien souvent les conseillers naturels des rois. La plupart des ministres d'Etat, des ambassadeurs et des généraux, charges indispensables à l'exercice du gouvernement suprême du pays, étaient nobles. Le lien entre les hautes fonctions publiques et la condition nobiliaire s'avérait si fort que le roi finissait généralement par accorder des titres de noblesse, souvent héréditaires, aux personnes du peuple portées à ces fonctions. Le propriétaire, doté par les circonstances d'une mission supérieure à la simple exploitation agricole, d'une certaine tutelle de salus publica dans la guerre comme dans la paix, se trouvait donc investi de pouvoirs normalement gouvernementaux à l'échelon local. Il accédait ipso facto à une condition plus haute dans laquelle il était comme une miniature du roi. Sa mission participait intrinsèquement de la noblesse de la mission loyale. Le « propriétaire-seigneur noble » naissait ainsi spontanément de la réalité des faits. Lorsque les circonstances — allégées d'appréhensions et de dangers extérieurs — permirent à l'Europe chrétienne de connaître de plus grandes périodes de paix, cette mission, à la fois privée et noble, grandit peu à peu. Et cette évolution se poursuivit longtemps. c) Ebauche des régions — Bien commun régional — Seigneur de région
Dans ces nouvelles conjonctures, les hommes purent étendre leurs horizons, leurs pensées et leurs activités à des domaines de plus en plus vastes. Des régions se constituèrent, fréquemment modelées par des facteurs locaux : caractéristiques géographiques, nécessités militaires, échanges d'intérêts, afflux des multitudes de pèlerins dans les grands sanctuaires même éloignés, ou encore afflux d'étudiants dans les universités renommées et de commerçants dans les foires les plus réputées. Certaines affinités psychologiques contribuèrent aussi à la caractérisation de ces régions ; elles étaient dues à la tradition de luttes, parfois longues, menées ensemble contre un adversaire extérieur, aux similitudes de langues, de moeurs, d'expressions artistiques etc. Le bien commun régional embrassait ainsi les divers biens communs plus spécifiquement locaux. Il était donc plus haut et plus noble. Les rênes de son commandement revenaient normalement à quelque seigneur aux possessions particulièrement étendues, plus puissant, plus représentatif de la région entière et donc plus apte à en rassembler les différentes parties en un tout, sans porter préjudice à l'autonomie de chacune, et cela dans la perspective de la guerre ou des activités inhérentes aux temps de paix. A ce seigneur régional, lui-même miniature du roi dans sa région comme le simple seigneur-propriétaire l'était dans sa localité plus restreinte, revenait une situation ainsi qu'un ensemble de droits et de devoirs intrinsèquement plus nobles. Le seigneur féodal (propriétaire-seigneur noble au droit de propriété duquel participait un grand nombre de travailleurs manuels à travers un lien un peu semblable à celui qui caractérise les actuelles emphytéoses) devait à son propre seigneur une vassalité analogue, bien que différente, à celle que ce dernier devait à son tour au roi. Au sommet de la hiérarchie sociale, se formait ainsi une hiérarchie nobiliaire. d) Le roi médiéval
En principe, tout cela ne pouvait, bien entendu, exister ni sans ni contre le roi, symbole suprême du peuple et du pays, mais vivait au contraire en dessous du monarque, sous son égide tutélaire et son pouvoir suprême, pour conserver ce grand ensemble organique de régions et de localités autonomes formant alors la nation, au plus grand bien de cette dernière. Le principe monarchique unitaire ne fut jamais contesté, même aux époques où le pouvoir royal s'effritait de facto le plus. Au Moyen Age, une nostalgie de l'unité royale — et même, en bien des endroits, de l'unité impériale carolingienne couvrant toute la chrétienté — n'a jamais cessé d'exister. C'est cette nostalgie qui permit aux rois d'exercer effectivement leur pouvoir — représentatif du bien commun — sur tout le royaume au fur et à mesure qu'ils le récupéraient. Cet immense processus de fixation, de définition et d'organisation, au niveau local puis régional, suivi d'un processus national non moins important d'unification et de centralisation, ne se fit évidemment pas sans que soient apparues, ici ou là, des revendications excessives, formulées de façon unilatérale et passionnée par ceux qui représentaient de justes autonomies ou préconisaient de nécessaires réarticulations. Cela conduisait en général à des guerres féodales, parfois longues et entrelacées de conflits internationaux. Tel était le dur tribut versé par les hommes pour le péché originel, les péchés actuels, la mollesse ou leur trop grande complaisance envers l'esprit du mal lorsqu'ils y cédaient ou même y résistaient insuffisamment. Malgré tous ces obstacles, le sens profond de l'histoire de la féodalité et de la noblesse ne peut s'expliquer sans les considérations qui précèdent : c'est de cette façon que se sont modelés la société et l'Etat médiévaux. Concrètement, le régime féodal et la hiérarchie qui le caractérisait se formèrent et se développèrent un peu partout, de façons variées, en fonction des circonstances et ne s'appliquèrent pas à tous les Etats européens mais à bon nombre d'entre eux. A titre d'exemple, le processus de constitution de ce régime peut être décrit comme ci-dessus. Divers aspects de cette description se retrouvent dans l'histoire de plus d'un royaume qui n'eurent cependant pas de régime féodal au sens propre du terme. Les deux pays de la péninsule ibérique, l'Espagne et le Portugal, en sont des exemples typiques (9). (9) Cf. José Mattoso, A Nobreza Medieval Portuguesa, Editorial Estampa, Lisbonne, 1981, p. 27-28; Enciclopédia Universal Ilustrada, Espasa-Calpe, t. XXI, p. 955 et 958; t. XXIII, p. 1139. e) Le régime féodal: facteur d'union ou de désunion ? — L'expérience du fédéralisme contemporainNombreux sont les historiens qui considèrent la féodalité instituée dans certaines régions d'Europe et les situations foncières para-féodales formées ailleurs, comme de dangereux facteurs de désunion. L'expérience montre cependant que l'autonomie, en soi, n'est pas nécessairement facteur de désunion. L'autonomie des Etats constituant les républiques fédérales du continent américain par exemple n'apparaît aujourd'hui à personne comme un facteur de désunion. On y voit au contraire des formes de relations agiles, souples, fécondes, et une union conçue intelligemment. Car régionalisme ne veut pas dire hostilité entre les parties — ou contre le tout — mais autonomie harmonieuse ainsi que richesse des biens spirituels et matériels, aussi bien pour les traits communs à toutes les régions, que pour les caractéristiques particulières à chacune d'elles. 4. Le noble et la noblesse: action réciproquea) Genèse — un processus coutumier
Ce tableau présente la noblesse telle qu'elle se perpétua pendant les siècles où elle eut toute sa vigueur, dans les différents pays de l'Europe médiévale et post-médiévale, et l'idée que s'en font de nos jours ses membres ou admirateurs en Europe, comme dans les nations issues des grandes Découvertes, du peuplement, du génie organisateur des peuples européens ainsi que du zèle missionnaire de l'Eglise. On remarque alors qu'autrefois comme aujourd'hui la noblesse s'enracine dans certains principes cohérents entre eux. Ceux-ci édifient une théorie restée la même dans ses lignes essentielles semper et ubique, malgré des variantes notables selon les siècles et les lieux. Ces fondements doctrinaux ont germé dans la mentalité des peuples européens du haut Moyen Age, modelant — presque toujours par voie coutumière — l'institution nobiliaire de sorte qu'ils ont reçu, historiquement, leur application la plus ample et la plus logique pendant l'apogée du Moyen Age ; cela correspondit, pari passu, au sommet de la féodalité et de ses conséquences dans les domaines politique, social et économique. Accomplie selon des horizons vastes ainsi que selon des linéaments subtils et polymorphes, cette élaboration théorique aussi bien que coutumière fut — il convient de le relever — l'oeuvre simultanée et harmonieuse non seulement des familles nobles mais de tout le corps social, en particulier du clergé, des universités, des autres groupes intermédiaires : depuis les intellectuels, dont les réflexions habitaient les plus hauts degrés de la pensée, jusqu'aux modestes petits bourgeois ou simples artisans ; processus si naturel qu'il subsiste encore en partie dans de nombreux domaines à notre époque si troublée. b) Exemples éparsAvant la Première Guerre mondiale, l'armée allemande était moulée en grande partie sur l'idée que se faisait d'elle l'opinion publique profondément influencée par le militarisme prussien. Une influence analogue ira jusqu'à « sculpter » la Gestalt de l'Empereur Guillaume II, symbole de l'armée et de la nation. La même remarque s'applique, avec une connotation militaire moins accentuée, à l'idée que les opinions publiques des autres pays se faisaient, à la même époque, de leurs monarques respectifs — François-Joseph en Autriche ou Edouard VII en Angleterre — et de leurs armées. Ces exemples historiques ont été retenus parce qu'ils sont indiscutables... pour autant que la matière se prête à quelque chose d'indiscutable. Pour démontrer la pérennité de ce processus, il suffit de rappeler la vague d'enthousiasme universel que le cérémonial vétuste et rutilant du mariage de Charles et de Diana, Prince et Princesse de Galles, a soulevée. Voilà qui permet de mesurer combien, à cette occasion, s'affermit le profil psychologique et moral déjà classique que le Prince héritier et son épouse devaient adopter pour correspondre aux vieilles aspirations de l'Angleterre. Dans cette cérémonie, se révélèrent aussi les adaptations accidentelles que l'Angleterre désirait apporter à ce profil ainsi que, ipso facto, à la physionomie générale du pays. Une nation considérée dans son ensemble, et hors des à-coups majeurs de son histoire, peut donc imprimer à la coutume une force tantôt spontanée, tantôt créatrice, ici conservatrice, là réformatrice, capable de susciter un façonnement en général lent, prudent et toutefois rénovateur d'institutions comme la noblesse. C'est ce que les exemples choisis mettent clairement en évidence. 5. La monarchie absolue, hypertrophie de la royauté, en marche vers l'Etat totalitaire de type populisteLe résultat harmonieux ainsi obtenu par la société féodale connut le début de son effritement avec, notamment, la diffusion des principes des légistes (10). Jusqu'à la révolution de 1789, dans toute l'Europe, le pouvoir royal se mit à absorber les anciennes autonomies, pour devenir toujours plus centralisateur. (10) « Légistes » : qualificatif donné aux conseillers des rois, à la fin du Moyen Age, qui se sont employés à développer l'absolutisme royal et combattre la féodalité. Ils s'appuyaient pour cela sur l'ancien droit romain. a) Absorption des corps et pouvoirs subordonnésLe caractère de la royauté absolue était très différent de ce système d'élites superposées, nobles ou non, disséminées dans les pays les plus divers. En effet, selon ce qui a été déjà relevé ici, dans presque toutes les monarchies européennes, l'absolutisme finit par rassembler entre les mains du roi (qui s'identifiait de plus en plus à l'Etat : « L'Etat, c'est moi » est une maxime généralement attribuée à Louis XIV) la plénitude des pouvoirs, autrefois dispersés entre les corps intermédiaires. Contrairement au monarque féodal, le monarque absolu des Temps modernes a autour de lui une noblesse qui l'accompagne jour et nuit. Elle lui sert surtout d'élément décoratif mais ne possède aucun pouvoir effectif. De cette façon, le roi absolu se trouve séparé du reste de la nation par une vallée profonde, il faudrait même dire un abîme. Le roi de France des Temps modernes en fut un exemple typique et en particulier Louis XIV, le Roi Soleil, modèle accompli du genre (11). (11) La noblesse fut inégalement absorbée, selon les pays et même selon les régions d'un pays, par la centralisation et le renforcement du pouvoir central royal. Une noblesse qui résista, par exemple, à cette influence destructrice de la monarchie absolue fut la noblesse de Vendée, région qui devint plus tard un des foyers de résistance contre la Révolution française. A propos de cette attitude de la noblesse vendéenne face au pouvoir central, l'insigne historien Georges BORDONOVE raconte :
Pour bien comprendre l'esprit des réticences que la noblesse vendéenne avait vis-à-vis de l'absolutisme royal (contre lequel, à leur tour, les révolutionnaires de 1789 vociférèrent abondamment et avec fureur) il faut se souvenir que le Trône ne trouva pas ailleurs de plus ardents défenseurs, ni les révolutionnaires d'opposants plus altiers et plus héroïques. Les rois de la fin du XVIIIe siècle cherchèrent avec plus ou moins d'ardeur la réalisation de ce modèle qui suscitait au prime abord l'admiration pour sa toute-puissance, toute-puissance qui ne dominait pourtant la situation qu'en superficie ; l'apparence de pouvoir illimité cachait la profonde impuissance où leur isolement avait placé les monarques absolus. b) Les bureaucraties civiles et militaires, lourdes « béquilles » de la royauté absolueAyant relâché peu à peu leurs liens essentiels avec les corps intermédiaires constituant le royaume, les monarques s'étaient en effet privés de leurs soutiens naturels, pour le moins affaiblis par l'asphyxie croissante où avait conduit leur propre absolutisme. Désormais incapable de se maintenir, avancer et lutter en s'appuyant sur ses éléments constitutifs, la monarchie absolue se sentit obligée de tisser des ramifications administratives de plus en plus importantes. Ces organismes bureaucratiques furent les lourdes béquilles de la royauté, par ailleurs reluisantes mais fragiles, dans l'Europe du XVIIIe siècle. Or plus le corps de fonctionnaires est grand, plus il est lourd. Et plus les béquilles sont lourdes, plus elles chargent le personnage obligé à ne plus les quitter pour se tenir et se déplacer. La royauté absolue et bureaucratique a ainsi dévoré, au fil du temps, l'Etat paternel, familial et organique. Quelques exemples historiques illustreront la manière dont s'est développé ce processus dans certains pays européens. c) Centralisation du pouvoir en FranceEn France, les grands fiefs furent peu à peu absorbés par la Couronne, bien souvent à travers des alliances matrimoniales entre leurs héritières et des membres de la Maison Royale. En même temps, les principaux leviers de commandement et d'influence du royaume se rassemblaient à Paris comme attirés par une force centripète. Louis XIV développa cette politique avec toutes ses conséquences. La dernière absorption par la Couronne française d'un territoire féodal eut pour objet le duché de Lorraine. Elle fut réalisée au moyen de négociations diplomatiques qui prirent aussi des aspects d'accommodements familiaux. Dans le Traité de Vienne (1738), la France et l'Autriche établirent que la Lorraine appartiendrait, sa vie durant, à Stanislas Leszczinski, roi détrôné de Pologne et père de la reine Marie Leszczinska, femme de Louis XV, et qu'à la mort de ce prince, le duché serait automatiquement incorporé au royaume de France. Et c'est ce qu'il advint. • Faiblesse de la pompeuse omnipotence bonapartiste
L'archétype pompeux et terrible de cette monarchie bureaucratique, qui n'avait plus rien ou presque de paternel, fut l'Etat fortement militaire, financier et administratif de Bonaparte. Après avoir battu les Autrichiens à Wagram (1809), Napoléon occupa Vienne pendant quelques mois. Lorsqu'enfin les troupes françaises se retirèrent, l'Empereur François Ier d'Autriche put rentrer dans sa capitale. Les Viennois lui préparèrent une belle réception (12) afin de le consoler de la pénible déroute et des malheurs que lui et son pays avaient supportés. On raconte que Bonaparte, dont le pouvoir s'était principalement appuyé sur la force des armes, ne put s'empêcher de gémir, en apprenant cette nouvelle : « Quelle monarchie forte ! ». Ainsi aurait-il qualifié la monarchie des Habsbourg, sans doute la plus paternelle et la plus organique des monarchies européennes de l'époque... Le cours de l'histoire montra combien il avait raison. Quand il fut définitivement battu à Waterloo, personne en France ne pensa lui faire l'hommage d'une fête pour le consoler de l'immense tragédie qui s'était abattue sur lui. Au contraire, lorsque le comte d'Artois, futur Charles X, entra officiellement à Paris pour la première fois après la Révolution comme représentant de son frère Louis XVIII, grandes furent les réjouissances organisées pour célébrer la dynastie légitime de retour d'exil : et pourtant cette famille royale, qu'aucune victoire militaire n'avait ceint de lauriers, n'était parée que de l'auréole du prestige conféré par une immense infortune supportée avec une majestueuse dignité (13). Isolé dans son échec après sa seconde et définitive abdication, Napoléon fut réduit à une telle impuissance qu'il demanda refuge au roi d'Angleterre, c'est-à-dire au chef d'un des Etats qui lui étaient le plus inexorablement opposés. La perspective de la destruction prochaine de son trône ne suscita, pas même chez ses proches, le courage d'entreprendre en sa faveur une guérilla ou une révolution quelconque inspirée par l'amour filial de sujets loyaux envers leur monarque. Une guérilla ou une révolution, oui : comme celles que la loyauté envers la monarchie avait soulevées en Vendée et dans la Péninsule ibérique en faveur des Princes. Ou encore comme celle que la fidélité inébranlable des braves paysans du Tyrol, dirigés par Andreas Hofer, avait déclenchée contre Napoléon, au service de l'Eglise catholique et de la Maison d'Autriche. Il revint à ces défenseurs de la foi — ainsi qu'à ceux de la couronne et de l'indépendance portugaise ou espagnole, du trône français ou de la monarchie des Habsbourg — de verser leur sang pour des dynasties encore sensiblement empreintes de l'attitude paternelle d'autrefois. En ce trait, comme en plusieurs autres, ces dynasties étaient radicalement opposées au despotisme dur et arrogant de Napoléon comme au despotisme mou et lâche de son frère Joseph, qu'il avait autoritairement promu « roi de Naples » puis « roi d'Espagne ». Exception faite de l'aventure des Cent Jours, l'armée française, de son côté, accepta avec discipline la chute de Napoléon. Car, aussi épiques et brillants que fussent les souvenirs l'unissant au Corse, ils n'étaient pas revêtus de la force de cohésion des liens familiaux. Napoléon ne pouvait pas dire de ses soldats ce qu'aurait affirmé, non sans quelque jalousie, la reine Isabelle de Castille, du peuple portugais, loyal et aguerri au service de son souverain : ces courageux soldats étaient, de leur roi, « fils et non sujets (14) ! » ; et là résidait le secret de leur loyauté et de leur dévouement. (12) Cf. Document X. (13) Cette magnifique réception, réservée par les parisiens à leur futur roi, est décrite avec une fidélité exemplaire par Georges Bordonove, dans son oeuvre Les Rois qui ont fait la France — Charles X. Des extraits de cette description se trouvent dans le Document X. (14) Cf. Elaine SANCEAU, O Reinado do Venturoso, Livraria Civilização Editora, Porto, 1970, p. 205-206. d) Dissolution du Saint EmpireLe Saint Empire romain germanique, électif depuis ses origines, devint de facto héréditaire en 1438, lors de l'élection d'Albert II l'Illustre de la Maison d'Autriche. A partir de ce moment, le collège des Princes électeurs désigna toujours, pour le trône impérial, le chef de cette Maison. Une exception, apparente seulement, se présenta avec l'élection de François de Lorraine en 1745 : celui-ci avait en effet épousé l'héritière de la Maison d'Autriche, l'archiduchesse Marie-Thérèse de Habsbourg. La Maison d'Habsbourg-Lorraine ainsi constituée prit alors légitimement la suite de la Maison d'Autriche auprès du Saint Empire (15). (15) Une autre exception, légèrement antérieure, fut celle de l'Electeur de Bavière Charles-Albert, qui obtint la couronne impériale après la mort de Charles VI, père de l'Archiduchesse Marie-Thérèse. Sa présence sur le trône impérial, sous le nom de Charles VII, fut de courte durée (1742-1745). Sa mort permit l'élection de François de Lorraine dont l'ascension à la dignité suprême du Saint Empire constitue en soi une preuve du pouvoir politique de la Maison d'Autriche. Car François de Lorraine fut élu empereur à la demande de Marie-Thérèse, qui attribuait ainsi à son époux le plus haut titre de noblesse de la chrétienté et équilibrait donc le mariage de l'illustre héritière des Habsbourg avec celui qui n'était auparavant que duc de Lorraine et grand-duc de Toscane.
Le puissant caractère fédératif du Saint Empire subsista jusqu'à la dissolution de celui-ci, en 1806, lors de l'abdication de l'Empereur François II (François Ier d'Autriche) réalisée sous la pression de Napoléon. Ce dernier réduisit de façon drastique le nombre des unités souveraines de l'Empire en imposant, la même année, la Confédération du Rhin. La Confédération germanique qui lui succéda (1815-1866) avait comme président héréditaire l'Empereur d'Autriche. Elle joua dans cette évolution centralisatrice un rôle conservateur. Elle fut cependant dissoute à la suite de la bataille de Sadowa (1866) pendant la guerre austro-prussienne. Se forma alors, sous l'hégémonie prussienne, la Confédération d'Allemagne du Nord dont furent exclus l'Autriche et les autres Etats de l'Allemagne du Sud. Après la déroute de Napoléon III en 1870, cette Confédération se transforma en Reich allemand, beaucoup plus centralisé, qui ne reconnaissait plus comme souverains que vingt cinq Etats membres. Il n'était alors plus possible d'arrêter l'impulsion centripète. L'Anschluss de l'Autriche et, peu après, l'annexion des Sudètes au HP Reich (1938) l'amena à un extrême d'où sortit la Seconde Guerre mondiale. La caducité de ces conquêtes d'Adolf Hitler et la réincorporation de l'Allemagne de l'Est dans l'Etat allemand actuel mettent peut-être le point final à ces modifications successives de la carte germanique. e) L'absolutisme dans la Péninsule IbériqueEn Espagne et au Portugal, la mise en place de l'absolutisme royal s'effectua de manière analogue. L'organisation politique et socio-économique de ces deux royaumes se centralisa peu à peu avec le déclin du Moyen Age. Leurs monarques profitèrent de cette tendance avec dextérité : ils amplifièrent et consolidèrent continuellement le pouvoir de la Couronne au détriment de celui des différents corps de l'Etat et notamment de la grande noblesse. Aussi, lorsqu'explosa sur le vieux continent la Révolution française, le pouvoir des rois de Portugal et d'Espagne était-il arrivé à son apogée historique. Cela ne se fit évidemment pas sans de nombreuses frictions entre les rois et la noblesse. Cette tension eut des épisodes marquants et dramatiques au Portugal, que ce soit sous le règne de dom João II — avec l'application de la peine capitale au duc de Bragance et à d'autres grands nobles du royaume, ainsi qu'avec la mort du duc de Viseu, frère de la Reine, poignardé en présence du monarque — ou sous le règne de dom José Ier, avec l'exécution publique du duc d'Aveiro et des figures les plus saillantes de l'aristocratie, surtout de l'illustre maison des Távoras. En Espagne, le règne de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille — les Rois Catholiques — est marqué de cette tendance centralisatrice qui s'était fait remarquer chez plusieurs monarques de la maison de Trastamare et augmenta au long des règnes suivants, atteignant son apogée au XVIIIe siècle avec les rois de la Maison de Bourbon. L'interdiction de construire de nouveaux châteaux, la destruction de beaucoup d'autres, la limitation des privilèges nobiliaires et le transfert à la Couronne de Castille de la suzeraineté sur les places maritimes, voilà quelques unes des premières mesures prises par les Rois Catholiques pour diminuer le pouvoir de la noblesse. Simultanément les maîtrises des principaux ordres militaires furent incorporées à la Couronne. A la fin de cette évolution — avant même 1789 — la noblesse dite historique prenait de plus en plus l'habitude de tourner autour du monarque, de résider dans la capitale du royaume et d'être souvent hébergée dans les palais royaux, à la manière dont cela se passait dans les autres pays d'Europe, principalement en France par l'oeuvre du Roi Soleil et de ses successeurs entourés des magnificences inégalables du château de Versailles. La vie de Cour, où cette noblesse exerçait de hautes fonctions, absorbait une grande partie de son temps et exigeait qu'elle maintienne un train de vie fastueux pour lequel les revenus issus de ses terres patrimoniales étaient souvent insuffisants. Aussi les rois rémunéraient-ils une bonne partie des charges occupées à la Cour. Il ne demeurait cependant pas rare que la somme de cette rémunération et des ressources terriennes ne suffise pas. Il en résultait, dans plus d'une Cour, des endettements dévastateurs épongés au moyen de mésalliances avec la haute bourgeoisie ou de subsides accordés par les rois à titre de faveur. • Conséquence de l'absolutisme: affaiblissement de la noblesse et du pouvoir royal lui-mêmeAprès les malencontreuses invasions napoléoniennes du Portugal (1807-1810) et de l'Espagne (1808-1814), les régimes monarchiques s'y libéralisèrent encore davantage. Les Couronnes y perdirent énormément de leur influence non seulement en matière politique mais aussi dans le domaine socio-économique. Les titres nobiliaires que les monarques de ces deux royaumes distribuaient avec une largesse croissante firent entrer dans la noblesse de nombreuses personnes qui n'y étaient pas nées mais qui obtenaient leur élévation soit par préférence personnelle du monarque, soit par des services rendus à l'Etat ou à la société dans les domaines les plus variés (16). (16) Aucun monarque n’a peut-être jamais mené si loin la propension à faire de la noblesse une classe franchement ouverte que le Roi Charles III d’Espagne (1759-1788) ; cf. chapitre VII, 9, c. Cette ouverture de la noblesse — hormis les excès apparus de temps en temps dans l'attribution des titres — répondait aux exigences raisonnables des transformations socio-économiques et reconnaissait la valeur souvent effective de ces services pour le bien commun. Elle manqua pourtant maintes fois de jugement ou de discernement, dépréciant ainsi la considération dont la noblesse jouissait légitimement auparavant. Admis dans un corps social comme la noblesse qui trouve tout à perdre dans un manque de sélection judicieuse et réservée, les authentiques promoteurs du bien commun recevaient donc une moindre récompense. Car noblesse et sélection sont concepts corrélatifs. Après la proclamation de la république au Portugal, en 1910, les titres de noblesse ainsi que les distinctions honorifiques et les droits nobiliaires furent abolis. En Espagne, les proclamations de la république de 1873 et de 1931, entrecoupées de restaurations monarchiques, furent l'occasion de nombreuses extinctions et restaurations des droits et privilèges de la noblesse. Tout cela causa des traumatismes évidents au corps nobiliaire. f) Superpuissance de l'Etat bourgeois — Toute-puissance de l'Etat communisteEn résumé, et au titre d'un rapide coup d'oeil de prospective sur l'état actuel de ce processus centralisateur, il convient de rappeler qu'au XIXe siècle s'esquissait déjà la superpuissance de l'Etat bourgeois dans des pays qui n'étaient plus que des restes de monarchie, ou étaient déjà au contraire des républiques triomphantes. Au cours de la Belle Epoque, de l'entre-deux-guerres ou encore après la guerre de 1945, les couronnes s'effondrèrent les unes après les autres et l'Etat démocratique déjà superpuissant ouvrit la voie historique à l'Etat prolétaire tout-puissant. Raconter l'histoire de l'absolutisme de cet Etat prolétaire, à la fois détracteur furibond et continuateur lointain de l'absolutisme monarchique du Siècle des lumières, ou celle de l'apparition de la perestroïka, de la glasnost et de l'autogestion socialiste, comme réactions elles aussi contestatrices et continuatrices de l'absolutisme prolétaire, sort nettement du thème de ce travail. 6. Genèse de l'Etat contemporaina) Déclin des régions —marche vers l'hypertrophie du pouvoir royalComme cela a été relevé plus haut, le modèle féodal amorce, à l'aube des Temps modernes, un processus d'intense décadence politique. Le pouvoir royal se consolide en effet peu à peu et finit par s'hypertrophier aux XVIIe et XVIIIe siècles. Prend alors naissance l'Etat contemporain de moins en moins appuyé sur l'autonomie et l'impulsion créatrice des régions ou sur l'aristocratie rurale, mais de plus en plus sur des organismes bureaucratiques qui déploient l'action de l'Etat dans tout le royaume. Parallèlement, les voies de communication, rendues progressivement praticables et sûres contre le banditisme endémique des siècles antérieurs, favorisent les échanges de toutes sortes entre les différentes régions. L'expansion du commerce et la naissance de nouvelles industries modèlent encore davantage la consommation. Tous les régionalismes entrent en décadence et la formation de centres urbains toujours plus importants détourne le centre de gravité des micro-régions vers les macro-régions et de là vers les capitales. Plus que jamais, la capitale devient le grand pôle d'attraction des énergies centripètes du pays entier ainsi que le foyer de rayonnement de tout ordre émanant de la Couronne. Pari passu, la Cour attire toujours plus la noblesse jadis surtout rurale. Celle-ci se fixe autour du roi, point de départ de la direction, ou plutôt de l'irradiation, de tout ce qui se fait sur le territoire. b) La démocratie représentative : de l'absolutisme royal à l'absolutisme d'EtatEn prêtant attention à ce phénomène centripète, graduel et implacable, on s'aperçoit qu'il suit une même ligne de conduite à travers les formes successives, et de plus en plus absorbantes, des derniers types d'Etats éclos aux XIXe et XXe siècles. L'Etat républicain et bourgeois du XIXe est, malgré ses aspects libéraux et démocratiques, plus centralisateur que l'Etat monarchique de la phase antérieure. Il a subi un incontestable processus de démocratisation (17) qui a ouvert toutes les portes du pouvoir aux classes non nobles mais en a exclu petit à petit les classes nobles : façon d'ailleurs assez discutable de pratiquer l'égalité. La liberté quant à elle s'est restreinte au fur et à mesure qu'une masse croissante de lois en prolifération a pesé sur l'ensemble des citoyens. Ceci en ce qui concerne l'Etat. (17) Le mot « démocratisation » est utilisé ici dans le sens révolutionnaire de démocratie qui, comme nous l’avons vu, n’est pas le seul que l’on puisse lui donner. c) Centralisation pyramidale — Superpyramides — Exemples : la banque et les médiasAfin de saisir dans son ensemble le déclin des libertés au XIXe siècle, il faut ajouter qu'au cours de ce même siècle, une tendance à la « pyramidalisation » se manifesta également dans la sphère de l'initiative privée : des entreprises ou institutions de même genre s'entrelaçaient, formaient des blocs de plus en plus importants et finissaient par absorber toute unité autonome récalcitrante contre son intégration dans la pyramide qui lui était assignée. Ces pyramides avaient évidemment — ou ont encore — à leur sommet d'immenses fortunes contrôlant les fortunes inférieures réparties sur les différents échelons de l'ensemble pyramidal. Les propriétaires des petites et moyennes entreprises perdaient ainsi de larges parcelles de leur liberté d'action face à la concurrence et aux pressions du macro-capitalisme. Au dessus de cette structure et au sommet, d'autres institutions dotées d'une force encore plus grande de leadership se superposaient, en vertu de la nature même des choses. Il suffit, à titre d'exemple, de citer le système bancaire et les médias. Ce processus s'est accentué, durant notre siècle, grâce aux nouvelles inventions ainsi qu'au progrès continuel de la science et de la technique. Cette concentration de capitaux privés aux mains de quelques grandes fortunes peut d'autre part entraîner une autre conséquence que la réduction de liberté des petits propriétaires. Elle concerne la position du macro-capitalisme face à l'Etat. Dans le monde bourgeois — en apparence gaiement libéral et démocratique mais en fait de plus en plus démocratique et niveleur sous un certain point de vue, et de moins ai moins libéral sous un autre — une étrange inversion de valeurs finit par se produire. Les banques et les médias relèvent normalement de la propriété privée et appartiennent donc à des individus. Il n'est cependant pas rare, aujourd'hui, que ces grandes forces possèdent, soit dit en passant, un pouvoir nettement supérieur à celui de la noblesse du XIXe siècle ou même d'avant la Révolution française. Il importe surtout de remarquer ici que ces puissances finissent souvent par exercer sur l'Etat un pouvoir plus grand que celui-ci n'a sur elles. Dans la plupart des démocraties modernes, en effet, les banques et les médias privés peuvent influencer davantage l'attribution des charges électives que l'Etat ne peut le faire pour le choix de leurs hauts dirigeants. Cela est si notoire que, dans de nombreux cas concrets, l'Etat se serait senti affaibli s'il n'eût assumé lui-même le rôle de grande entreprise bancaire ou journalistique, empiétant ainsi sur le domaine privé qui, de son côté, avait envahi le domaine de l'Etat. Convergence ? Non ; marche vers le chaos, est-il préférable d'écrire. Cette confrontation entre l'Etat et le macro-capitalisme n'apporte en effet aucun avantage économique ou politique au commun des citoyens pour ce qui est de la pleine liberté d'action et de développement. Il suffit d'examiner par exemple ce qui se passe fréquemment au moment des Bections. Devant les assesseurs qui, dans chaque bureau de vote, président et maintiennent le bon ordre des choses, défilent les multitudes. Parmi elles, comme un citoyen quelconque et confondu avec les autres électeurs, passe le magnat de la « noblesse d'antithèse (18) » du XX e siècle : il dépose dans l'urne son bulletin, conscient que celui-ci ne vaudra rien de plus rien de moins que celui du plus obscur de ses compatriotes. (18) Cf. Chapitre VII, 8, f. Quelques jours après, sont publiés les résultats du scrutin. Et le magnat les commente dans son club, ni plus ni moins que ne le ferait n'importe quel citoyen, comme si sa contribution au résultat électoral n'eût pas dépassé celle d'un électeur ordinaire. Mais ceux de ses interlocuteurs qui connaissent son pouvoir, par exemple sur toute une chaîne publicitaire — capable de conditionner de façon considérable le choix des masses amorphes et désorientées de l'époque actuelle — peuvent-ils entretenir dans leur for intérieur la même illusion ? d) Capitalisme d'Etat : continuation de la ligne centralisatrice et autoritaire antérieure — Sépulture de ce qui l'a précédéCeci posé, qu'apporta de neuf le capitalisme d'Etat aux pays dans lesquels il s'était implanté ? Il accentua à l'infini la ligne centralisatrice antérieure. Il fit de l'Etat un « Léviathan » omnipotent auprès duquel les pouvoirs des rois et des nobles aux époques antérieures paraissent petits sinon corpusculaires. En absorbant tout, la force d'attraction dévorante du collectivisme d'Etat enterra ipso facto dans le même abîme, dans le même néant, dans la même sépulture, rois et nobles comme, peu après, les « aristocraties d'antithèse » arrivées au sommet de leur itinéraire historique. Et tout cela sous l'influence, parfois proche parfois lointaine, de l'idéologie de 1789 (19). (19) Cf. Plinio CORRÊA DE OLIVEIRA, Révolution et Contre-Révolution, Editions Catolicismo, Campos, 1960, Partie I, Chapitre III, 2. e) Une sépulture — Deux trilogiesLa gangrène collectiviste fit-elle ces seules victimes ? Non ! Les couches inférieures de la bourgeoisie en firent aussi partie tour à tour. Le pouvoir d'absorption du « Léviathan » collectiviste n'épargna ni homme ni droit individuel. Les droits les plus élémentaires de l'homme — ces droits qui sont les siens non par la force d'une loi étatique quelconque mais par la force de l'ordre naturel exprimé avec une sagesse et une simplicité divines dans le Décalogue — eux aussi furent refusés par le collectivisme à tous les peuples sur lesquels il installa son pouvoir, aussi bien qu'à chacun des malheureux individus constituant ces peuples. C'est ce que l'expérience historique a révélé à tout le genre humain avec le sinistre panorama dévoilé maintenant par la chute du rideau de fer. En engloutissant le droit à la vie, l'Etat collectiviste a dénié à l'homme ce que la mode écologique contemporaine s'efforce de garantir au plus fragile des oiseaux, au plus petit et au plus répugnant ver de terre. Les ouvriers, serfs les plus insignifiants de cet Etat, ont ainsi été les plus récents occupants de cette sépulture. Sur sa dalle mortuaire, une épitaphe pourrait désigner globalement les victimes d'avant-hier, d'hier et d'aujourd'hui. Elle se résumerait aux trois grands principes niés par le collectivisme : TRADITION — FAMILLE — PROPRIÉTÉ et dont la négation a suscité la contestation hardie et polémique de la plus grande organisation anticommuniste d'inspiration catholique du monde moderne. Comme dans certaines légendes populaires où les tombes des victimes d'injustices criantes sont survolées par les tourbillons confus et tourmentés d'esprits malins, on pourrait ainsi imaginer, planant au-dessus, la ronde agitée, fébrile et bruyante d'une autre trilogie : MASSIFICATION — SERVITUDE — FAIM f) Restes actuels de la noblesse —Réponse de Pie XIILe totalitarisme révolutionnaire ayant étouffé les autonomies, l'égalitarisme en expansion du monde contemporain ayant de façon concomittante aboli les charges et privilèges correspondants qui faisaient de la noblesse, au Moyen Age et même sous l'Ancien Régime, un corps social et politique défini, le moment est venu de se demander : que reste-t-il encore aujourd'hui de cette classe ? Pie XII répond catégoriquement : « Une page de l'histoire a été tournée ; un chapitre a été clos, on y a mis un point qui marque la fin d'un passé social et économique (20). » (20) PNR 1952. Le Pape attend pourtant, de cette classe à laquelle rien ne reste de palpable, l'exercice d'une haute fonction au service du bien commun. Il la décrit avec précision et évidente complaisance dans ses diverses allocutions, y compris dans celle de 1952 et dans la suivante de 1958 qui précéda de peu sa mort. La pensée du Pape défunt survit clairement dans les allocutions de Jean XXIII et de Paul VI au Patriciat et à la Noblesse romaine ainsi qu'à la Garde Noble pontificale. Pour comprendre entièrement cette matière délicate, subtile et importante, il convient avant tout de considérer la rétrospective historique déjà exposée en analysant le cours des événements sous un angle bien précis. 7. Profil moral du noble médiévalDans tout corps social, il est facile de noter combien chaque branche spécifique d'activité professionnelle influence la forme d'esprit, le profil intellectuel et moral de ceux qui l'exercent et aussi, par conséquent, les relations familiales ou sociales extérieures au milieu professionnel. Au Moyen Age et dans l'Ancien Régime, la condition de noble ne pouvait être en toute rigueur comparée à une profession. Vue sous un certain angle, elle était un gagne-pain mais sous un autre, beaucoup plus. Elle marquait donc profondément le noble ainsi que toute sa famille qui transmettait au long des siècles la condition nobiliaire aux générations à venir. Le titre de noblesse s'incorporait au nom de famille et parfois l'assimilait. Son blason était l'emblème de la famille. La terre sur laquelle il exerçait son pouvoir portait généralement son nom, quand ce n'était pas le contraire et qu'il incorporait alors le nom de la terre à son titre (21). (21) Cette symbiose entre l'homme, la fonction et la terre a été exposée de façon touchante par Paul CLAUDEL dans l'Otage : « COÛFONTAINE: « [...] Comme la terre nous donne son nom, je lui ai donné mon humanité. En elle nous ne sommes pas dépourvus de racines, en moi par la grâce de Dieu, elle n'est pas dépourvue de son fruit, qui suis le Seigneur. « C'est pourquoi précédé du "de", je suis l'homme qui porte son nom par excellence. « Mon fief est mon royaume comme une petite France, la terre en moi et ma ligne devient gentille et noble comme une chose qui ne peut être achetée » (Gallimard, 1952, p. 26-27).
a) A la guerre comme dans la paix, exemple de perfectionDeux principes essentiels définissaient la physionomie du noble : 1. Pour être un homme modèle, placé au sommet du fief comme la lumière sur un lampadaire, il se devait d'être, par définition, un héros chrétien disposé à tous les holocaustes pour le bien de son roi et de son peuple, et un bras séculier armé pour défendre la foi et la chrétienté dans les fréquentes guerres contre les païens et les hérétiques. 2, Mais pari passu lui et toute sa famille se devaient de donner en tout le bon exemple — ou plutôt, le meilleur exemple — à leurs inférieurs et à leurs pairs. Dans la vertu comme dans la culture, dans l'excellence des bonnes manières, dans le raffinement du goût, dans la décoration du foyer, dans les festivités, leur exemple devait donner l'élan au corps social entier afin que chacun s'améliorât en tout de manière analogue. b) Le chevalier chrétien — La dame chrétienne
Ces deux principes avaient une portée pratique admirable, comme on le verra plus loin. Pendant le Moyen Age, ils furent appliqués avec authenticité de conviction et de sentiments religieux. Ainsi se forma dans la culture européenne — puis dans celle de tout l'Occident — la physionomie morale du chevalier chrétien. « Chevalier », ou plutôt « chevalier » et « dame », deux concepts qui — au long des siècles et malgré les dilutions successives infligées à leur contenu par la laïcisation progressive de l'Ancien Régime — ont toujours désigné l'excellence du modèle humain. Cela continue même de nos jours où ces deux qualificatifs sont malheureusement devenus hors d'usage. La noblesse ayant perdu tout ce que l'on a vu plus haut — non seulement en Italie, à laquelle Pie XII pensait surtout, mais dans de nombreux autres pays — il lui resta principalement sa qualité d'éminent modèle humain. Ce modèle, suprême et dernier trésor, ne peut être vraiment compris qu'en envisageant pourquoi et comment il s'est formé au cours du processus qui engendra la féodalité et la hiérarchie féodale. c) Holocauste, bonnes manières, étiquette et protocole —Simplifications et mutilations imposées par le monde bourgeois«Holocauste». Le mot mérite d'être souligné car il avait, dans la vie du noble, une importance centrale. D'une certaine manière, il se faisait sentir jusque dans la vie sociale, sous la forme d'une ascèse qui la marquait profondément. Les bonnes manières, l'étiquette et le protocole se façonnaient selon des modèles qui requéraient du noble une continuelle répression de ce qui est vulgaire, grossier ou même blâmable dans de nombreux comportements de l'homme. La vie sociale était, sous certains aspects, un sacrifice constant, toujours plus exigeant au fur et à mesure que la civilisation progressait et se raffinait.
L'affirmation suscitera peut-être le sourire sceptique de quelques lecteurs. Qu'ils considèrent, pour en comprendre l'exactitude, les adoucissements, simplifications et mutilations imposés peu à peu par le monde bourgeois né de la Révolution française, aux étiquettes et aux cérémonials qui subsistent de nos jours. Toutes ces altérations ont invariablement été apportées pour permettre insouciance, commodité et confort bourgeois aux magnats de l'arrivisme, décidés à conserver autant que possible, dans leur opulence de récente date, la vulgarité de leur condition antérieure. L'érosion du bon goût, des étiquettes et des belles manières a ainsi obéi à un désir de laisser-aller, de « décontraction », pour établir finalement l'empire du caprice inopiné et extravagant promu par le mouvement hippie ayant culminé avec la rébellion échevelée de la Sorbonne en 1968, puis avec les mouvements de jeunes du genre punk, rappeurs, etc. qui lui ont succédé. d) Harmonieuse diversité dans la pratique des vertus évangéliques: anéantissement de soi-même dans l'état religieux – Grandeurs et splendeurs de la société temporelleIl convient de mentionner ici une qualité fréquemment remarquable dans la noblesse. Bien des saints, nés nobles, renoncèrent entièrement à leur condition sociale pour pratiquer la perfection de la vertu dans l'anéantissement terrestre de l'état religieux. Quel splendide exemple donnèrent-ils ainsi à la chrétienté et au monde ! Mais d'autres, nés également nobles, restèrent dans les grandeurs de cette terre et, grâce au prestige inhérent à leur condition socio-politique, rehaussèrent aux yeux des diverses catégories sociales tout ce que les vertus chrétiennes ont d'admirable ; ils donnèrent de cette façon un bon exemple moral à toute la collectivité à la tête de laquelle ils se trouvaient. Cela au grand avantage non seulement du salut des âmes mais aussi de la société temporelle elle-même. Car rien n'est plus efficace pour l'Etat et pour la société que d'avoir, aux échelons les plus élevés, des personnes nimbées de la haute et sublime respectabilité que les saints de l'Eglise catholique irradient. En outre ces saints, si dignes de respect et d'admiration pour leur condition hiérarchique élevée, se rendaient particulièrement aimables aux yeux des multitudes par la pratique constante et exemplaire de la charité chrétienne. Innombrables sont en effet les nobles béatifiés ou canonisés qui — sans renoncer aux honneurs terrestres auxquels leur origine nobiliaire donnait droit — se firent remarquer par leur amour spécial des malheureux : c'est-à-dire par leur « option préférentielle pour les pauvres » très marquée. Parmi les personnes de la noblesse qui resplendirent dans ce service empressé des pauvres, d'autres préférèrent les admirables dépouillements de la vie religieuse et se firent souvent pauvres parmi les pauvres, de façon à alléger pour ceux-ci les croix de la vie terrestre et préparer leur âme pour le ciel. Il allongerait trop cet ouvrage de mentionner les nombreux membres de la noblesse, hommes et femmes, qui pratiquèrent les vertus évangéliques dans les grandeurs et les splendeurs de la société temporelle, comme dans la renonciation à la vie séculière, par amour de Dieu et du prochain (22). (22) A propos du nombre des nobles élevés par l'Eglise aux honneurs de l'autel, voir Document XII. e) Comment gouverner... et ne pas gouverner
Gouverner n'est pas seulement, ni surtout, voter des lois, édicter des peines pour ceux qui les transgressent, contraindre les populations à l'obéissance au moyen d'une bureaucratie d'autant plus efficace que plus tentaculaire, et une force policière d'autant plus coercitive que plus envahissante ou intimidante. Ainsi gouverne-t-on, dans la meilleure des hypothèses, une prison, pas un peuple. Il a été observé au début de ce chapitre que, pour gouverner des hommes, il faut avant tout gagner leur admiration, leur confiance, leur estime. Et on ne peut y arriver sans une cohérence profonde de principes, de désirs, de rejets, sans un tronc de culture et de traditions commun aux gouvernants et aux gouvernés. Les seigneurs féodaux atteignirent en général cet objectif dans leurs fiefs en stimulant les populations vers la perfection, continuellement et sur tous les plans. La noblesse eut recours à la persuasion jusque pour obtenir l'adhésion populaire aux guerres que les conditions de l'époque amenaient. Au tout premier rang de ces moyens, figurait le soutien sans restriction aux prédications de la hiérarchie ecclésiastique sur les circonstances morales qui pouvaient rendre légitime une guerre menée pour des motifs religieux ou temporels. f) Le bonum et le pulchrum de la guerre juste — Leur résonance dans l'âme du chevalierLa noblesse faisait reluire le bonum de la guerre juste ainsi que son pulchrum à travers l'éclat du cérémonial guerrier, la splendeur des armements, le harnachement des chevaux, etc. La guerre était polir le noble un holocauste en faveur de la glorification de l'Eglise, de la libre diffusion de la foi, du bien commun temporel légitime. Holocauste qui lui revenait comme reviennent aux clercs et aux religieux les holocaustes moraux inhérents à leur état. Les chevaliers — qui d'ailleurs n'étaient pas tous nobles — ressentaient jusqu'au plus profond de leur âme le bonum et le pulchrum de cet holocauste. C'est dans cet état d'esprit qu'ils partaient au combat. La beauté dont ils entouraient les aspects extérieurs de leurs actions militaires était loin d'être pour eux un simple moyen de séduire les hommes valides de la plèbe afin de les entraîner de leur plein gré à la guerre. C'était pourtant l'effet produit sur les populations. (Il est bon de souligner au passage que l'homme du peuple ne connaissait pas le recrutement forcé, avec l'ampleur et la durée indéfinie des mobilisations générales actuelles). Dans ces siècles de foi ardente, l'enseignement de l'Eglise émouvait bien entendu le public beaucoup plus que ces brillantes apparences. Aucune place n'y était laissée au doute : la guerre sainte, plus que simplement licite, pouvait constituer un devoir pour tout le peuple chrétien, pour les nobles comme pour les plébéiens (23). (23) Dans le Document XI, le lecteur pourra trouver les enseignements des papes, saints, docteurs et théologiens sur les conditions de la légitimité de la guerre. 8. La noblesse contemporaine — Ampleur de sa missiona) Substratum essentiel de toutes les noblesses, quelle que soit leur nationalitéCeci posé : quel est le substratum du type humain caractéristique de la noblesse ? Pour répondre à cette question, l'érudition historique accumule les données sur l'origine de cette classe, les missions politiques, sociales et économiques qu'elle a successivement remplies sous des formes et dans des mesures différentes au long des siècles, l'influence spécifique qu'elle a exercée sur les moeurs, us et coutumes de la société, ou enfin sur le mécénat qu'elle a assumé au profit des arts et de la culture. Qu'est-ce qu'un noble ? C'est quelqu'un qui appartient à la noblesse. Mais cette appartenance exige qu'il se conforme à un type psychologique et moral qui, à son tour, modèle l'homme dans son entier. Ainsi, malgré les transformations considérables que cette classe a subies au long des siècles et malgré les variétés dues à ses diverses nationalités, la noblesse est toujours une. Aussi différent que soit un magnat hongrois d'un grand d'Espagne, un duc et pair de France d'un duc du Royaume Uni, d'Italie, d'Allemagne ou du Portugal, aux yeux du public un noble est toujours un noble ; et plus spécifiquement encore, un comte est toujours un comte, un baron toujours un baron, un hidalgo ou un gentilhomme toujours un hidalgo ou un gentilhomme. Les vicissitudes de l'histoire traversées par la noblesse ont modifié, de façon pour ainsi dire incommensurable, la situation de cette classe. Si, de nos jours, bon nombre de ses membres se trouvent encore au sommet des richesses et du prestige, d'autres par contre vivent dans le vortex de la pauvreté, obligés d'effectuer des travaux durs et humbles pour subvenir à leur existence, parfois considérés avec sarcasme et dédain par de nombreux contemporains imbus de l'esprit égalitaire et bourgeois diffusé par la Révolution française ; ou parfois dépouillés de leurs biens, foulés aux pieds et réduits à une condition prolétarisée par la domination despotique de régimes communistes qu'ils n'ont pas eu le bonheur de fuir à temps. b) La noblesse: modèle d'excellence — Elan vers toutes les formes d'élévation et de perfectionPrivée de tout pouvoir politique dans les républiques contemporaines et n'en possédant que des vestiges dans les monarchies, faiblement représentée dans le monde des finances — quand elle s'y trouve —, accomplissant dans la diplomatie comme dans le monde de la culture et du mécénat un rôle presque toujours de moindre évidence que celui de la bourgeoisie, la noblesse actuelle n'est plus, dans la plupart des cas, qu'un résidu. Résidu précieux qui représente la tradition et qui consiste essentiellement en un type humain. Comment définir ce type humain ? Durant des siècles et jusque dans notre société intoxiquée d'égalitarisme, de vulgarité, de basse corruption morale, la noblesse a constitué de par le cours des événements un modèle d'excellence pour l'édification de tous les hommes et, en un certain sens, pour l'attribution d'un éclat mérité à toute chose éminente. Plus on dit d'un objet qu'il est noble, aristocratique, plus on souligne en effet qu'il est excellent dans son genre. Rechercher une amélioration constante, dans tous les domaines et sous les rapports les plus divers, était encore, au moins dans ses lignes générales, la tendance prédominante de la société temporelle des premières décennies de ce siècle. Affirmation qui devrait être fortement nuancée en ce qui concerne la piété et la moralité, publiques ou privées. Il est en revanche indéniable aujourd'hui qu'une tendance générale gagne du terrain : la tendance à la vulgarité, à l'extravagance poussée jusqu'au délire et — ce n'est pas rare — au triomphe brutal et impudent du sordide et de l'obscène. En 1968, la Révolution de la Sorbonne fut dans ce sens une détonation à la résonance universelle qui mit en mouvement de façon accélérée les mauvais germes incubés depuis longtemps par le monde contemporain. On peut dire que l'ensemble de ces phénomènes porte un signe très marqué de prolétarisation, dans l'acception la plus péjorative du terme. Le vieil élan vers toutes les formes d'élévation et de perfection, né au Moyen Age, développé sous certains points de vue dans les siècles suivants n'en est pas mort pour autant. Au contraire, il freine la rapidité de l'expansion de l'élan contraire. Dans divers milieux, il obtient même, ici ou là, une certaine prépondérance. Dans le passé, la mission de cultiver, nourrir et diffuser cet élan de toutes les classes vers les hauteurs revenait à la noblesse en tant que classe sociale (24). Le noble était par excellence tourné vers cette mission dans la sphère temporelle comme il incombait au clergé de l'être dans l'ordre spirituel. (24) A propos de la noblesse comme facteur social de propulsion de la société pour toutes les formes d’élévation et de perfection, voir aussi Appendice IV. Symbole et personnification de cet élan, livre vivant où la société entière pouvait « lire » ce que nos ancêtres, assoiffés en tout d'élévation, désiraient ardemment et réalisaient peu à peu : ainsi était le noble. Ainsi était-il en effet ; et de tout ce qu'il fut, ce précieux élan est peut-être ce qu'il lui reste de mieux. Des hommes de plus en plus nombreux se tournent de nos jours vers lui, se demandant avec une anxiété muette si la noblesse saura conserver cet élan, et même le renforcer courageusement, pour aider le monde à se détourner du chaos et des catastrophes dans lesquels celui-ci s'effondre. Si le noble du XXe siècle entretient en lui la conviction de cette mission et si, encouragé par la foi et l'amour d'une tradition bien comprise, il fait tout pour la remplir, il obtiendra une victoire dont la grandeur ne sera pas moindre que celle de ses ancêtres qui continrent les barbares, repoussèrent l'Islam au-delà de la Méditerranée et, sous le commandement de Godefroy de Bouillon, enfoncèrent les portes de Jérusalem. c) Insistance principale de Pie XIILa noblesse n'a donc gardé de ce qu'elle fut ou de ce qu'elle eut autrefois « que » cette excellence polymorphe avec, le plus souvent, un reste de conditions indispensables pour ne pas choir dans une situation spécifiquement prolétaire ou prolétarisante. « Que », a-t-on dit plus haut. C'est vraiment peu de choses par rapport à ce que les nobles étaient et avaient ! Mais comme cela reste supérieur à côté de la vulgarité désinvolte et arrogante de tant de nos contemporains ! Dans les corruptions vulgaires et cousues d'or, si peu rares, de la jet society ; dans les extravagances de plus d'un milliardaire subsistant encore ; dans les égoïsmes, dans la poursuite effrénée de la commodité et dans une recherche digne de Sancho Pança de la sécurité chez certains individus de la bourgeoisie moyenne ou petite : que de carences et de lacunes, en comparaison de ce qui reste d'excellence dans les véritables aristocraties. C'est le point sur lequel Pie XII insiste le plus dans ses allocutions au Patriciat et à la Noblesse romaine. Le Pape montre aux éminents participants de cette catégorie, et à travers eux au monde entier, que cette sublime caractéristique de la noblesse lui confère lue place bien distincte parmi les classes dirigeantes qui émergent des nouvelles conditions de vie. Place distincte par sa portée religieuse, morale et culturelle qui fait d'elle un précieux rempart contre la décadence torrentielle du monde contemporain. d) La noblesse : ferment et non simple poussière du passé — Mission sacerdotale de la noblesse : élever, purifier et pacifier le mondePeu après la fin de la Première Guerre mondiale, le 5 janvier 1920, Benoît XV (1914-1922) adressa au Patriciat et à la Noblesse romaine des éloges chaleureux sur leur conduite dévouée et héroïque pendant les jours dramatiques du conflit et leur montra toute l'importance de la mission qui s'ouvrait pour eux avec la période de paix. Dans cette allocution, Benoît XV mentionne « [...] un autre sacerdoce semblable au sacerdoce de l'Eglise: celui de la noblesse ». Par ces mots, le Souverain Pontife ne se réfère pas seulement au bon exemple donné effectivement par le Patriciat et la Noblesse romaine durant la guerre. Il va au-delà d'un récit historique élogieux et indique l'existence d'un caractère « sacerdotal » dans la mission intrinsèque de la noblesse. Sur les lèvres d'un pape surtout, cet éloge de la noblesse en tant que telle ne pourrait être plus grand. Il est bien vrai que le Souverain Pontife n'a pas l'intention d'assimiler la condition de noble à celle de prêtre. Il n'affirme pas l'identité des missions mais seulement une vigoureuse ressemblance. Et il développe ce principe au moyen de citations de saint Paul, ainsi qu'on le verra plus loin. Mais pour donner tout son relief à l'authenticité des devoirs du noble dans les domaines de la foi et de la morale, son enseignement revêt une impressionnante force d'expression.
En effet, Benoît XV ajoute :
A la fin de l'allocution, en donnant sa Bénédiction apostolique, le Souverain Pontife exprime un souhait:
(25) L’Osservatore Romano, 5-6 janvier 1920. Voir le texte intégral de cette allocution dans le Document II. e) Admirateurs de la noblesse de nos joursEn réalité, même méprisé et haï, le noble qui sait rester digne de ses ancêtres est toujours un noble, il convient de le répéter ; il attire spécialement l'attention — et bien souvent les attentions — de ceux avec lesquels il se trouve en rapport. Cet attrait se manifeste en particulier dans l'existence, aujourd'hui encore, — et davantage que durant les décennies précédentes — d'admirateurs de la noblesse qui, dans toutes les sociétés, lui vouent un respect enthousiaste, un intérêt ému qu'on pourrait presque qualifier de romantisme. La liste des symptômes de la présence de plus en plus marquante du vaste filon de ceux qui vouent à la noblesse une telle admiration serait interminable. Deux faits s'avèrent très révélateurs à cet égard. L'un — déjà cité — concerne l'enthousiasme plein d'allégresse et d'admiration de multitudes impossibles à évaluer qui ont suivi à la télévision, dans le monde entier, le mariage du Prince de Galles avec Lady Diana. L'autre touche au développement constant de la revue parisienne Point de vue — Images du monde, qui focalise plus spécialement les événements survenus dans les aristocraties de tous les pays, monarchies ou républiques. Le tirage de Point de vue, qui était de l'ordre de 180.000 exemplaires en 1956, a atteint 515.000 exemplaires en 1991. La revue trouve des lecteurs jusque parmi les habitants des petites villes rurales du Portugal comme dans les quartiers populaires des grandes mégalopoles modernes (26). (26) A ce propos, le Dictionnaire Encyclopédique QUID — section « Les journaux se racontent » (Robert Laffont, 1991, p.1218) indique : « L'histoire de Point de vue est celle d'une revue qui, sans concours financier et sans aucun lancement promotionel, est parvenue, année après année, à se hisser au premier rang des grands périodiques illustrés français de classe internationale ». Et cela bien que cette revue soit controversée dans plusieurs milieux de l'élite française. f) Noblesse: thèse et antithèseIl y a lieu d'ajouter quelques observations sur certaines élites argentées qui, au lieu de chercher à cultiver des qualités conformes à leur haute condition économique, s'obstinent à rester dans la vulgarité de leurs habitudes et de leurs façons d'être. Par une qualité qui lui est inhérente, la propriété individuelle tend à se fixer dans des lignages de propriétaires. L'institution de la famille y conduit de toutes ses forces. Peu à peu, des lignages ou même des « dynasties » commerciales, industrielles ou publicitaires se sont ainsi constituées. Chacun de ces groupes familiaux peut exercer, sur le cours des événements politiques, un pouvoir autrement plus grand que le simple électeur... bien que tous les citoyens soient égaux devant la loi ! Ces lignages constituent-ils une nouvelle noblesse ? D'un point de vue strictement fonctionnel, on pourrait peut-être répondre par l'affirmative. Mais ce point de vue n'est pas le seul ni même nécessairement le plus important. Il se trouve fréquemment que cette nouvelle « noblesse », considérée non in abstracto mais telle qu'elle existe concrètement, ne constitue pas et ne peut constituer une noblesse parce qu'avant tout une grande partie de ses membres ne le veut pas. Les préjugés égalitaires que de si nombreux lignages cultivent et affectent ostensiblement depuis leur origine les conduisent en effet à se démarquer de plus en plus de l'ancienne noblesse, à se rendre insensibles à son prestige et, parfois même, à en déprécier l'idée que la multitude s'en fait. Par quel moyen ? Non en se dépouillant de manière contrainte des caractéristiques qui peuvent distinguer l'ancienne noblesse de la masse, mais en affichant un aspect étudié dans le but de soigner une popularité bon marché : la vulgarité. Tandis que la noblesse historique était et voulait être un corps de choix, cette antithèse contemporaine de la noblesse se targue bien souvent de ne pas se distinguer de la masse, de se dissimuler sous ses façons d'être et ses habitudes, pour fuir la vengeance de l'esprit égalitaire démagogique entretenu en général jusqu'à l'exaspération... par les médias eux-mêmes dont les principaux dirigeants et responsables appartiennent fréquemment, et paradoxalement, à cette « noblesse » d'antithèse. En d'autres termes, former avec le peuple un tout organique, en vertu de l'ordre naturel, comme la tête avec le corps est le propre de la noblesse. La tendance à éviter autant que possible cette différenciation vitale caractérise, au contraire, la « noblesse » d'antithèse qui cherche —au moins en apparence — à s'intégrer dans le grand ensemble amorphe et sans vie qu'est la masse (27). (27) Cf. Chapitre III. Il serait exagéré d'appliquer cela à tous les ploutocrates contemporains. Mais il est indéniable que c'est le cas d'un grand nombre, et souvent des plus riches, qui se signalent cependant — un observateur attentif ne refusera pas de le reconnaître — par leur dynamisme, leur pouvoir et l'exemplarité de leurs traits distinctifs. 9. Floraison d'élites analogues – Formes contemporaines de la noblesse ?En évoquant la société bourgeoise, la vie bourgeoise et ses caractéristiques, il n'est pas question ici de viser les familles de la bourgeoisie qui, à travers les générations, ont su élaborer dans la convivialité de leurs foyers une véritable tradition familiale riche en valeurs morales, culturelles et sociales. La fidélité envers la tradition du passé ainsi que l'ardente et continuelle recherche de l'amélioration ont fait de ces familles, contrairement à la noblesse d'antithèse, de véritables élites. Dans une organisation sociale ouverte à toutes les valeurs authentiques susceptibles de l'enrichir, ces familles s'aristocratisent peu à peu et finissent par s'incorporer doucement à l'aristocratie ; ou bien elles se constituent — pari passu et par la force des coutumes, à côté de l'aristocratie proprement dite — en une nouvelle aristocratie avec ses particularités propres. Il convient que ces améliorations, hautement respectables, de la structure politique et sociale se fassent sous l'égide accueillante, prudente et pleine de tact de qui se trouve au faîte du pouvoir politique et de l'influence sociale — c'est le cas des monarques ; mais pour cela, il faut savoir scruter les aspirations qui impriment leur mouvement aux saines transformations de la société organique plutôt que tracer géométriquement le chemin à coups de décrets. Dans cette perspective, les élites aristocratiques, au lieu d'exclure de façon jalouse et mesquine la pleine floraison d'autres élites, leur servent au contraire de modèle pour acquérir une fécondité similaire et d'encouragement fraternel à la perfection. Le sens péjoratif du mot bourgeoisie s'applique en revanche à certains secteurs de cette classe qui négligent de former des traditions familiales propres comme de prolonger et parfaire au cours des générations celles déjà existantes, et qui passent leur temps à galoper derrière la modernité la plus débridée. Même si, à certaines époques, ces familles ont connu l'opulence, ou simplement le confort, elles ne cessent de constituer (par le refus autophage d'affiner leurs habitudes au fil des temps) une espèce de couche sociale d'arrivistes... en état de permanente mutation ! a) Une matière que les papes n'ont pas abordée : des formes contemporaines d'accès à la noblesse seraient-elles concevables ?
Ces considérations conduisent à un nouvel aspect de la problématique que Pie XII, ses prédécesseurs et ses successeurs n'ont pas traité, peut-être par prudence. Ainsi que cela a été indiqué dans cet ouvrage, Pie XII attribue un rôle important à la noblesse contemporaine. Le Souverain Pontife veut la conserver comme une des classes dirigeantes du monde actuel. Il lui ouvre donc les yeux sur ce qui lui reste ; et sur l'usage auquel il lui échoit d'employer ce reste, moyen pour elle de survivre et d'agir, afin non seulement de défendre avec succès sa position présente mais peut-être aussi de récupérer une position plus large aux cimes de l'organisation sociale. Mais la fonction ainsi reconnue à la noblesse est d'une telle importance qu'il ne lui suffit normalement pas de se cantonner au reliquat exigu et d'ailleurs contesté de ce qu'elle a été. Il faudrait penser aux moyens d'amplifier graduellement sa base d'action. De quelle façon cela serait-il souhaitable ? A quel point, de nos jours, ce souhaitable coïnciderait-il avec le viable ? Pourquoi ne pas penser, par exemple, à une société qui donnerait amplement à la noblesse— sous des formes éventuellement actualisées et non sous la forme unique d'un patrimoine foncier urbain ou essentiellement rural — une base lui permettant d'assurer son existence et d'exercer son action bienfaisante dans sa plénitude ? Pourquoi, par exemple, ne pas la placer officiellement, comme détentrice de ce bien si précieux qu'est la tradition, parmi les conseillers les plus écoutés et respectés de ceux qui tiennent les leviers de commande aujourd'hui ? On ne doit pas écarter l'hypothèse selon laquelle le Souverain Pontife ait mûrement réfléchi à ces questions tout en évitant, pour des raisons de prudence, de rendre publiques les conclusions auxquelles le cheminement de sa pensée l’avait éventuellement conduit. Il serait en effet normal que Pie XII, après s'être penché avec tant d'attention et de sollicitude sur les problèmes contemporains de la noblesse, eût envisagé ce qui suit. b) Noblesses authentiques, bien que moins brillantes — Exemples historiquesAu cours des temps, notamment à partir de la fin du Moyen Age, se constituèrent à côté de la noblesse par excellence, guerrière, seigneuriale et rurale, d'autres noblesses, authentiques elles aussi, bien que moins brillantes. Les exemples foisonnent dans les pays européens. Au Portugal, la condition d'intellectuel ouvrait les portes à la condition de noble (28). Celui qui obtenait un diplôme de théologie, philosophie, droit, médecine ou mathématiques à la fameuse Université de Coimbra devenait noble à titre personnel et à vie mais non de façon héréditaire. Si en outre, de père en fils, trois générations y étaient diplômées dans ces matières, tous leurs descendants devenaient nobles par voie héréditaire, même ceux qui n'accomplissaient pas leurs études dans cette université. En Espagne, l'investiture de certaines charges civiles (29), militaires (30) ou culturelles (31), et même tout simplement l'exercice de certaines formes de commerce ou d'industrie particulièrement utiles à la nation (32), conféraient ipso facto la noblesse, à titre personnel et à vie, ou même à titre héréditaire. En France, en plus de la noblesse de robe qui se recrutait parmi les magistrats (33), existait une petite noblesse campagnarde, ou plus exactement une noblesse « de cloche ». Ce nom dérivait de la cloche du beffroi, utilisée par les notables pour convoquer les rassemblements. Cette noblesse de cloche était en général formée des familles de bourgeois s'étant distingués au service du bien commun dans les collectivités urbaines de moindre importance (34). (28) Cf. Luiz da Silva Pereira Oliveira, Privilégios da Nobreza e Fidalguia de Portugal, Oficina de João Rodrigues Neves, Lisbonne, 1806, p. 67-81. (29) En vertu de leur charge, pouvaient accéder à la noblesse « les hauts fonctionnaires de la Maison du Roi ; les gouvernantes et nourrices des enfants royaux ; les majordomes de la Maison et de la Cour ; les présidents, conseillers et auditeurs des Chancelleries royales » (Cf. Vicenta Maria MARQUEZ DE LA PLATA et Luis VALERO DE BERNABE, Nobiliaria Española — Origen, Evolución, Instituciones y Probanzas, Prensa y Ediciones Iberoamericanas, Madrid, 1991, p. 15). Dans ce manuel, oeuvre de référence adoptée par l'Escuela de Ciencias Nobiliarquicas, Heráldicas y Genealógicas de Madrid, le lecteur trouvera une vision étendue et didactique de ce thème. (30) Concernant les titres de noblesse conférés en vertu de charges militaires, il convient de signaler à titre d'illustration : « Philippe IV déclare, dans l'Ordonnance Royale du 20 août 1637, que l'officier qui sert à la guerre durant un an, reçoit le privilège de la noblesse, et celui qui le fait quatre ans, passe cette noblesse à ses héritiers [...] La noblesse personnelle est reconnue à tous les officiers de l'armée par l'Ordre Royal du 16 avril 1799, et le 18 mai 1864 est ordonné que soit conféré le traitement de don et de noble aux fils de capitaines et d'officiers de grade supérieur, aux petits-fils de colonels et aux gentilshommes notoires qui servent dans l'armée » (Vicente de CADENAS Y VICENT, Cuadernos de Doctrina Nobiliaria, Instituto Salazar y Castro, C.S.I.C., — Asociación de Hidalgos a Fuero de España, Ediciones Hidalguía, Madrid, 1969, n° 1, p. 28). (31) Le Código de las Siete Partidas, d'Alphonse X le Sage (1252-1284) concédait — entre autres privilèges accordés aux personnes qui se consacraient aux professions culturelles — le titre de comte aux maîtres de jurisprudence qui exerçaient leur charge pendant plus de 20 ans (cf. Bemabé MORENO DE VARGAS, Discursos de la Nobleza de España, Instituto Salazar y Castro, C.S.I.C., Ediciones Hidalguía, Madrid, 1971, p. 28-29). Vicente de CADENAS Y VICENT, dans son important ouvrage Notas sobre la Ciencia Nobiliaria y Nociones de Genealogia y Heráldica résume tous ces critères d'anoblissement en disant : « Le sacerdoce, les charges honorifiques, les armes, les lettres, la concession d'un titre, le mariage, la naissance dans certains cas de mère noble, ou dans un territoire déterminé, les grands services rendus à l'humanité, à la patrie, au souverain, le sacrifice de sa personne ou de ses biens pour de grands idéaux etc. ont toujours été, et doivent encore être aujourd'hui, de justes raisons d'acquérir la noblesse, puisque la tendance universelle est de renforcer la base de la classe noble, la plus cultivée et la plus endurante de toutes celles qui forment la nation, pour faire profiter la communauté de ses vertus » (Instituto Luis de Salazar y Castro, C.S.I.C., Primer Curso de la Escuela de Genealogia, Heráldica y Nobiliaria, Ediciones Hidalguía, Madrid, 1984, 2e éd., p. 30). (32) L'anoblissement par l'exercice d'activités industrielles sera mentionné dans la partie suivante. (33) En fait, l'accès à la noblesse pouvait avoir lieu par l'exercice de nombreuses autres charges et fonctions, parmi lesquelles peuvent être mentionnés l'emploi militaire, le service auprès du souverain (hautes charges de la Cour, secrétaires et notaires du roi), charges financières, universitaires, etc. (34) En France, la conviction générale est qu'il est très difficile de faire une liste complète des charges et fonctions anoblissantes sous l'Ancien Régime. Philippe du PUY DECLINCHAMPS, dans son livre La noblesse, où a été recueillie cette énumération finit par affirmer qu'« il n'est pas, dans l'histoire de la noblesse, de chapitre plus embroussaillé que celui des anoblissements par l'exercice d'une fonction » (Collection « Que sais-je ? », Presses Universitaires de France, Paris, 1962, pp. 20, 22). Il semble qu'il ne faille voir dans cette affirmation aucune censure, mais une simple constatation, car tout ce qui est organique et vivant tend à la complexité, et parfois même au compliqué. Ce qui diffère, et combien, de tant de cadres bureaucratiques, froids et lapidaires, élaborés par le capitalisme d'Etat, ainsi que par certains amoncellements pyramidaux du macro-capitalisme privé. c) Nouveaux riches — Nouveaux noblesCes anoblissements n'allaient d'ailleurs pas sans susciter des problèmes dignes d'attention. Certaines situations jettent une lumière spéciale sur ce point. Le Roi d'Espagne Charles III (1759-1788), voyant la disproportion nocive qui existait entre l'essor industriel de nombreuses nations européennes et celui de son pays, décida par l'Ordonnance Royale du 18 mars 1783 de stimuler fortement l'industrie dans son royaume. Aussi prit-il le parti, entre autres mesures, d'anoblir presque automatiquement ceux de ses sujets qui, au bénéfice du bien commun, investiraient avec succès capitaux et efforts en créant ou développant des industries (35). (35) Cf. Vicente de CADENAS Y Vicent, Cuadernos de Doctrina Nobiliaria, n° 1, p. 35-38.
La résolution du monarque attira vers l'activité industrielle de nombreux candidats à la noblesse. Or, ainsi qu'il a été démontré, l'authenticité de la condition nobiliaire ne résulte pas seulement de l'usage d'un titre conféré par décret royal mais aussi, et surtout, de la possession de ce qui pourrait être appelé un profil moral caractéristique de la classe aristocratique. Certains nouveaux riches, promus nouveaux nobles par Ordonnance Royale, rencontrèrent une difficulté spéciale et bien compréhensible pour acquérir ce profil moral. Ce dernier ne s'obtient en effet — on le sait — que grâce à une longue tradition familiale qui manque habituellement au nouveau riche comme au nouveau noble et dont il est néanmoins possible de trouver d'importantes traces dans les élites traditionnelles de la bourgeoisie moins fortunée. L'arrivée de ce sang neuf pouvait dans certains cas intensifier la vitalité et la créativité de la noblesse traditionnelle. Mais elle pouvait aussi lui faire courir le risque de recevoir des traits de vulgarité, ou d'un arrivisme qui dédaigne les vieilles traditions, au préjudice évident de l'intégrité et de la cohérence inhérentes au profil moral du noble. C'était l'authenticité de la noblesse qui pouvait en supporter les conséquences dans sa fidélité à elle-même. Des situations analogues entraînèrent des effets semblables dans plusieurs pays d'Europe. Mais divers facteurs en circonscrirent généralement les implications. Il est bon de rappeler que l'imprégnation aristocratique était encore profonde dans l'ambiance de la société européenne de l'époque. Et le « nouveau noble-nouveau riche » se sentait mal à l'aise dans sa nouvelle condition sociale s'il ne s'efforçait pas d'en assimiler, au moins en bonne partie, le profil et les manières. Devant lui, les portes de nombreux salons ne s'ouvraient pas aisément à deux battants et il subissait ainsi une pression « aristocratisante » que le menu peuple renforçait par son attitude : car celui-ci sentait tout le risible de la situation d'un comte ou d'un marquis de fraîche date et le lui faisait comprendre par des moqueries déplaisantes pour la cible infortunée. Aussi, loin de s'en prendre aux particularités d'un milieu où il se sentait étranger, le récent noble faisait-il habituellement de son mieux pour s'y adapter et surtout pour donner à sa progéniture une éducation véritablement aristocratique.
Ces circonstances facilitèrent l'assimilation de ces nouveaux éléments par l'ancienne noblesse de sorte qu'après une ou plusieurs générations les différences entre nobles traditionnels et nouveaux nobles disparurent. Ces derniers cessèrent peu à peu d'être « nouveaux » en vertu du tranquille passage des ans. Par leur mariage avec les filles ou petites-filles de « nouveaux riches-nouveaux nobles », de jeunes nobles aux noms historiques remédiaient souvent aux revers de fortune et conféraient un nouveau lustre à leur blason. Des situations à peu près semblables se retrouvent aujourd'hui. Mais à cause de la note fortement égalitaire marquant la société moderne, et d'autres facteurs exposés à plusieurs endroits de cet ouvrage, un anoblissement presque automatique tel que Charles III l'avait institué en Espagne dénaturerait beaucoup plus la noblesse qu'il ne la servirait, car les nouveaux riches se montrent de moins en moins empressés de se transformer en nouveaux nobles. d) Dans le cadre des structures politiques actuelles, existerait-il des moyens de constituer de nouvelles formes de noblesse ?La question subsiste : ne pourrait-on constituer aujourd'hui de nouvelles noblesses — à condition qu'elles aspirent toutes à un certain degré dans les excellences liées à la continuité héréditaire et dont la plénitude caractérise l'ancienne noblesse — avec des modalités et des échelons hiérarchiques différents qui correspondraient à des fonctions elles aussi différentes ? D'autre part, comment pourrait-on, dans le cadre des structures politiques actuelles et hormis la succession héréditaire, autoriser l'accès à de nouvelles formes de noblesse pour des personnes ayant prêté des services remarquables au bien commun, grâce à leur brillant talent, leur saillante personnalité, leur héroïque abnégation, leur bravoure chevaleresque ou enfin leur éminente capacité d'action ? Au Moyen Age et sous l'Ancien Régime, la noblesse n'ouvrit-elle pas toujours ses rangs aux personnes de la plus humble extraction qui apportaient la preuve irrécusable de détenir ces qualités de façon héroïque ou excellente ? C'était le cas, par exemple, des nombreux combattants qui se faisaient remarquer à la guerre par leur courage ou leur compétence tactique. e) Un nouvel échelon dans la hiérarchie socialeFace à l'horizon découvert par ces réflexions, la distinction entre noblesse et bourgeoisie prend plus de flexibilité qu'elle n'en avait autrefois et réserve éventuellement la place à un tertium genus qualifié lui aussi de noble, mais d'une noblesse diminutae rationis comme le furent en France la noblesse de robe et la noblesse de cloche. L'usage du mot « noblesse » soulève dès lors une question. Comme la vitalité féconde du corps social d'un pays peut donner naissance à de nouvelles noblesses, elle peut tout autant susciter dans les classes sociales inférieures la formation de couches nouvelles, non nobles. Cela se produit par exemple, dans le monde du travail manuel, lorsque certaines techniques modernes exigent une main d'oeuvre de si haute qualification et de si grande responsabilité que celle-ci constitue une sorte de troisième genre entre l'intellectuel et l'ouvrier. Voilà pour le lecteur une floraison de situations nouvelles. Mais il faut se souvenir qu'il ne sera possible de structurer avec fermeté de principes, justice et objectivité, les nouveaux degrés de la hiérarchie sociale qu'avec beaucoup de tact et l'intelligente lenteur inhérente aux sociétés organiques. En fonction de ce passionnant travail de hiérarchisation auquel le cours des événements appelle les hommes idoines du monde contemporain, quel doit être l'emploi exact du mot « noble » ? En d'autres termes, quelles caractéristiques chaque nouvel échelon social doit-il présenter pour mériter cet illustre qualificatif ? Et quelles autres doivent, au contraire, en barrer l'accès ? Ces questions recouvrent tant de situations complexes, elles-mêmes en continuelle évolution, qu'il est impossible pour l'instant de leur apporter une réponse à la fois simple et péremptoire. D'autant que les problèmes de ce genre trouvent souvent une solution mieux adaptée sous les effets conjugués de la sagesse d'hommes de réflexion et d'une évolution réussie des coutumes, plutôt que dans les élucubrations de purs théoriciens ou de technocrates de cabinet. Sans s'attarder sur cet intéressant aspect de la matière, il convient cependant de souligner que le qualificatif de « noble » peut seulement être reconnu aux catégories sociales qui conservent des analogies significatives avec le modèle originel et archétypique apparu au Moyen Age, qui reste de nos jours le meilleur exemple de toute véritable noblesse. L'heureuse convergence de certains facteurs favorise ainsi la formation de nouvelles modalités de noblesse. Il s'agit du lien spécialement vigoureux et étroit de la finalité d'une classe avec le bien commun régional ou national ; de la disposition distinctive des membres de cette classe à l'holocauste de leurs droits et intérêts en faveur de ce bien commun ; de la véritable excellence qu'ils impriment à leurs activités habituelles ; de l'élévation exemplaire qui en découle pour le modèle humain, moral et social qu'ils s'attachent à suivre ; de la façon de vivre correspondante, en proportion avec la considération par laquelle la société rétribue leur dévouement ; et enfin, des ressources financières nécessaires pour conférer le relief adéquat à l'ensemble de cette situation (36). (36) Comme exemple pour la formation d'élites traditionnelles analogues à la noblesse et de nouvelles formes d'aristocratie, l'appendice I de cet ouvrage raconte la genèse et le développement des élites aristocratiques du Brésil. f) Espérance que le chemin tracé par Pie XII ne soit pas oubliéCes réflexions, suscitées par l'étude attentive des allocutions de Pie XII sur la noblesse, expriment une espérance. Une espérance, oui : que le chemin tracé par le Souverain Pontife ne soit pas oublié ni sous-estimé par la noblesse, ainsi que par les authentiques élites sociales non spécifiquement nobles mais dont la situation est comparable à celle de la noblesse et qui existent non seulement en Europe mais dans les trois Amériques, en Australie et en d'autres terres encore. Que soient donc empreintes d'espérance, et non seulement d'une légitime nostalgie, les derniers mots de ce chapitre. |